QUATRIÈME PARTIE - UNE SUPERVISION DES INTERMÉDIAIRES A AMÉLIORER
I. LA RÉGULATION DES INTERMÉDIAIRES NE PERMET PAS D'ÉVITER UNE ÉVASION FISCALE MASSIVE
A. UNE AUTO-RÉGULATION DÉFAILLANTE
1. Fraude, évasion, optimisation : des distinctions chères aux intermédiaires
À l'occasion des diverses auditions de la commission d'enquête, plusieurs de ses interlocuteurs ont souligné que sous l'expression « d'évasion fiscale », il fallait bien distinguer la fraude - acte illégal - de l'optimisation qui, même si elle peut amener à une réduction sensible des ressources fiscales d'un pays, n'en est pas moins conforme à la loi.
Anne Michel, journaliste au Monde , qui a travaillé sur les fichiers « Offshore leaks », rappelle à cet égard que « les intermédiaires, qui participent largement à ce système, renvoient à la responsabilité du législateur : si la loi est mal faite, il revient au politique de la changer ! » 27 ( * ) .
De manière tout à fait illustrative, Jean Peyrelevade considère que « dans une organisation de vie collective, des règles sont établies et inscrites dans les lois et les règlements. La règle établie et reconnue collectivement, je n'ai aucune hésitation sur le fait qu'elle doive être respectée dans toutes ses dimensions. En revanche, je ne crois pas qu'il y ait lieu de considérer qu'existe à côté de la loi une morale collective ayant pour conséquence que certains actes légalement autorisés soient moralement condamnables . Il est certes possible pour chacun d'avoir une morale personnelle, qui ne peut cependant être la base du jugement du comportement d'autrui. [...]
« Je ferai la même remarque sur le niveau de fiscalité. L'optimisation fiscale est selon moi beaucoup plus importante en volume que la fraude fiscale. La fraude fiscale sert de paravent au problème de l'optimisation fiscale. Tant que les différences de fiscalité existent, au nom de quel jugement peut-on empêcher les agents économiques d'optimiser leur situation ? Il faut donc réduire les différences de fiscalité. À nouveau, nous sommes confrontés à une responsabilité explicite du politique. Les jugements moraux ne donneront pas de résultats . [...] Beaucoup de sujets, qui d'ailleurs sont souvent de dimension internationale, reposent sur la volonté politique » 28 ( * ) .
Lors d'une audition à huis clos, un interlocuteur de la commission a estimé que « du point de vue d'une entreprise, payer le maximum d'impôts n'est pas le plus efficace ». En un mot, le « credo » des « monteurs » serait : « tout ce qui n'est pas illégal est permis ».
Gianmarco Monsellato, avocat, managing partner du cabinet Taj, ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme que « le terme de ?montage? est très exagéré. La réalité est que la structuration économique moderne intègre la fiscalité. [...]
« Le discours moralisateur est aujourd'hui prégnant car insufflé par les Américains, qui attendent que les banques françaises implantées en Asie se retirent pour récupérer leurs parts de marché ».
Les intermédiaires ne semblent donc pas nourrir de culpabilité vis-à-vis de leurs activités. Elles ne seraient pas répréhensibles tant qu'elles se conforment à la loi. Pour autant, en matière fiscale, la distinction entre légal et illégal si satisfaisante d'un point de vue théorique et moral apparaît beaucoup plus floue en pratique. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le législateur a créé l'outil de « l'abus de droit » ( cf. infra ).
Les intermédiaires ne sont donc pas animés par un souci de respecter la loi mais par celui de repousser ses limites.
2. Une absence de déclaration de soupçon de fraude fiscale de la part des avocats
Au regard des éléments précédemment mis en évidence, la commission d'enquête s'est intéressée de plus près au rôle joué par certaines professions juridiques et, en particulier, aux avocats.
S'agissant des professions judiciaires ou juridiques réglementées 29 ( * ) , le ministère de la Justice rappelle, dans les réponses au questionnaire écrit de la commission, qu'elles ont toutes « des conditions d'accès, une déontologie, une surveillance et une discipline ayant pour objet de garantir leur moralité . [...]
« Les professions judiciaires et juridiques sont soumises à des dispositifs de suivi et de contrôle élaborés qui reposent d'une part sur l'encadrement déontologique de leurs activités professionnelles, d'autre part sur les contrôles et inspections (annuels en règle générale) dont elles peuvent faire l'objet et, ce, plus particulièrement, par le biais de la vérification de leur comptabilité . [...] Dans une approche fondée sur les risques, il apparaît que l'ensemble des dispositions encadrant ces professions sont suffisants au regard du très faible risque de survenance des faits envisagés ».
La direction des affaires civiles et du Sceau a transmis à la commission d'enquête l'ensemble des règles s'appliquant à ces professions et les moyens concrets mis en oeuvre pour les faire respecter, notamment au travers des ordres professionnels.
