B. LES DEUX DOSSIERS QUI EMPOISONNENT LES RELATIONS ÉCONOMIQUES FRANCO-TURQUES

Au cours des rencontres de la délégation de votre commission en Turquie mais aussi à Paris, deux questions sont revenues constamment : la question du génocide arménien et celle des négociations en vue de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

Les membres de la délégation ne peuvent que souligner que ces deux questions , sur lesquelles la France a adopté une position tranchée au cours du précédent quinquennat, empoisonnent les relations diplomatiques entre les deux pays et nuisent, par ricochet, à leurs relations économiques .

1. Le génocide arménien

La question du génocide arménien et de la position de la France - et plus particulièrement du Parlement français - sur cette question est revenue de façon récurrente au cours du déplacement de la délégation de votre commission .

Il convient de rappeler qu' en 2001, le Parlement français a reconnu l'existence du génocide arménien 17 ( * ) . Le déroulement de ce génocide est décrit très précisément dans le rapport de notre collègue le Président Jean-Pierre Sueur sur la proposition de loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi.

Le génocide arménien
(Extrait du rapport du Président Jean-Pierre Sueur sur la proposition de loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi)

« On peut ainsi rappeler brièvement que, le 1 er novembre 1914, l'empire ottoman entre en guerre aux côtés des puissances centrales, sous l'influence de certains dirigeants « jeunes turcs », au pouvoir depuis juillet 1908. Les populations arméniennes, qui réclament leur autonomie depuis la seconde moitié du XIXème siècle, se trouvent alors prises en étau dans le Caucase entre les troupes russes et l'armée turque.

Percevant les Arméniens comme des traîtres au service de l'empire russe, les Jeunes Turcs, par ailleurs animés par une idéologie nationaliste, mènent contre eux une politique répressive particulièrement violente. Fin janvier 1915, les soldats arméniens servant dans l'armée turque sont désarmés, envoyés aux travaux forcés puis exécutés.

Le 7 avril 1915, la ville de Van se soulève et instaure un gouvernement arménien provisoire. En réaction, les dirigeants Jeunes Turcs décident de déporter l'ensemble de la population arménienne en Mésopotamie.

Le génocide commence le 24 avril 1915 avec l'arrestation et l'assassinat de 650 notables arméniens à Constantinople.

Le 27 mai 1915, les autorités ordonnent la déportation vers la Syrie ottomane de la population arménienne d'Anatolie centrale et orientale - les hommes valides étant en général abattus à la sortie des villages, tandis que les femmes, les enfants et les personnes âgées sont déportés à plusieurs centaines de kilomètres de leur région d'origine vers les déserts de Syrie et d'Iraq.

En août 1915, les Arméniens de Cilicie et d'Anatolie occidentale sont à leur tour déportés.

Si le nombre exact des victimes demeure délicat à établir avec certitude (le total des morts oscillerait entre 800 000 et 1 250 000 victimes), il est admis que le génocide de 1915 a conduit à la disparition des deux tiers de la population arménienne de l'Empire ottoman. Outre les Arméniens de Constantinople et de Smyrne, qui paraissent avoir été relativement épargnés, les 600 000 à 800 000 rescapés sont ceux qui ont pu fuir vers le Caucase, l'Iran, les Balkans ou les provinces arabes, ainsi que les femmes et les enfants enlevés ou cachés par des familles turques, kurdes, bédouines, ou encore recueillis par des missionnaires ».

Source : Rapport n° 269 (2011-2012) fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale sur la proposition de loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, M. Jean-Pierre Sueur, p. 8-9.

Onze ans après la reconnaissance du génocide arménien, le Parlement français a adopté en 2012 une autre proposition de loi , déposée par la députée Valérie Boyer, visant à réprimer la contestation des génocides reconnus par la loi .

Ce texte visait à punir d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende les personnes qui contestent ou minimisent de façon outrancière publiquement l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide reconnus comme tels par la loi française, ceci en intégrant dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse un dispositif comparable à celui prévu à l'article 9 de la « loi Gayssot » 18 ( * ) qui sanctionne pénalement la contestation de l'existence de la Shoah.

Le Conseil constitutionnel a finalement invalidé la loi le 28 février 2012 en considérant que le législateur avait porté une « atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication » 19 ( * ) .

