D. MANIFESTATIONS ET MENACES POUR LA LIBERTÉ DE RÉUNION, LA LIBERTÉ DES MÉDIAS ET LA LIBERTÉ D'EXPRESSION

L'Assemblée parlementaire a souhaité aborder au cours d'un débat d'urgence les enseignements à tirer des récentes manifestions organisées en France, en Grande-Bretagne, en Suède, en Grèce, en Italie, au Portugal, en Espagne, en Russie ou en Turquie. Elle a notamment relevé que la plupart de ces événements sont le fruit d'une mobilisation via les réseaux sociaux et sans lien avec les partis politiques ou les organisations syndicales.

Les manifestations en Turquie ont néanmoins débouché sur un recours excessif à la force pour disperser la foule, 8 000 personnes étant ainsi blessées le 31 mai dernier. M. Philippe Bies (Bas-Rhin - SRC) a souhaité à ce titre rappeler les engagements pris par la Turquie lors de son adhésion au Conseil de l'Europe :

« Cet hémicycle a une histoire et des devoirs. Depuis 1949, à chaque fois qu'en Europe des voix s'expriment pour revendiquer des droits parmi les plus fondamentaux, des libertés que l'on opprime, c'est vers cet hémicycle, ici à Strasbourg, que l'on se tourne dans l'espoir d'être entendu. Or depuis quelques mois, nous avons constaté que des États membres de notre Organisation n'ont eu ni la capacité, ni la volonté politique de respecter les libertés fondamentales que nous considérons tous, ici, comme non négociables.

Ce que j'exprime là n'est pas la leçon d'un représentant d'un État qui se voudrait plus vertueux que les autres. Car même si mon pays, la France, se prévaut souvent de l'appellation « pays des droits de l'Homme », la jurisprudence de la Cour suffit à rappeler qu'en matière de droits fondamentaux, d'État de droit et de démocratie, jamais aucun État ne peut s'estimer infaillible. Et c'est d'ailleurs pour cela même que le Conseil de l'Europe est si important. Et c'est pour cette raison que nous avons le devoir de dire, aujourd'hui, que ce qui se passe dans un certain nombre de pays est grave et nous préoccupe au plus haut point.

Je voudrais plus particulièrement ici parler de la Turquie. Cet État est un membre historique de notre Organisation. Les engagements qu'il a pris ont permis un essor des libertés. Un certain nombre de programmes ont été mis en place pour aider les autorités judiciaires et policières à appliquer les normes du Conseil de l'Europe. Plus que jamais, ils doivent être renforcés ! Les violences policières avérées et démesurées qui ont eu cours ces dernières semaines à Istanbul, Izmir, Ankara et ailleurs ne sont pas supportables. Elles sont indignes du membre éminent du Conseil de l'Europe qu'est la Turquie, et ne sont pas compatibles avec ses aspirations à devenir membre de l'Union européenne. Mais si nous voulons être à la hauteur de notre mission, nous ne pouvons nous arrêter à ces faits et avons le devoir de nous interroger sur la responsabilité politique. Il faut enquêter sur les abus commis et les punir. L'impunité n'a pas sa place dans un État de droit. Mais il ne faut pas oublier que des ordres ont été donnés et qu'il faudra rendre des comptes.

Ce qui n'est pas supportable dans ce que nous voyons de la Turquie ces dernières semaines et ces derniers mois, c'est le tableau d'un gouvernement qui considère ses opposants comme des terroristes ; c'est le dessein d'un régime qui emprisonne les journalistes comme aucun autre État dans le monde ; enfin, c'est un pouvoir qui a substitué la peur et la régression à la justice et au développement qu'il avait pour programme.

Nous ne devons pas tomber dans le piège d'une vision manichéenne et d'un débat partisan. Les mouvements de ces derniers jours dépassent les clivages traditionnels. Dans un moment où les menaces contre la liberté de réunion, la liberté des médias et la liberté d'expression sont flagrantes en Europe et ailleurs, le Conseil de l'Europe et notre Assemblée ont le devoir historique et la responsabilité politique de ne pas détourner le regard. »

M. Jean-Pierre Michel (Haute-Saône - SOC) a, de son côté, rappelé la spécificité du cas turc dans ce débat d'urgence :

« Certes, la France a connu des manifestations. Celles-ci étaient organisées par des opposants à une loi qui est maintenant votée, promulguée, appliquée, comme elle l'est en Espagne, au Portugal, en Grande-Bretagne et dans un certain nombre d'autres pays européens. Ces manifestations étaient autorisées et lorsque des éléments extrémistes ont voulu forcer les barrages pour descendre les Champs-Elysées - ce qui est interdit à toute manifestation -, la police a dû agir. C'est regrettable, c'est ainsi.

