C. DES PARTENARIATS REMARQUABLES, AU-DELÀ DES DIFFICULTÉS

1. Des obstacles indéniables aux partenariats de recherche

Il faut convenir que, même si la délégation a surtout rencontré des partenariats de recherche qui fonctionnent apparemment bien entre la France et l'Inde, certaines difficultés compliquent la relation partenariale .

La question linguistique représente sans doute le premier obstacle. Le tropisme anglais de l'Inde est naturel au vu de son histoire, ce qui ne favorise pas spontanément les relations franco-indiennes. De surcroît, la langue anglaise n'est que l'une des nombreuses langues parlées en Inde. En effet, l'immensité et la diversité de l'Inde constituent un défi pour la recherche française. Rappelons que l'Inde, dont la superficie est cinq à six fois celle de la France est un État fédéral , composé de 28 États et 7 territoires qui connaissent chacun des situations diverses et contrastées. Surtout, si l'anglais et le hindi sont langues officielles, l'Inde compte dix-huit langues constitutionnelles 91 ( * ) . Ceci représente une difficulté certaine pour les Français, d'autant que, contrairement aux idées reçues, la majorité des Indiens ne parlent pas l'anglais. Il est vrai néanmoins que, dans le monde de la recherche, l'anglais est la langue de travail. De ce point de vue, et à l'inverse, la langue française représente elle aussi un frein aux mobilités d'étudiants indiens vers la France ; le récent développement de cursus en anglais sur notre sol 92 ( * ) atténue cette difficulté et l'article 2 de la loi 93 ( * ) du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche devrait y contribuer encore un peu plus.

L'organisation administrative des deux partenaires est également très différente . Pour l'Inde, comme l'a indiqué aux sénatrices M. François Richier, ambassadeur de France, c'est un défi de comprendre que la recherche française n'est pas concentrée dans les universités . L'existence du CNRS, avec ses 18 lauréats du prix Nobel et 11 de la médaille Fields, est méconnue. Le concept de « grande école » à la française est mal compris. Réciproquement, la complexité de l'administration indienne, sa structure fédérale, sa bureaucratie, peuvent entraver l'établissement de liens entre la France et l'Inde. A cet égard, il faut souligner le rôle décisif que jouent l'Ambassade, les consulats généraux de Bangalore, Bombay, Calcutta et Pondichéry, mais aussi les consuls honoraires, comme Mme Kausalaya Devi Jaganmohan à Chennai, qui a très aimablement reçu à déjeuner la délégation.

Enfin, la délégation a perçu le risque d'un décalage entre les thématiques de recherche françaises et indiennes . Le dynamisme de Bangalore sur les technologies de l'information et les biotechnologies concorde mal avec les champs de recherche des instituts français de recherche en Inde, qu'il s'agisse du CSH à Delhi, spécialisé en sciences humaines, ou de l'IFP à Pondichéry, plus porté sur l'indologie, l'écologie et les sciences sociales. Le décalage est encore plus patent avec l'EFEO à Pondichéry, qui mène une recherche fondamentale l'exposant plus encore au risque d'enfermement dans le mandarinat. Les implantations de recherche française publique en Inde effectuent un travail indispensable mais il est frappant qu'aucune d'elle ne rencontre les disciplines « montantes » de la recherche indienne, qui, en revanche, sont souvent au coeur de la recherche privée. Le développement des mobilités étudiantes permettraient sans doute de créer de nouveaux champs de recherche dans ces instituts publics français. C'est d'ailleurs le souhait qu'a exprimé le directeur de l'IFP.

On peut néanmoins observer que les recherches indienne et française se rencontrent sur les grandes thématiques du développement durable que soulèvent l'urbanisation à marche forcée et le changement climatique. Ces questions nouvelles offrent des perspectives de partenariat scientifique équilibré : c'est en effet en choisissant des thématiques de recherche répondant à ces nouveaux défis que la recherche pour le développement peut résoudre son paradoxe intrinsèque entre excellence et partenariat.

2. Mais des enseignements précieux en matière de valorisation de la recherche : l'innovation « frugale et intégrée »

Au-delà des difficultés inévitables, les partenariats de recherche noués entre la France et l'Inde sont apparus édifiants aux yeux de la délégation. Non seulement parce que, par leur diversité et leur histoire différente, ils apportent la preuve qu'il existe de nombreuses manières pour la France d'accompagner le Sud dans le domaine de la recherche, mais aussi parce que, au contact de la recherche indienne, la délégation a pu percevoir comment la France pouvait améliorer ses partenariats de recherche.

