II. LES MALIENS DOIVENT ÉCRIRE LEUR AVENIR, AUJOURD'HUI ENCORE INCERTAIN
A. LE MALI DOIT REFONDER SON PACTE NATIONAL
1. Le naufrage du « miracle » démocratique malien
D' « enfant chéri » de la communauté internationale, le Mali, perçu pendant des décennies comme un « miracle » démocratique en Afrique de l'Ouest, est maintenant décrit comme l' « homme malade » de la région, une « démocratie de façade », « pays du sourire » où l'impunité règne et où la corruption de la classe politique, le népotisme dans les recrutements, la complicité avec les terroristes et la collusion avec les trafiquants de drogue auraient précipité la déliquescence de l'État, abandonnant les Maliens à un destin tragique.
Après avoir renversé Moussa Traoré en 1991, le général Amadou Toumani Touré (dit « ATT ») a conduit une transition démocratique longtemps considérée comme exemplaire, conclue en 1992 par l'élection d'Alpha Oumar Konaré, avec lequel vos rapporteurs ont longuement échangé à Bamako, qui s'est appuyé sur l'ADEMA (Alliance pour la démocratie au Mali) durant ses deux mandats.
En 2002, ATT a été élu à la présidence de la République puis réélu le 29 avril 2007. Pendant vingt ans, le Mali est devenu la référence de démocratie en Afrique, fondée sur une politique du consensus. Aucun parti ou coalition ne disposant de la majorité absolue au Parlement, le Président avait pu former un premier gouvernement d'union regroupant toutes les principales formations politiques.
Si les élections ont à chaque fois été jugées comme libres, sincères et transparentes par les observateurs nationaux et étrangers, malgré quelques imperfections, on peut toutefois déplorer la faiblesse du taux de participation : 36 % pour la présidentielle de 2007 et 33 % pour les législatives, chiffres qui traduisaient déjà, finalement, un discrédit de la classe politique sur lequel l'année écoulée a jeté une lumière crue.
Les 21 et 22 mars 2012, à quelques semaines de l'élection présidentielle qui devait se tenir en avril 2012, et dans le contexte de la rébellion armée au Nord du pays, une mutinerie militaire emporte le régime déliquescent d'Amadou Toumani Touré. Ce coup d'état décrit comme presqu'accidentel dans ses modalités, perpétré par un capitaine que selon certains propos tenus à vos rapporteurs on serait allé chercher à la « buvette », est aussi un mouvement de colère face à la classe politique, mouvement venu « à la fois de loin et de nulle part », comme on peut l'entendre dire à Bamako.
En un an, le Mali connait une crise dont le coup d'envoi avait été donné deux mois plus tôt, le 17 janvier 2012, avec l'attaque de Ménaka par le Mouvement National de Libération de l'Azawad (MNLA), crise qui atteindra une intensité inégalée en cinquante-deux ans d'indépendance.
Face à la pression de la communauté internationale, qui a unanimement condamné le putsch de mars 2012, et à la mobilisation de la Communauté des États d'Afrique de l'Ouest (CÉDÉAO) pour aider le Mali à sortir de la crise, un accord cadre a été signé le 6 avril par la junte et la CÉDÉAO pour mettre en place une transition politique. Dans ce cadre, Dioncounda Traoré, Président de l'Assemblée nationale, est désigné le 12 avril comme président intérimaire de la République du Mali, et Cheick Modibo Diarra Premier ministre de transition. Un second accord est conclu le 20 mai entre les putschistes, les autorités de transition et la CÉDÉAO pour prolonger cette transition pour un an à compter du 22 mai.
Le 6 avril 2012, le MNLA proclame unilatéralement « l'indépendance de l'Azawad ». La France, comme ses partenaires, condamne cette déclaration et rappelle son attachement à l'unité et à l'intégrité territoriale du Mali. Le Nord-Mali est ensuite occupé par des mouvements terroristes islamistes qui y imposent leur terrible loi : AQMI et le MUJAO, rejoints par Ansar Dine, mouvement touareg islamiste opposé au MNLA. De très nombreuses violations des droits de l'homme y sont commises : amputations, viols, lapidations, recrutement d'enfants soldats...
