B. DES SECRETS BIEN GARDÉS : LE MONDE FEUTRÉ DES GESTIONNAIRES DE FORTUNE
1. Le secret, valeur cardinale des facilitateurs d'évasion fiscale
Bien au-delà de la force de conviction des démarcheurs, la meilleure des incitations demeure la garantie, pour le client, que les informations le concernant sont et resteront secrètes.
Si l'importance du secret est une caractéristique partagée par tous les intermédiaires proposant des services de nature fiscale, son importance n'est nulle part aussi prégnante que dans l'univers feutré des gestionnaires de patrimoine et autres « family offices ». Ici, point de communication tapageuse ni d'avances compromettantes à l'égard des clients : c'est le bouche-à-oreille qui tient le rôle clé .
Lors de son audition par la commission d'enquête, Hervé Dreyfus, « gérant de clientèle privée » chez Raymond James Asset Management International (RJAMI), a ainsi justifié par une question de ressources financières ce qui tient également de la stratégie commerciale : « dans mon métier, au contraire des grandes banques qui disposent de réseaux de commerciaux extrêmement importants, nous ne travaillons que par bouche-à-oreille . Nous n'avons pas les moyens de donner des réceptions ou d'organiser des fêtes ». Pour les personnes physiques, l'optimisation fiscale d'un patrimoine est bien souvent une affaire de relations personnelles.
Au secret de la mise en relation succède, bien sûr, le secret des opérations effectuées et des services rendus . La protection du secret n'est pas qu'un engagement de principe du prestataire envers son client 20 ( * ) : c'est aussi et surtout une obligation juridique, celle du secret professionnel . Défini par l'article 226-13 du code pénal, le secret professionnel interdit « la révélation d'une information à caractère secret par une personne qui est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire ». Il est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. Dans le champ des intermédiaires étudiés par la commission d'enquête, le secret professionnel connaît des déclinaisons particulières. Le secret bancaire est quant à lui prévu par l'article L. 511-33 du code monétaire et financier. Les avocats sont ainsi soumis au secret professionnel en vertu de leur code de déontologie (cf. encadré ).
Règlement intérieur national de la profession d'avocat 21 ( * ) Article 2 : le secret professionnel 2.1 Principes L'avocat est le confident nécessaire du client. Le secret professionnel de l'avocat est d'ordre public. Il est général, absolu et illimité dans le temps. Sous réserve des strictes exigences de sa propre défense devant toute juridiction et des cas de déclaration ou de révélation prévues ou autorisées par la loi, l'avocat ne commet, en toute matière, aucune divulgation contrevenant au secret professionnel. 2.2 Etendue du secret professionnel Le secret professionnel couvre en toute matière, dans le domaine du conseil ou celui de la défense, et quels qu'en soient les supports, matériels ou immatériels [...] . |
Le secret professionnel, certes, connaît des exceptions et des dérogations, limitativement énumérées par la loi 22 ( * ) : il est notamment soumis au droit de communication de l'administration fiscale 23 ( * ) , que celle-ci peut exercer auprès des tiers - avocats, notaires, établissements financiers etc. Le secret professionnel ne peut pas non plus être opposé à l'autorité judiciaire dans le cadre d'une procédure pénale. Cependant, cette levée du secret professionnel ne s'applique qu'en cas de demande expresse de la part de l'administration ou de l'autorité judiciaire.
Cette protection du secret ne trouve plus à s'appliquer dès lors que les intermédiaires ont connaissance d'une possible fraude fiscale . Certes, tous ne sont pas soumis l'article 40 du code de procédure pénale, qui fait obligation à tout agent public d'informer le procureur de la République d'une infraction dont il aurait acquis la connaissance. Mais les établissements financiers et les professionnels du chiffre et du droit sont en revanche soumis à une obligation de signalement à TRACFIN en cas de soupçon de fraude fiscale 24 ( * ) . Si les banques se conforment - dans une certaine mesure - à cette obligation, le faible nombre de déclarations effectuées par les avocats ( cf . infra ) signifient-ils que ceux-ci ne savent pas lorsqu'une opération correspond à une fraude fiscale, ou plutôt qu'ils ne veulent pas le savoir ? Les éléments recueillis par la commission d'enquête plaident davantage en faveur d' une ignorance volontaire .
