INTRODUCTION

« Mal nommer les choses,
c'est ajouter au malheur du monde »

Albert Camus

« (...) l'Europe forme un tout stratégique (...) ou bien c'est l'Europe qui défendra "elle-même" son territoire, ou bien il n'y aura pas pour l'Europe de défense qui tienne. Il y a l'OTAN. Qu'est-ce que l'OTAN ? C'est la somme des Américains, de l'Europe et de quelques accessoires. Mais ce n'est pas la défense de l'Europe par l'Europe, c'est la défense de l'Europe par les Américains. Il faut une autre OTAN. Il faut d'abord une Europe qui ait sa défense. Il faut que cette Europe soit alliée à l'Amérique.»

Charles de Gaulle

Lettres, notes et carnets - 17 juillet 1961

1. L'Europe de la défense est enfin à l'ordre du jour. A l'initiative du Président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, les chefs d'Etat et de gouvernement des vingt-huit pays membres de l'Union européenne doivent se réunir au mois de décembre 2013 pour un Conseil européen qui devrait être consacré à la relance de la politique de sécurité et de défense commune de l'Union européenne.

2. Lors du Conseil européen des 13 et 14 décembre 2012, une feuille de route a été adoptée comportant trois domaines d'action prioritaires (ou « corbeilles ») relatifs aux opérations, aux capacités et à l'industrie européenne de défense.

3. Le Conseil européen a chargé la Haute Représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, au travers du service européen pour l'action extérieure et de l'Agence européenne de défense, ainsi que la Commission européenne, de faire des propositions en consultation étroite avec les Etats membres.

4. Pour nous Français, « l'Europe de la défense » est une idée familière puisque nous en partageons la paternité avec nos amis Allemands. L'expression semble avoir été employée pour la première fois lors de la réunion du Conseil franco-allemand de Toulouse le 29 mai 1999. Son apparition est simultanée de celle de « défense européenne » utilisée à Saint Malo en 1998.

5. C'est l'idée que les Européens doivent pouvoir jouer collectivement un rôle en matière de défense d'une manière complémentaire, mais autonome par rapport à l'OTAN.

6. Malheureusement, l'Europe de la défense est actuellement en panne, et si les optimistes en souhaitent une « relance urgente », les pessimistes nous invitent déjà à en porter le deuil.

7. Avant toute thérapie, le diagnostic est crucial. Il nous faut donc bien comprendre les ressorts politiques, industriels et militaires à l'oeuvre, en mesurer la force, la direction et l'intensité. Et pour comprendre les choses il faut d'abord les nommer correctement.

I. « L'EUROPE DE LA DÉFENSE » : UNE IMPASSE CONCEPTUELLE, UNE SITUATION DÉSORMAIS CONTRE-PRODUCTIVE

A. UNE EXPRESSION AMBIGüE MAIS SÉDUISANTE

1. L'ambigüité originelle : l'Europe de la défense n'est pas la défense de l'Europe et encore moins la défense européenne

8. « Europe de la défense », « défense européenne », « défense de l'Europe » et « politique de sécurité et de défense commune », ces expressions sont souvent employées de manière équivalente alors qu'elles recouvrent des concepts différents.

9. Pour nous Français, l'expression « Europe de la défense » est la plus répandue dans les discours et c'est celle qui vient le plus naturellement à l'esprit. Dans une interview donnée au journal Le Monde le 14 juillet 1999, Alain Richard, alors ministre de la défense, déclarait :

« Dans la construction de l'Europe de la défense , nous avons désormais dépassé le stade des symboles. Je souhaite agir en bâtisseur pragmatique . Nous sommes maintenant au travail pour doter l'Union européenne des moyens et des capacités nécessaires pour mener la gestion de crises. Et cet objectif n'est plus seulement français, il a été approuvé dans la clarté par le Conseil européen de Cologne le 4 juin. Cette capacité autonome doit permettre aux Européens d'agir en dehors du cadre de l'OTAN si l'Alliance atlantique ne souhaite pas se joindre à une opération. Pour cela, l'Union européenne doit disposer de capacités d'analyse, de renseignement, de planification, de conduite de forces et, bien entendu, des forces militaires nécessaires apportées par ses membres et entraînées à agir ensemble.