L'offensive des terroristes vers le Sud du pays le 10 janvier 2013 déclenchera l'appel au secours du Président Traoré à la France, sur le fondement de l'article 51 de la Charte des Nations unies, et l'intervention militaire française à compter du 11 janvier 2013.
CHRONOLOGIE DE LA CRISE POLITIQUE MALIENNE - 17 janvier 2012, attaque de Ménaka par le Mouvement National de Libération de l'Azawad (MNLA), - 21/22 mars coup d'État - 30 mars/1 er avril 2012 : chute de Gao et de Tombouctou ; - 5 avril 2012 : prise d'otages au Consulat d'Algérie à Gao ; - 6 avril 2012 : accord-cadre signé entre le Président du Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l'État (CNRDRE), le Capitaine Sanogo, et le Représentant de la médiation de la CEDEAO (Communauté des États d'Afrique de l'Ouest), le Ministre Djibril Bassolé ; - 6 avril 2012 : proclamation de l'indépendance de l'Azawad par le MNLA ; - 12 avril 2012 : investiture du Président par intérim Dioncounda Traoré ; - 17 avril 2012 : nomination de Cheick Modibo Diarra comme Premier ministre doté de "pleins pouvoirs", conformément à l'accord-cadre ; - 25 avril 2012 : formation du premier gouvernement de transition ; - 30 avril/1er mai 2012 : affrontements meurtriers entre bérets rouges (garde présidentielle) et bérets verts ; - 21 mai 2012 : manifestation dégénérant en occupation du palais présidentiel et en agression grave contre le Président par intérim ; - 23 mai 2012 : évacuation sanitaire sur Paris du Président Traoré ; - 5 juillet 2012 : adoption de la résolution 2056 par le CSNU ; - 27 juillet 2012 : retour du Président, suivi le 29, d'un discours à la Nation proposant une "nouvelle architecture de la Transition" ; - 24 août 2012 : formation d'un Gouvernement d'union nationale (Cheick Modibo Diarra, Premier ministre) ; - 26 septembre 2012 : poussée de fièvre au sein de la police, discours du Président François Hollande, lors de "l'événement de haut niveau sur le Sahel", à New York ; - 12 octobre 2012 : adoption de la résolution 2071 par le CSNU ; - 16 novembre 2012 : nouvelle poussée de fièvre dans la police ; - 20 novembre : enlèvement de Gilberto Rodrigues Leal, ressortissant français, à Diéma par le MUJAO, portant à sept le nombre des otages français dans le Sahel ; - 10 décembre 2012 : « démission » forcée du Premier ministre Cheick Modibo Diarra ; - 12 décembre : nomination de Django Cissoko, Médiateur de la République, au poste de Premier ministre ; - 17 décembre 2012 : formation d'un nouveau gouvernement - 20 décembre 2012 : adoption de la résolution 2085 par le CSNU ; - 10 janvier 2013 : prise de Konna par les groupes terroristes (reprise le 18 janvier) sur fond de troubles dans la capitale depuis le début de la semaine ; - 11 janvier 2013 : instauration de l'état d'urgence et début de l'opération Serval ; - 25 janvier 2013 : adoption de la feuille de route du gouvernement en Conseil des ministres (entérinée par un vote des députés le 29) ; - 27 janvier 2013 : libération de Gao ; - 28 janvier 2013 : libération de Tombouctou ; - 30 janvier 2013 : libération de 29 bérets rouges sur 53 ; - 2 février 2013 : visite à Tombouctou et Bamako du Président François Hollande ; - 8 février 2013 : incidents entre bérets rouges et forces de sécurité maliennes au camp para de Djicoroni ; - 13 février 2013 : investiture officielle du Capitaine Sanogo, comme Président du Comité militaire de suivi de la réforme des forces de défense et de sécurité (CMSRDS), nommé six mois plus tôt par décret présidentiel ; - 6 mars 2013 : adoption du décret portant création de la