2. Les incertitudes quant au rythme de déploiement du système

Même si, sur les deux rives de l'Atlantique, une volonté politique claire s'est exprimée pour aller de l'avant, beaucoup d'interrogations demeurent quant au rythme de mise en oeuvre de cette réforme.

a) La mise en oeuvre d'une interopérabilité mondiale

La juxtaposition de deux initiatives de modernisation de la navigation aérienne (« SESAR » en Europe, « NextGen » aux États-Unis) renvoie de toute évidence à la nécessité de faire converger les normes de ces deux systèmes.

On imaginerait difficilement qu'un système choisi pour optimiser la trajectoire des avions dès leur décollage puisse coexister avec un autre sans que des normes communes soient instaurées.

L'élaboration de normes communes est actuellement confiée à l'OACI.

b) La cohabitation du lancement de SESAR avec les progrès du ciel unique européen

Moderniser l'instrument (SESAR) et actualiser les procédures (ciel unique européen) constitue un double défi pour l'aviation civile européenne.

Dans ce cadre, le déploiement de SESAR ne sera réellement efficace - et donc porteur d'économies sur le coût du contrôle et les consommations en vol - que si une synchronisation entre ces deux réformes est instaurée.

Et, cela suppose :

- une amélioration de la gestion des flux de vol pour Eurocontrol, en particulier entre les cinq premiers aéroports européens, dont les zones de contrôle se recoupent ;

- la mise en place d'un outil européen unique de contrôle du trafic et des conflits de trajectoires de l'espace aérien.

c) Le tempo de déploiement du système

C'est un aspect essentiel de la mise en place de SESAR.

Le coût estimé pour l'Europe (mais les données américaines sont du même ordre) est de 30 milliards d'euros dont 7 milliards pour les équipements au sol et 23 milliards pour les compagnies aériennes.

Il faut garder à l'esprit que l'efficacité de « SESAR » ne sera perceptible - suivant les systèmes qu'il supporte - que lorsque 60 à 80 % des avions seront équipés.

Or, les contraintes de cette modernisation sont doubles :

- pour les avions en commande, qu'il s'agisse de modèles déjà sur le marché (A320, A380) ou de modèles en phase de lancement (A350, A320 Neo), une concertation forte avec les constructeurs sera nécessaire ;

- pour les avions faisant partie du parc, le coût de cette mise à niveau risque d'être très élevé, compte tenu du poids du stock existant et de la durée d'immobilisation des avions.

Dès lors, on peut s'interroger sur l'incitation qu'auront les compagnies aériennes européennes à s'équiper. Ceci, d'autant plus qu'elles pourraient bénéficier de progrès de productivité assez rapides du fait de la mise en place du ciel unique européen.

Comment asseoir une modernisation coûteuse dont le retour sur investissement ne sera pas immédiat puisqu'il est lié aux taux de rééquipement de l'ensemble de la flotte ?

Votre rapporteur estime que deux possibilités, qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre, s'offrent :

- prévoir des incitations financières européennes pour favoriser une croissance aussi rapide que possible de l'équipement des avions ;

- faire évoluer les principes de priorité d'approche.

Actuellement, la règle « premier arrivé, premier servi » s'applique. Il pourrait être fortement incitatif de la faire évoluer et de donner des priorités d'atterrissage aux avions les mieux équipés.

d) La disponibilité de l'espace

La mise en oeuvre de « SESAR » n'est pas séparable d'emploi d'une constellation de satellites communiquant aux avions et aux opérateurs au sol les positions exactes des avions. Cela ne pose pas de problèmes technologiques majeurs, sauf en matière de disponibilité de l'espace.

Ceci à deux titres :

- il sera nécessaire de dégager des bandes de fréquence, ce qui introduira une concurrence d'usage entre l'aviation civile, les télécommunications et la télévision par satellite,

- le bon fonctionnement des systèmes implique une sûreté (cf. infra ) de la constellation satellitaire. Or, la pollution de l'espace par des débris devient de plus en plus préoccupante. On mentionnera sur ce point l'excellent rapport adopté par l'Office en 2012 35 ( * ) .

e) La sûreté et la sécurité des systèmes

La sûreté de SESAR qui s'adresse à des phases opérationnelles critiques devra être d'autant plus sérieusement testée qu'elle doit assurer non pas le fonctionnement d'un système unifié (comme les commandes de vol d'un avion) mais d'une juxtaposition d'intervenants (contrôle aérien, de route et d'approche, contrôle d'atterrissage et de décollage, compagnies aériennes, pilotes).