C'est essentiellement en matière de valorisation de la recherche que la France a à apprendre de l'Inde. Si la France produit d'abondantes innovations, l'Inde se distingue par sa capacité à traduire rapidement l'innovation en produits de haute qualité et à bas coût.

La visite du Bangalore Biocluster a été très éclairante de ce point de vue. Ce pôle de compétitivité ( cluster ) sur le thème des sciences du vivant regroupe le National Center for Biological Sciences (NCBS), institut créé en 1991 et considéré aujourd'hui comme le meilleur indien en sciences de la vie, l' Institute for Stem Cell Biology and Regenerative Medicine (InStem), spécialisé en recherche sur les cellules souches, et le Center for Cellular and Molecular Platforms (C-CAMP), qui joue le rôle d'incubateur et de plateforme technologique. Vert, aéré et disposant d'espaces de rencontre très conviviaux, ce pôle ( cluster) est conçu comme un campus multidisciplinaire, destiné à encourager les collaborations entre chercheurs, entrepreneurs, enseignants-chercheurs et gestionnaires.

Le Bangalore Biocluster a plusieurs collaborations en cours avec la France, notamment avec l'Ecole supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI Paristech), l'Institut Curie, l'Université de Nantes, l'Université Paris Descartes/Inserm, l'Institut de biologie du développement de Marseille Luminy, l'université Pierre et Marie Curie. Le NCBS, l'Institut Curie et le CNRS ont également signé un accord général de collaboration le 7 août 2012. Un LIA est en cours de préparation...

Toutefois, ce qui a particulièrement intéressé la délégation lors de sa visite, c'est l'entreprise C-CAMP qui fait le lien entre la recherche publique et les industries, particulièrement avec l'industrie pharmaceutique. Il est à noter que le PDG de l'entreprise C-CAMP, M. S. Ramaswamy, est aussi doyen de l'InStem.

De même, il est à noter qu'à l'IISc, un centre a été créé en 1991 pour promouvoir le transfert de technologies vers l'industrie et pour servir d'incubateur d'entreprises ; l'exemple de l'entreprise en bioinformatique Strand Life Sciences est un grand succès.

Ce talent de l'Inde pour développer l'innovation est particulièrement illustré par Mme Kiran Mazumdar-Shaw, présidente et fondatrice de la société Biocon , avec laquelle la délégation a eu la chance de pouvoir dîner chez le Consul général de Bangalore, M. Eric Lavertu, qui avait organisé la rencontre. Elle était accompagnée de son époux, qui est vice-président de Biocon. La délégation a été très impressionnée par le parcours de Mme Shaw, pionnière en son domaine : fille de brasseur, elle obtient un diplôme de brasseur en Australie, mais, de retour en Inde, cette jeune femme indienne ne parvient pas à entrer dans le monde fermé et masculin de la bière. Ayant rencontré un entrepreneur irlandais en biotechnologie qui avait une filiale en Australie, elle s'y associe et met ainsi à profit ses connaissances sur les levures et la fermentation pour commencer la production d'enzymes industrielles.

Fondée en 1978, Biocon est devenue la plus grande société biotechnologique indienne (340 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2012 et 7 000 employés), qui est aussi la cinquième mondiale. Elle s'apprête à produire la première insuline synthétique orale, qui est en phase d'essais cliniques. Ses filiales, Syngene et Clinigene, créés en 1994 et 2000, sont des centres multidisciplinaires de développement de médicaments où collaborent chercheurs, médecins et chimistes.

L'objectif de cette société est de fournir de l'innovation abordable ( affordable innovation ) en développant des thérapies à des prix accessibles pour des besoins médicaux non satisfaits : Mme Shaw entend réduire le coût des thérapies pour les maladies chroniques comme les diabètes, les maladies auto-immunes ou le cancer, en faisant levier de la compétitivité-coût de l'Inde et de ses talents scientifiques. Biocon a ainsi réduit le coût de l'insuline humaine en Inde de 60 %.