Commission de dialogue et de réconciliation, et arrestation, le même jour, par la Sécurité d'Etat du Directeur de publication du quotidien "Le Républicain" qui a mis en cause les putschistes, (transféré huit jours plus tard dans des locaux de la police) ; - 11 mars 2013 : réouverture du lycée Liberté, fermé depuis le 14 janvier 2013 ; - 12 mars 2013 : lancement de l'opération "presse morte" (jusqu'au 18 au matin) ; - Avril 2013 (prévisionnel) : adoption d'une nouvelle résolution par le Conseil de sécurité des Nations unies, relatif au déploiement d'une opération de maintien de la paix, la MINUSMA. |
Beaucoup a été dit et écrit sur la déliquescence de l'État malien sous l'ère ATT, marquée par la corruption et le laisser-faire par rapport au développement du narcotrafic et du risque terroriste au Nord du pays. À Bamako, vos rapporteurs ont pu recueillir des témoignages directs confortant la thèse de l'existence d'une complaisance - voire d'une complicité opérationnelle directe- entre le pouvoir d'ATT et certaines organisations terroristes présentes au Nord du Mali...
2. Une lancinante question du Nord qui s'inscrit dans un contexte de vives tensions communautaires
a) Le Nord, question lancinante et complexe : problème Touareg ou problème de développement ?
Sur la question du Nord Mali, on retrouve couramment deux approches.
La première aborde la question sous l'angle du problème Touareg, lancinant depuis la première rébellion dans les années 60 juste après l'indépendance. La deuxième aborde la question du Nord-Mali suivant un prisme plus « classique » de développement et oppose, au Nord comme au Sud, le centre à la périphérie.
(1) La question Touareg, épine lancinante dans l'histoire du Mali indépendant
Partagé entre le monde noir et le monde arabe, le Mali est fait de deux grandes régions à la géographie hétérogène, qui ne sont guère unies que par le fleuve Niger.
Le Sud, fertile, le « Mali utile », agricole et piscicole, dont est issue la génération d'hommes politiques ayant conduit le pays à l'indépendance, à la suite de Modibo Keita, est habité par les populations noires (Bambaras, Malinkés, Soninkés...) polarisés vers l'arc Dakar-Abidjan. Le Nord, aride, peu dense, regarde vers le Sahara algérien et abrite tant des groupes à « peaux blanches » (arabes, touaregs) que des noirs (Songhaï de la boucle du fleuve, Soninkés, Peuls, Bellahs).
Au Nord vivent, parmi d'autres populations, notamment songhaï et arabes, sédentaires, les Touaregs, ou « Tamachek », descendants des royaumes berbères chrétiens qui dominaient le Maghreb jusqu'aux invasions arabes du VII ème siècle, traditionnellement pasteurs transhumants, passant de la Mauritanie au Niger et de l'Algérie au Burkina Faso.
Beaucoup a été écrit sur les quatre rébellions ou révoltes touaregs depuis l'indépendance.
La première rébellion dans l'histoire du Mali indépendant, initiée par les Kel Adgah, eut lieu en 1963-1964. Après une répression impitoyable, faisant 1 500 à 2 000 morts, pour la plupart des civils, au cours de laquelle les puits furent empoisonnés par l'armée malienne, et de nombreuses têtes de bétail abattues, causant des ravages au sein des populations, Kidal puis d'autres cercles du Nord furent placés sous administration militaire et de nombreuses familles touaregues s`enfuirent en Algérie ou en Libye.
Évoquant cette période, certains responsables politiques maliens comparent le nord à un « cimetière pour les soldats maliens ». Les populations du Nord ont quant à elles gardé une mémoire vive de la brutalité de la répression qu'elles ont subie.