Extrait de l'audition de Hervé Dreyfus,
gestionnaire de fortune
M. François Pillet, président. - Comment un gérant de patrimoine se protège-t-il d'une éventuelle complicité de fraude fiscale, lorsqu'il estime que son client en comment une ? M. Hervé Dreyfus. - On n'est pas censé être au courant... M. François Pillet, président. - Que faites-vous vous lorsque vous pensez que c'est le cas ? M. Hervé Dreyfus. - Il est délicat de conseiller des clients, que nous connaissons depuis trente ans, qui nous demandent conseil à ce sujet... M. François Pillet, président. - Que leur recommandez-vous ? M. Hervé Dreyfus. - Je les invite à consulter leur avocat dans ce domaine. Ce n'est pas mon domaine ! |
2. Le secret, un atout parmi d'autres pour inciter à l'évasion
A vrai dire, la relation qu'un client entretient avec son intermédiaire va au-delà de la confiance et de la discrétion. Le secret n'est que l'un des avantages des services proposés, qui se caractérisent véritablement par leur caractère haut-de-gamme, en termes de qualité des prestations comme de disponibilité des conseillers . Lors de son audition par la commission d'enquête, Hervé Dreyfus l'a dit clairement : « quand un nouveau client vient me voir, généralement recommandé par un autre client, je lui propose toujours mon numéro de portable, afin qu'il puisse m'appeler à l'heure qui lui convient. Vous connaissez les horaires de la Banque postale. Un chirurgien, qui commence à opérer le matin à 7 heures et finit le soir à 22 heures, est content de pouvoir me joindre à 6 heures 30 ou le soir, à 23 heures, pour me poser une ou deux questions. [...] Je reconnais que ce n'est pas toujours agréable de recevoir un appel lorsque vous êtes en train de dîner avec vos enfants, mais c'est primordial ».
Mais le « sur mesure », s'il relève d'un positionnement haut-de-gamme parfaitement légitime, peut également sous-entendre la possibilité de services moins orthodoxes. Ainsi en est-il des honoraires corrélés au gain fiscal de tel ou tel montage : alors que les avocats sont habituellement rémunérés à l'heure selon un barème prédéfini, certains proposent des honoraires conditionnels directement liés au montant « optimisé ». On perçoit aisément les effets pervers d'une telle incitation.
La permissivité des intermédiaires à l'égard d'opérations à la légalité douteuse pose naturellement la question du risque réputationnel encouru par la profession. Cette question se pose dans des termes tout à fait différents pour les grandes banques et pour les petites structures telles que les banques privées spécialisées ou les gestionnaires de patrimoine. Dans le premier cas, il s'agit de grandes institutions financières, réglementées, contrôlées, observées, qui sont tributaires de leur bonne réputation pour de multiples activités. Dans le second cas, en revanche, il n'est pas inutile que les clients potentiels, mis au courant par bouche-à-oreille, sachent à quels services ils peuvent réellement s'attendre.
* 20 Dans l'étude de l'OCDE sur le rôle des intermédiaires fiscaux (2008), la « responsabilité envers le client », c'est-à-dire son devoir de loyauté, est ainsi présentée comme le principal facteur orientant le comportement des intermédiaires.
* 21 L'article 21-1 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques prévoit que, « dans le respect des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, le Conseil national des barreaux unifie par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession d'avocat ».
* 22 L'article 226-14 du code pénal précise néanmoins que le secret professionnel n'est pas opposable « dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret ». On précisera notamment qu'en vertu de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, le secret professionnel, et notamment fiscal, n'est pas opposable aux rapporteurs des commissions d'enquête parlementaires.
* 23 En vertu des articles L. 81 à L. 102 AA du livre des procédures fiscales. En matière de secret bancaire, l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), l'Autorité des marchés financiers (AMF) ou encore la Banque de France disposent aussi d'un droit de communication.
* 24 Cette obligation découle du II de l'article L. 561-15 du code monétaire et financier. L'article D. 561-32-1 du même code définit les critères pouvant laisser présumer une fraude fiscale.