Le défi sur ce point n'est pas mineur car il porte sur la vérification de plusieurs millions de types de codes.

En matière de sécurité, votre rapporteur renverra aux minutes de l'audition publique que l'Office a organisée le 21 févier 2013 sur le « Le risque numérique : en prendre conscience pour mieux le maîtriser ? » en collaboration avec la Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale et la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat.

Il se bornera à rappeler que le transport aérien est un terrain d'élection des attaques terroristes, ce qui suppose que les systèmes numérisés qui viendront à l'appui de la modernisation de la navigation aérienne ne soient pas susceptibles d'être pénétrés - c'est un des débats entre les États-Unis qui souhaitent un système le plus fermé possible et les Européens qui préféreraient des architectures informatiques plus ouvertes.

Un investissement important doit être entrepris dans ce domaine à l'occasion de la mise en place de « SESAR » mais surtout lorsque l'on arrivera à un stade de maturité permettant à chaque avion d'être un objet communiquant avec les autres avions.

Chaque degré d'automatisation des opérateurs devra, en parallèle, être assorti d'un renforcement de la cyber-sécurité.

On estime, par exemple, que d'ici 2040-2050, il pourrait être envisagé de mettre en opération des avions cargos entièrement automatisés et sans photo dont on imagine les conséquences d'une prise de contrôle par des opérateurs malveillants.

f) Les hommes

Peut-être n'a-t-on pas assez exactement mesuré l'impact à venir de l'introduction des technologies qui vont concourir à la modernisation de la navigation aérienne.

Pour certains acteurs, ce choc technologique s'apparentera presque à un changement de métier :

- les contrôleurs aériens auront non seulement à mettre à jour les progrès du ciel unique européen mais également à sortir d'une approche traditionnelle de leur fonction privilégiant la prise de marge pour des raisons parfaitement compréhensibles de sécurité.

De plus, cette optimisation progressive des trajectoires devra s'effectuer dans un ciel « mixte », c'est-à-dire comprenant des avions équipés par « SESAR » et d'autres qui ne le seront pas dans les dix prochaines années ;

- les pilotes auront non seulement à connaître une avionique de cockpit modifiée, mais encore à gérer une réduction de leur autonomie - en application des normes d'optimisation des trajectoires de vol transmises par le contrôle aérien. À terme, ils seront destinés à piloter des objets volants communiquant avec d'autres objets communicants dans l'espace aérien.

Lorsque l'on se remémore les difficultés passées rencontrées à l'occasion de l'automatisation de certaines fonctions de vol, l'on ne peut que s'interroger sur l'impact d'une modernisation infiniment plus étendue.

Changement de méthode, changement de métier ?

Il va de soi que la réponse traditionnelle qui réside dans un soutien de formation de la part des opérateurs du contrôle aérien est une nécessité.

Mais compte tenu de l'ampleur de ces innovations - qui s'appliqueront à des systèmes hautement critiques -, votre rapporteur croît utile d'insister sur un point, l'attention qu'il conviendra d'apporter dans un environnement nouveau aux interfaces homme-machine, qu'il s'agisse des pilotes ou des acteurs du contrôle aérien.

À cet effet, on rappellera les conclusions du Bureau d'enquêtes et d'analyses pour la sécurité de l'aviation civile (BEA) sur le vol Paris-Rio, selon lesquelles pendant près de deux minutes, les pilotes ont ignoré les avertissements sonores et visuels qui leur signalaient le décrochage de l'avion.

La numérisation et l'automatisation sont des axes de modernisation inéluctables, mais ce mouvement doit prendre en compte les incertitudes liées au facteur humain.


* 35 « Les enjeux et perspectives de la politique spatiale européenne » - Rapporteurs : Mme Catherine Procaccia et M. Bruno Sido, sénateurs - Référence Assemblée nationale : 348 (14ème législature) - Référence Sénat : 114 (2012-2013) - 07/11/2012

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