Plaçant le Nord Mali sous administration militaire, le gouvernement en interdit l'accès aux étrangers et favorise ainsi une marginalisation politique et économique durable. L'Adrar et Taoudéni deviennent ce qui s'apparente alors à un « bagne » où sont envoyés prisonniers politiques, délinquants et criminels, ainsi que les militaires indisciplinés.
C'est ensuite la grande sécheresse des années 1973-1974 qui entraînera l'exode de nombreux Touaregs, en particulier vers la Libye, qui participeront à la troisième rébellion, dans les années 1990, sous l'égide du Mouvement populaire de libération de l'Azawad (MPLA) mené par Iyad ag Ghali. Cette rébellion intervient dans un contexte de puissant mouvement social au Sud contre le régime du général Moussa Traoré (GMT), débouchant sur la prise de pouvoir par le lieutenant-colonel Amdou Toumani Touré (ATT). L'armée malienne exerça à nouveau des représailles contre les populations civiles, grossissant ainsi les rangs des rebelles. Après avoir facilité les contacts entre les belligérants, l'Algérie parraine, en 1991, les Accords de Tamanrasset instaurant un cessez-le-feu.
Ces accords, signés par Iyad Ag Ghali au nom d'un mouvement rebaptisé MPA, prévoient l'intégration de combattants touaregs dans l'armée, une décentralisation administrative et un effort du gouvernement en faveur du développement économique local. Ils consacrent la renonciation à l'indépendance, ce qui va créer des dissensions au sein du monde touareg. C'est le 11 avril 1992 que sera finalement signé le « Pacte national ».
Le Pacte national organise un statut particulier pour le Nord Mali, établissant que chaque région, commune, arrondissement et cercle de la zone sera doté d'une assemblée élue et d'un exécutif. Les assemblées régionales devaient avoir compétence pour « exercer le pouvoir de contrôle des forces de police et de maintien de l'ordre », « élaborer tout programme de développement » ou « promouvoir le développement transfrontalier ». Pour autant, la faiblesse des transferts financiers entravera ce processus de décentralisation.
Le Pacte national prévoit l'intégration des combattants rebelles dans les différents corps en uniforme de l'État et organise un allègement de la présence militaire au Nord.
Pourtant, les combats ne cessent pas tout à fait, le développement des trafics dans la zone servant de prétexte pour ne pas appliquer les dispositions du pacte. Le processus de paix se consolide pourtant et aboutit à la cérémonie de la flamme de la paix , le 27 mars 1996 à Tombouctou, au cours de laquelle sont symboliquement détruites 3 000 armes de la rébellion. Une loi d'amnistie est votée en 1997 par le Parlement du Mali.
Un nouveau regain de tension intervient en 2006 au moment des élections présidentielles, quand plusieurs centaines de rebelles prennent le contrôle de camps militaires à Kidal et Ménaka. Signés le 4 juillet 2006, les accords d'Alger pour la restauration de la paix, de la sécurité et du développement dans la région de Kidal prévoient une démilitarisation du Nord et la création « d'unités spéciales mixtes » composées en grande partie de Touaregs. En d'autres termes, l'armée malienne se retire d'une partie importante du territoire national au profit d'unités spéciales composées d'anciens rebelles. Certains y verront une atteinte à la souveraineté malienne. En 2007 les hostilités reprennent, en liaison avec une rébellion touareg au Nord Niger (Mouvement national pour la justice). C'est en Libye que seront signés les accords de paix, en 2009.
La rébellion a repris le 17 janvier 2012 , favorisée par le retour de centaines de membres touaregs de la légion de Khadafi, notamment les Maliens menés par Mohammed Ag Najim, et par la dissémination de l'armement libyen, véritable arsenal à ciel ouvert.
Elle s'inscrit dans un contexte renouvelé depuis le milieu des années 2000, qui est celui de l'installation d'un sanctuaire d'AQMI et de la forte montée en puissance du narcotrafic. Ces deux phénomènes se conjuguent pour faire plus que jamais de cet espace désertique, vaste ensemble de dunes d'où émergent des rochers chaotiques, un espace de non droit où règnent les trafics, l'impunité et la corruption.