Ce concept d'innovation abordable ou « à bas coût » a particulièrement retenu l'attention de la délégation. L'Inde a en effet une conception de l'innovation adaptée aux défis qu'elle rencontre en tant que géant émergent de plus d'un milliard d'habitants. Le paradigme de l'innovation en Inde est aujourd'hui l'innovation frugale : son objet est de concevoir et fabriquer des produits à usage quotidien à bas coûts (téléphone, ordinateur, tablette, voiture ou frigidaire « Miticool » en argile fonctionnant sans électricité...). L'Inde rencontre ainsi un grand succès en matière de production de vaccins low cost : le Serum Institute of India produit par exemple des vaccins contre la méningite à faible coût unitaire (30 centimes d'euros), qui ont servi à la moitié des enfants vaccinés du monde. L'innovation frugale est même au programme de certaines universités indiennes. En complément, les Indiens promeuvent l'innovation intégrée, connue sous le nom de Jugaad (en hindi, solution improvisée avec peu de moyens) : l'innovation intégrée favorise le développement de solutions nées localement, par la diffusion des idées du monde rural . A titre illustratif, on peut ici évoquer la manière dont se diffuse l'usage des technologies dans le quotidien des Indiens : lors de son passage à Taramani (près de Chennai) à la Fondation MS. Swaminathan, qui est un centre indien privé de recherche sur l'agriculture durable et le développement rural créé en 1988 par le « père » de la révolution verte indienne, la délégation a appris que des applications mobiles ( Fisher friend mobile application ) étaient mises à disposition de pêcheurs indiens pour améliorer le produit de leur pêche en leur fournissant une meilleure connaissance des conditions météorologiques, de la localisation des bancs de poisson, des tendances du marché...

L'Ambassadeur d'Inde en France a lui aussi insisté sur cette spécificité indienne : faire de la recherche pour trouver des solutions low cost en matière de santé mais aussi dans d'autres secteurs industriels. Il a cité le cas de Cisco, qui lui avait indiqué pouvoir mener en Inde des recherches pour développer des routeurs pas cher, recherches que cette société ne pouvait mener aux États-Unis où la recherche se voit plutôt assigner comme objectif d'améliorer la qualité de l'expérience des internautes.

L'appétence de l'Inde pour l'innovation à bas coût est emblématique des attentes de nombreux pays du Sud : faire de la recherche un levier concret de développement. C'est une dimension que la France doit mieux prendre en compte dans son action extérieure en matière de recherche pour le développement : comment améliorer l'effet d'entraînement de la recherche sur le développement du pays partenaire ? Comment l'accompagner dans la valorisation des résultats de recherche ? Dans ses démarches partenariales, la France gagnerait donc à mieux organiser le lien entre recherche, innovation, économie et société , en encourageant l'entreprenariat au sein des instituts de recherche et en considérant la possibilité d'innovations frugales et intégrées 94 ( * ) .

De retour d'Inde, la délégation se réjouit que de nouvelles perspectives de partenariats de recherche franco-indiens se dessinent. La France sera l'hôte d'honneur du séminaire qui se tiendra à Delhi sur la coopération scientifique les 24 et 25 octobre prochain : ce Technology summit sera l'occasion de donner une visibilité accrue à nos organismes de recherche souhaitant développer leurs collaborations avec l'Inde. Par ailleurs, en réponse à l'invitation du Karnataka State Council for Science & Technology qui souhaiterait créer avec une région française un programme de partenariat de recherche similaire à celui lancé avec Israël, la sénatrice Mme Josette Durrieu a indiqué que la région Midi-Pyrénées pourrait être intéressée, surtout dans des domaines tels que la télémédecine. Enfin, les mobilités étudiantes entre la France et l'Inde devraient se développer à l'avenir, grâce à la création de nouveaux cursus en anglais sur le sol français et à la faveur de la lettre d'intention récemment cosignée par les ministres indien et français chargés de l'enseignement supérieur pour accroître cette mobilité.


* 91 Assami, bengali, gujerati, hindi, kannada, cachemiri, konkani, malayalam, manipuri, marathi, nepali, oriya, penjabi, sanskrit, sindhi, tamoul, telugu, ourdou.

* 92 Il en existe plus de 700 aujourd'hui.

* 93 Loi n° 2013-660.

* 94 Le club R&D, créé par l'Ambassade de France pour réunir les entreprises françaises intéressées par la R&D et l'innovation en Inde, contribue à diffuser la vision indienne de l'innovation dans les entreprises françaises.

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