L'adoption de cette proposition de loi par l'Assemblée nationale, puis par le Sénat, a conduit à une crise bilatérale particulièrement vive entre la France et la Turquie . Dès l'adoption du texte par l'Assemblée nationale, le Premier ministre turc a annoncé la mise en place de mesures de rétorsion principalement en matière politique et de défense. L'Ambassadeur de Turquie en France a été rappelé en consultations à Ankara. La suppression du groupe d'amitié France-Turquie à la Grande Assemblée nationale de Turquie est une autre illustration de l'impact de cette adoption, ce groupe n'ayant été reconstitué que le 13 mars 2013.

L'adoption de cette proposition de loi n'a pas eu que des conséquences diplomatiques et politiques . Ainsi, les chefs d'entreprises français rencontrés par la délégation de votre commission ont témoigné de l'impact très négatif de cette crise sur l'activité des entreprises françaises : certains contrats ont dû être renégociés, d'autres ont été perdus...

Les membres de la délégation de votre commission soulignent que cette question reste particulièrement sensible , ceci malgré la décision du Conseil constitutionnel : elle est revenue de façon quasi systématique au cours des entretiens avec les responsables politiques et économiques . Le vote de la proposition de loi a été vécu comme une atteinte à l'honneur de la Turquie par les responsables politiques et comme une ingérence intolérable.

La question du génocide arménien ne constituait pas une thématique du déplacement de la délégation de votre commission . Pour autant, au vu de l'impact économique de l'adoption de la proposition de loi mentionnée précédemment et du caractère épidermique de cette question en Turquie, les membres de la délégation souhaitent formuler plusieurs observations :

- une ouverture semble commencer à se faire jour dans une partie de l'opinion turque sur cette question qui est restée longtemps méconnue, comme l'ont souligné plusieurs interlocuteurs de la délégation. Si le Gouvernement turc estime que les évènements de 1915 sont des évènements dramatiques mais qui se sont déroulés pendant une guerre qui a fait de nombreuses victimes de part et d'autre, la presse et la littérature commencent à évoquer le sujet ;

- il est évident que, sans porter de jugement sur le fond, toute nouvelle loi sur le sujet conduirait à une nouvelle crise bilatérale et aurait un impact négatif sur les relations économiques entre les deux pays. Le Gouvernement turc est d'ailleurs très clair sur le sujet. Dans une interview au journal Le Figaro à l'occasion d'une visite en France en avril dernier, M. Bülent Arinç, vice-Premier ministre turc, indiquait ainsi que « le gouvernement turc attend de François Hollande l'assurance que le dossier du génocide arménien ne soit pas rouvert en France, après la censure par [le Conseil constitutionnel] début 2012 de la loi pénalisant sa négation », soulignant que « si un nouveau texte [était] présenté, la Turquie se réserv[ait] le droit de revenir aux sanctions qu'elle avait levées au lendemain de l'élection de François Hollande » ;

- dans ces conditions, peut-être serait-il plus utile de demander à la Turquie de confirmer par des gestes concrets l'engagement d'une réflexion historique sur la base de ce qui a été proposé par les protocoles turco-arméniens signés à Zurich en 2009 .

2. La question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne

La Turquie a signé en 1963 un accord d'association avec la Communauté européenne : il s'agit du plus ancien candidat à l'adhésion à l'UE

Si le pays n'est donc pas membre de l'UE, une Union douanière existe depuis 1996 entre l'UE et la Turquie . En 1999, au sommet d'Helsinki, la Turquie est devenue officiellement un pays candidat à l'adhésion à l'UE. En 2004, la Commission européenne a décidé que la Turquie remplissait les critères de Copenhague et le 3 octobre 2005, les négociations d'adhésion ont été officiellement ouvertes .

Cependant, à partir de 2007 , le président de la République française, M. Nicolas Sarkozy, a mis son veto à l'ouverture de cinq chapitres de négociations 20 ( * ) . Depuis l'ouverture des négociations, 13 des 35 chapitres ont ainsi été ouverts et une douzaine restait bloquée jusqu'il y a peu, soit par Paris, soit par Chypre, soit par l'Union européenne.

Depuis l'arrivée au pouvoir de François Hollande, des signes plus positifs ont été envoyés à la Turquie par la France. La France a levé son opposition systématique à l'utilisation du mot « adhésion » dans les conclusions du Conseil européen. Le 12 février dernier, la France a même décidé de débloquer un des cinq chapitres de négociation , le chapitre 22 portant sur la politique régionale.

