B. DES FACTEURS RÉGLEMENTAIRES PRÉPONDÉRANTS
Lorsque les acteurs du secteur de l'audiovisuel sont interrogés sur les causes de l'excessive atomisation de la production française, ils fournissent très peu d'éléments. Néanmoins, deux séries d'explications peuvent être avancées.
La première est liée aux choix effectués par France Télévisions . La politique commerciale du groupe public, leader en termes d'investissement dans la production française (plus de 50 % de la contribution totale dans les oeuvres en France), a un effet structurant sur le marché 15 ( * ) . Or l'option longtemps choisie par France Télévisions a été celle de diversifier très fortement les sociétés approvisionnant son antenne .
Pour quelles raisons ?
Certains mauvais esprits, qui se sont néanmoins relayés devant le groupe de travail, ont évoqué des raisons sociologiques de connivence entre les personnels de nombreuses sociétés de production et les responsables des unités de production des chaînes du groupe, entre lesquelles les allers retours ne seraient pas rares 16 ( * ) . Cette « consanguinité » pousserait à la multiplication des partenaires commerciaux.
France Télévisions ne disposant par ailleurs que d'un droit de diffusion sur les programmes achetés a donc logiquement comme stratégie première de l'acquérir au plus faible coût . Une volonté de diversifier les fournisseurs, et surtout de ne dépendre d'aucun d'entre eux, peut dès lors être parfaitement comprise. Les effets de cette politique seraient renforcés par la tradition de diffusion d'unitaires, longtemps la marque de l'audiovisuel public, notamment pendant la période où M. Patrick de Carolis présidait le groupe, qui favorise la multiplication des partenaires.
Cette stratégie commerciale aurait ainsi une double origine, culturelle, mais aussi réglementaire .
La seconde série de raisons est d'ordre institutionnel . La politique menée par le législateur et les autorités, visant à promouvoir la production indépendante, qui est pleinement légitime, aurait été au-delà des souhaits initiaux, avec un marché « atomisé » plutôt que « diversifié ».
Votre rapporteur note que l'existence d'un marché composé de multitude de petits acteurs est sans aucun doute liée à la réglementation . Comme le montre l'ensemble des économistes de la culture, les industries culturelles (livre, musique) sont des « industries de prototype » dans lesquelles le risque est extrêmement grand et les succès peu nombreux 17 ( * ) . Le financement des échecs se fait ainsi sur la réussite de quelques oeuvres. Face à cette réalité, tous les marchés se sont organisés autour de quelques acteurs (les majors ) produisant les oeuvres les plus « vendables » et les plus vendues et des indépendants, qui font l'innovation. Le fait que le marché audiovisuel français ne soit pas organisé ainsi laisse à penser que la réglementation en est responsable.
C'est au demeurant pleinement son objectif ! Le souhait de la France, mais aussi de l'Union européenne, de fixer un quota minimal de production indépendante est lié à la crainte que dans ce marché spécifique qu'est la création audiovisuelle (le client du producteur n'est pas le consommateur final mais une chaîne de télévision) fasse disparaître l'ensemble des petits acteurs, et finalement la capacité d'innovation.
Le point est aujourd'hui de savoir si la réglementation n'a pas été « victime de son succès », en laissant subsister les acteurs de faible taille mais sans faire émerger ceux qui ont la puissance de faire vivre le secteur grâce aux « grosses productions ».
Le récent rapport de la Cour des comptes commandé par le Sénat sur le Centre national de cinématographie et de l'image animée 18 ( * ) (CNC) est à cet égard éclairant.
Lorsque la Cour considère que les objectifs généraux ne sont pas atteints dans le domaine de l'audiovisuel, elle rappelle que « d'après le document de performance transmis au Parlement, les aides au secteur audiovisuel visent deux objectifs principaux :
- consolider l'industrie des programmes audiovisuels, c'est-à-dire lutter contre l'atomisation du secteur en évitant une trop forte dispersion des aides et en favorisant l'exportation de programmes ;
- enrichir l'offre de programmes et soutenir l'innovation audiovisuelle ».
Or, « si l'on excepte l'objectif de concentration des aides au profit des producteurs indépendants , les résultats demeurent globalement très en deçà des prévisions . En particulier, la concentration des aides aux dix principales sociétés, loin de se renforcer, accuse un recul significatif : elles absorbaient près de 20 % du soutien automatique en 2007, contre 16,4 % en 2011 » .
Le CNC, comme le souligne la Cour, poursuit ainsi des objectifs contradictoires et peine à trouver un équilibre « entre l'émergence et l'accompagnement de quelques acteurs significatifs de la production [...] et la préservation indispensable de la diversité et de l'indépendance du tissu créatif. »
Auditionné par votre groupe de travail, le CNC a au demeurant reconnu que « l'une des conséquences du soutien à la diversité est un certain natalisme, qui n'aide pas à structurer le secteur autour de grands champions ».
Enfin, dernier élément réglementaire important : l'absence de partage des droits entre les producteurs et les diffuseurs . Votre rapporteur considère que cette interdiction a un effet sur le manque d'ambition des diffuseurs dans le domaine de la fiction, en termes d'investissement global et sur chaque oeuvre financée (voir infra ), et par ricochet, sur la capacité du marché à faire naître suffisamment des groupes importants.
Il faut avouer que cette analyse est partagée par la plupart des commentateurs, mais souvent officieusement. En creux, le CSA reconnaît ainsi que « l e législateur pourrait également chercher à favoriser le développement de plusieurs groupes nationaux de taille critique sur le marché de la production. À cet égard, le Conseil indique que, depuis 2001, la rétrocession des droits aux producteurs (en limitant la détention de parts de coproduction) n'a pas permis d'apprécier des effets structurants sur l'organisation et les performances de la filière de la production » 19 ( * ) .
Mme Francine Mariani-Ducray a avancé un peu plus loin sur cette piste lors de son audition par le groupe de travail en indiquant que « la réglementation n'est peut-être pas la cause de l'éparpillement du tissu productif français mais il existe un lien indirect ».
La recherche des « facteurs directs » serait cependant utile, car l'atomisation du secteur de la production a des effets culturels.
* 15 Les dépenses de France Télévisions dans les oeuvres audiovisuelles se sont élevées à 406 millions d'euros en 2011 (oeuvres patrimoniales), soit près de la moitié des investissements totaux réalisés. À titre de comparaison, les investissements de TF1 ont représenté 197 millions d'euros, ceux de M6, 107,2 millions d'euros (75 millions dans les oeuvres patrimoniales) et ceux du groupe Canal+, 72,6 millions d'euros.
* 16 Voir, à cet égard, http://www.capital.fr/enquetes/hommes-et-affaires/ancien-de-france-televisions-ca-rapporte-793512.
* 17 L'économie de la culture , Mme Françoise Benhamou, La Découverte, 2011.
* 18 La gestion et le financement du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), Exercices 2007 à 2011 , Cour des comptes, Communication à la commission des finances du Sénat en application de la l'article 58-2 de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, août 2012.
* 19 Contribution du Conseil supérieur de l'audiovisuel sur l'adaptation de la régulation audiovisuelle , 14 janvier 2013.