Cela n'a aucun rapport avec les manifestations qui ont eu lieu en Turquie et qui montrent l'impossibilité et les difficultés du gouvernement Erdogan à donner un second souffle à son action et à faire coïncider développement économique, renforcement de la démocratie et cohésion sociale.

Certes, lui et ses partisans peuvent - en apparence - pavoiser. La police a fait place nette, mais les manifestations silencieuses se poursuivent. Certes, la majorité islamo-conservatrice se sent soutenue - pour le moment - par une large fraction de la population. Il faut dire qu'elle bénéficie d'une situation économique très enviable. Enfin, elle a su jouer avec l'instabilité politique à ses frontières, notamment en Syrie.

Il reste que le raidissement du pouvoir face aux critiques européennes et ses diatribes contre la « finance internationale », accusée de vouloir la déstabiliser, autant que les violentes dénonciations d'une jeunesse composée de vandales et d'immoraux qualifiés de « gang de terroristes » par le Premier ministre lui-même cachent mal l'impasse dans laquelle s'est malheureusement enfermé le gouvernement. En effet, sourd aux aspirations d'une classe moyenne qui connaît un spectaculaire développement, il offre pour l'instant comme seul horizon des constructions de mosquées et de nouvelles interdictions, notamment celle de l'alcool.

Les manifestants actuels ne gagneront peut-être pas dans les urnes en 2014, mais, dans leur surprise de se trouver soudain si forts et si nombreux, les manifestants de Taksim pourraient bien avoir trouvé la promesse d'un autre avenir et d'une victoire future. M. Erdogan et son gouvernement seraient donc bien inspirés de maîtriser leur force et de se garder de tout triomphalisme. Les traces du message des occupants du parc Gezi et des manifestants d'Ankara ne disparaîtront pas par la magie des camions de nettoyage. Je souhaite donc que M me Durrieu, rapporteure spéciale pour la Turquie, soit particulièrement vigilante sur ce qui pourrait se passer maintenant dans la répression des manifestants, de leurs avocats et des médecins qui les soignent, afin que la Turquie puisse retrouver la place qui est la sienne - celle d'un grand État démocratique. »

Le rapport de la commission des questions politiques et de la démocratie souligne par ailleurs l'émergence d'un discours politique dénonçant l'usage des réseaux sociaux, accusés d'être des vecteurs de désinformation et d'inciter à la protestation contre les instances démocratiques, remettant en cause l'ordre politique et social.

Face à ces menaces, la résolution adoptée par l'Assemblée rappelle la nécessité pour les États membres de garantir la liberté de réunion et de manifestation conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme. Elle insiste sur la nécessité de mener des enquêtes concernant le recours excessif ou disproportionné à la force et de sanctionner, le cas échéant, les responsables. Elle appelle à la mise en oeuvre de directives claires relatives à l'usage du gaz lacrymogène et à interdire son usage dans les espaces confinés. Elle invite également les États membres à mettre fin aux sanctions visant les médias couvrant certaines manifestations.

Les débats dans l'hémicycle ont conduit l'Assemblée à amender le projet de résolution initial pour insérer aux côtés de la référence à la répression en Turquie une référence aux émeutes en Suède et aux manifestations contre la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe en France. L'amendement insiste sur le recours au gaz lacrymogène et le nombre de blessés. M. René Rouquet (Val-de-Marne - SRC), président de la délégation française, s'était au préalable opposé à une telle mention :

« Cet amendement vise à faire un amalgame entre les interventions des forces de l'ordre en Turquie et à Paris. Or, quiconque examine les faits voit immédiatement que la comparaison est absolument ridicule. Ce que cherchent avant tout les signataires de cet amendement, c'est à remettre en cause la légitimité du vote de la loi sur le « mariage pour tous », adoptée par le Parlement français et aujourd'hui entrée en application. Nous ne comprenons pas qu'un tel amalgame soit fait par nos collègues. Je le répète, la comparaison établie entre ce qui s'est passé à Paris et les événements en Turquie est absolument ridicule. »

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