« L'Europe de la défense englobera des conceptions nationales de défense différentes. Leur rapprochement demandera encore beaucoup de temps. De ce fait, la notion de "géométrie variable" ou "d'abstention constructive" ne me choque pas ».

10. Cette expression est aujourd'hui employée de manière indifférenciée pour désigner des formes de coopération très variées entre Etats européens en matière de défense, qu'il s'agisse de coopérations opérationnelles, capacitaires ou industrielles menées dans des cadres divers au sein de l'Union européenne, mais aussi sur un plan multilatéral, voire dans certains cas bilatéral. C'est une expression fourre-tout, un ensemble informe, intraduisible pour nos partenaires européens. Elle a été et demeure une source d'ambiguïté qui nuit à la clarté de la position française.

11. A l'inverse, la politique de sécurité et de défense commune recouvre une réalité plus tangible. Le traité de Maastricht de 1992 avait institué une « politique étrangère et de sécurité commune » (PESC). Dans la foulée du sommet franco-britannique de Saint-Malo de 1998 et du Conseil européen de Cologne de juin 1999, le traité de Nice de 2001 est allé plus loin en consacrant la « politique européenne de sécurité et de défense » (PESD), rebaptisée « politique de sécurité et de défense commune » (PSDC) par le traité de Lisbonne de 2007.

12. Les objectifs de la PSDC tels que définis à l'article 42 du traité sur l'Union européenne (TUE) sont de permettre à l'Union européenne d'avoir recours à des moyens civils et militaires en dehors du territoire européen afin d'assurer le maintien de la paix , la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la Charte des Nations unies. La PSDC a donc pour principale vocation la gestion des crises hors du territoire européen.

13. Soulignons toutefois que l'objectif, affirmé par la déclaration de Saint Malo et repris lors du sommet d'Helsinki en 1999, est de permettre à l'Europe de mener une « action autonome » en matière militaire. Par ailleurs, le traité de Lisbonne introduit une clause de solidarité, une clause de défense mutuelle et ouvre la voie à la définition progressive d'une politique de défense commune, devant conduire à une défense commune, dès lors que le Conseil européen l'aura décidé à l'unanimité.

14. La « défense de l'Europe » est la défense du territoire de l'Europe. Elle est aujourd'hui assurée par l'Alliance atlantique, mais aussi, qu'on le veuille ou non, par les forces de dissuasion nucléaire du Royaume-Uni et de la France. Cette identité entre la défense de l'Europe et l'OTAN a été rappelée par Hubert Védrine dans son rapport de 2012 et dont le constat mérite d'être cité :

« Les mots doivent être employés à bon escient. " Europe de la défense " et encore moins " défense européenne " ne signifient, même pour leurs promoteurs les plus ardents, la défense militaire de l'Europe contre des menaces militaires, ce dont seule l'Alliance avec les moyens américains serait capable, si par malheur l'Europe était attaquée. (...)

« Pour ne pas alimenter des espérances chimériques et donc des déceptions ou des craintes hors de propos chez nos Alliés, il faut réserver ce terme à des initiatives ou à des actions extérieures de l'Union en matière militaire ou civilo-militaire, ou à des coopérations en matière d'industrie de défense. Ensuite, le bilan des efforts déployés depuis vingt-cinq ans, notamment par la France est finalement très décevant. Les initiatives franco-allemandes de l'époque Mitterrand-Kohl (brigade franco-allemande, puis corps européen) sont demeurées symboliques. (...). Au total, mis à part quelques actions ou coopérations le bilan est maigre. Aucun pays d'Europe n'a rejoint l'ambition et la conception françaises d'une Europe de la défense, même redéfinies avec de plus en plus de réalisme et de pragmatisme. »

15. Signe de l'embarras politique et de la confusion sémiologique, le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, a préféré parler de « défense en Europe » à propos du Conseil européen de décembre 2013.

16. Enfin, la « défense européenne », peut être définie comme la défense de l'Europe, par les Européens, pour les Européens. Cela implique que les Européens soient capables de prendre une part active et non pas subalterne à la défense de l'intégralité de leur territoire, mais aussi qu'ils soient capables de se projeter au-delà de leurs frontières pour défendre les intérêts propres de l'Union, en supposant que de tels intérêts communs existent. La défense européenne ne se résume pas à la seule défense de l'Europe, mais la recouvre néanmoins.

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