La déontologie des avocats
M. Eric Bocquet, rapporteur . - Le code de déontologie est-il commun à tous les avocats ? M. Gianmarco Monsellato . - Tous les avocats sont effectivement soumis aux mêmes règles. Si nous ne les acceptons pas, le bâtonnier dispose de moyens de sanction importants, allant jusqu'à la radiation du barreau. M. Eric Bocquet, rapporteur . - Des cas de non-respect de ces principes ont-ils émergé dans le passé ? M. Eric Ginter . - Ces cas sont fréquents. Concernant le barreau de Paris, une Commission de déontologie se réunit régulièrement. M. Eric Bocquet, rapporteur . - Pourriez-vous nous donner un ordre de grandeur du nombre de cas annuels ? M. Eric Ginter . - Le bâtonnier pourrait transmettre cette information. J'ai moi-même recouru à ce type de procédures pour le compte de clients après avoir constaté la mauvaise conduite de certains confrères. Nous sommes sensibles à cette question de la déontologie, tant d'un point de vue personnel qu'au regard de l'image de marque. M. Eric Bocquet, rapporteur . - Certains avocats ont-ils été confondus pour blanchiment de capitaux ? M. Gianmarco Monsellato . - Je crois que tel a pu être le cas. M. Eric Ginter . - Nous ne pouvons théoriquement manier l'argent de nos clients, qui passe nécessairement par des comptes Carpa. Des utilisations abusives de ces comptes ont pu intervenir. M. Eric Bocquet, rapporteur . - Des statistiques existent-elles sur ce point ? M. Eric Ginter . - Il convient de les demander au bâtonnier, un service du barreau de Paris étant chargé de cette mission. |
Au final, la commission d'enquête serait amenée à conclure que ces professions, même si elles peuvent toujours comprendre quelques « brebis galeuses », ne se livrent pas activement à des agissements pouvant être qualifiés de fraude fiscale ou de blanchiment de fraude fiscale .
Il semble néanmoins que la profession d'avocat mérite une analyse plus approfondie puisque, sous couvert du secret professionnel, les avocats peuvent exercer une activité de conseil juridique, notamment sur les moyens de se livrer à l'évasion fiscale .
Un chiffre attire plus spécifiquement l'attention : depuis 2004, les avocats n'ont effectué que 16 déclarations de soupçon (au titre de la lutte contre le blanchiment) à TRACFIN. Or, depuis 2009, le soupçon de fraude fiscale doit également être signalé, sur la base de la présence d'un des seize critères définis par l'article D. 561-32-1 du code monétaire et financier.
Nombre de déclarations de soupçon de blanchiment des avocats depuis 2004
2004 |
1 |
2005 |
2 |
2006 |
3 |
2007 |
0 |
2008 |
3 |
2009 |
2 |
2010 |
0 |
2011 |
1 |
2012 |
4 |
Total |
16 |
Source : ministère de la Justice
Gianmarco Monsellato explique que « les avocats ne communiquent pas avec TRACFIN, mais avec le bâtonnier, à qui nous n'avons signalé aucune information. Les avocats ne sont pas en mesure d'identifier les flux financiers, contrairement aux banquiers et aux notaires ».
Cet argument n'est pas recevable car le code monétaire et financier prévoit clairement que les déclarations de soupçon peuvent porter sur des « opérations ». La création d'une société-écran, par exemple, devrait faire l'objet d'une déclaration de soupçon de la part d'un avocat quand bien même il n'a pu constater de mouvements financiers suspects.
En réalité, ainsi que le souligne le ministère de la Justice, c'est dans « un contexte de forte résistance, voire d'opposition, que les avocats français ont été soumis aux obligations de vigilance et de déclaration auprès de la cellule TRACFIN . Il y a d'ailleurs lieu de noter que cette attitude n'a rien d'hexagonal et qu'elle est en phase avec celles de leurs confrères européens.
« La profession d'avocat a constamment manifesté son opposition à l'obligation déclarative pesant sur elle. Les avocats disent refuser être des délateurs ou des auxiliaires de police . Ils estiment que le dispositif de lutte anti-blanchiment auquel ils sont soumis les conduit à renier l'essence même de leur serment et leurs valeurs essentielles. Ils mettent en avant une menace contre les droits fondamentaux des citoyens, l'indépendance de l'avocat, la confidentialité des échanges entre l'avocat et son client, le secret professionnel et la présomption d'innocence. Ils estiment que le dispositif a pour incidence la ruine de la confiance indispensable entre le client et son avocat. Par crainte d'être dénoncé, le client ne dira pas tout à son avocat qui sera, par voie de conséquence, mal informé et ne pourra pas agir au mieux des intérêts de son client ».
Le ministère estime également que « le faible nombre de signalements s'explique en définitive à la fois par une divergence d'interprétation des textes et par une opposition de principe de certaines professions au dispositif anti-blanchiment et à l'obligation de déclaration de soupçon ».
Au total, le Conseil national des barreaux doit redoubler de vigilance et continuer à former et à sensibiliser la profession à la nécessité de respecter le dispositif anti-blanchiment.
* 27 Audition du 4 juillet 2013.
* 28 Audition du 12 juin 2013.
* 29 Notaires, avocats, avocats au Conseil, commissaires-priseurs judiciaires, huissiers de justice, opérateurs de ventes volontaires.