Au-delà de ce rappel historique et sans prendre position sur la question de l'opportunité de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, les membres de la délégation de votre commission souhaitent formuler plusieurs remarques :

- il est indéniable que les négociations en vue de l'adhésion du pays à l'UE ont permis la mise en oeuvre de réformes, notamment institutionnelles, en Turquie . Afin de répondre aux critères de Copenhague, la Turquie a ainsi réformé son code civil, renforcé les droits des femmes ou encore adopté un nouveau code pénal. Ces négociations ont conduit également à la réduction des pouvoirs de l'armée turque : en juillet 2011, les principaux chefs de l'armée ont d'ailleurs démissionné, en signe de protestation contre la perte d'influence de l'institution. Encore récemment enfin, la Turquie a, dans la perspective du processus d'adhésion, renforcé son droit des migrants : une loi, demandée de longue date par l'UE, a ainsi été adoptée : une administration spécifique s'est vue confier la gestion des migrants, alors que cette dernière relevait jusqu'à présent de la police, dans un flou juridique total critiqué par les associations de défense des droits de l'homme ;

- pour autant, la situation des droits de l'homme en Turquie reste très préoccupante : en l'état actuel des choses, le pays ne peut pas adhérer à l'UE. De nombreux journalistes ou députés sont ainsi en prison, comme l'ont rappelé des députés de l'opposition membres du groupe d'amitié France-Turquie rencontré par la délégation de votre commission à la Grande Assemblée Nationale Turque. La Turquie est par ailleurs très régulièrement condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ;

- enfin, la position adoptée par la France sous le précédent quinquennat a été très mal perçue par les Turcs et a nui au développement des relations économiques franco-turques . La décision de gel de cinq chapitres a été vécue comme une humiliation par le Gouvernement turc ; la TÜSIAD estime que l'insistance de la France à s'opposer à l'entrée de la Turquie dans l'UE a causé du tort à la relation franco-turque. La décision du Président Hollande de débloquer un des cinq chapitres a donné lieu à des réactions contrastées : l'absence d'une annonce sans équivoque quant à la levée du blocage de principe à l'adhésion de la Turquie a déçu.

Au terme de ce déplacement, les membres de la délégation de votre commission estiment unanimement qu'une question se pose : la Turquie souhaite-t-elle réellement intégrer l'Union européenne ? Cette question posée très directement à certains interlocuteurs turcs de la délégation n'a pas pu obtenir de réponse claire. Un responsable de l'AKP rencontré par la délégation a même estimé qu'il convenait que les Européens donnent des signes pour encourager les Turcs à vouloir adhérer à l'UE.

Le premier élément de réponse à cette question se trouve dans une autre question : la Turquie a-t-elle réellement intérêt à adhérer à l'Union européenne ? En temps que membre de l'Union douanière, elle profite déjà largement du marché européen. Près de 50 % du droit communautaire relatif au marché intérieur a d'ores et déjà été transposé : l'économie turque est ainsi pleinement intégrée au marché unique européen et l'application des normes européennes favorise l'exportation des produits turcs. Par ailleurs, la crise de l'euro semble avoir refroidi l'enthousiasme turc. Le discours actuel du Gouvernement, relayé par plusieurs interlocuteurs de la délégation, est révélateur : il met en avant la puissance économique turque face aux économies européennes en crise, soulignant que l'UE a davantage besoin de la Turquie que l'inverse.

Un deuxième élément important est le fléchissement sensible du soutien de la population turque à l'adhésion . Le soutien de la population a en effet fortement reculé au cours des dernières années, passant de 70 à 30 % . D'après les sondages évoqués par certains interlocuteurs de la délégation, seuls 25 % des Turcs pensent que la Turquie adhérera à l'UE, 92 % estiment que la Turquie n'est pas traitée loyalement par l'UE et 73 % relèvent que le processus de négociation a aidé la Turquie à se réformer. Ce fléchissement est imputé par la classe politique turque à l'attitude de l'UE à l'égard de la Turquie.

Enfin, le Gouvernement turc est très réticent à ouvrir certains chapitres des négociations , notamment ceux relatifs à la politique de la concurrence et à la commande publique. L'ouverture de ces chapitres, qui conduirait notamment à remettre en cause certaines aides publiques, pourrait nuire à l'économie turque et le Gouvernement ne veut pas y renoncer sans avoir de certitude quant à l'adhésion à l'UE.


* 17 Loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.

* 18 Loi n° 90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe.

* 19 Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, Loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi.

* 20 Il s'agit des chapitres relatifs à la politique monétaire, à la politique régionale, à l'agriculture, aux dispositions budgétaires et aux questions institutionnelles.

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