La question du Nord-Mali s'inscrit donc dans une très longue série de rébellions armées qui viennent ponctuer son histoire depuis plus de 50 ans. Il y a donc indiscutablement une « question touareg » caractérisée par une insatisfaction des populations nomades du nord, par un cycle de violences et de représailles quasiment continu et par un affaiblissement progressif des structures de l'État malien.
Le retour de Libye des anciens mercenaires de Khadafi (et de leur arsenal d'armement) a en quelque sorte servi d'étincelle à un cocktail explosif dont tous les éléments étaient déjà réunis : irrédentisme, corruption des structures centrales, impact déstabilisateur du narcotrafic sur les mécanismes de redistribution traditionnels...
Plusieurs experts considèrent d'ailleurs que la rébellion touareg couvait dès avant l'intervention en Libye. Ibrahim ag Bahanga, touareg des Ifoghas, originaire de Tin-Essako dans la région de Kidal, vraisemblablement mort le 26 août 2011 dans un accident de voiture, avait déjà formé le projet de reprendre les armes, avant même que le MNLA ne mette ce projet à exécution en 2012.
Force est cependant de constater d'ailleurs que la majorité des armes retrouvées par les forces françaises au Nord-Mali ne provenaient pas de Libye, mais de soldats maliens qui avaient fait défection ou les avaient vendues aux groupes terroristes, détournant ainsi la coopération menée par un de nos alliés.
(2) Les Touareg : une communauté divisée
On ne saurait trop insister sur la complexité de la situation au Nord, en particulier chez les Touaregs, situation qui nécessite une connaissance très fine de sociétés traditionnelles, traversées de profondes rivalités. Rivalités entre lignages touaregs, (schématiquement : Ifoghas, contre Imghads), entre Touaregs et Arabes, avec des alliances inattendues, certains Touaregs étant alliés à des Arabes contre d'autres Touaregs...
Toutes les alliances et tous les revirements paraissent possibles, tant sont subtils et complexes les rapports entre communautés et lignages. D'ailleurs, au sein des groupes armés, on peut observer une rivalité entre Ansar Dine et le MNLA, la dissidence de l'éphémère MIA après le déclenchement de Serval et son ralliement au MNLA.
Les divisions sont bien plus profondes que la vision parfois idéalisée du monde touareg qu'on peut avoir dans les capitales européennes ne le laisse penser. En particulier, de nombreux chefs traditionnels touaregs ne se reconnaissent pas dans les revendications du MNLA.
La trajectoire personnelle d'Iyad ag Ghali, à l'origine laïque, ancien leader des rébellions touarègues, est à ce titre révélatrice : son basculement progressif s'expliquerait non seulement par un cheminement religieux vers un fondamentalisme quiétiste (initié par des prêcheurs pakistanais d'Al Dawa, confirmé lors de son séjour en tant que Consul du Mali à Djedda, en Arabie Saoudite, où il avait été nommé par ATT), mais aussi par une rivalité avec la jeune génération du MNLA et une recherche de reconnaissance au sein de la communauté touareg, par rapport à l'Amenokal des Ifoghas.
L'organisation de la société touareg est souvent décrite comme féodale , tant les relations sociales y restent marquées par des rapports de dépendance, voire d'infériorité intériorisée, fondés sur la protection et le tribut. Certains sont nobles, d'autres « dominés », comme c'est le cas en particulier des anciens esclaves. Des travaux universitaires ont décrit cette organisation par lignage (l'amenokal, le noble, le tributaire, le forgeron, l'esclave) :
Graphique n° 4 : Schéma théorique de l'organisation sociale touarègue
Source : Les Touaregs Kel Adagh, dépendances et révoltes : du Soudan français au Mali contemporain, Pierre Boilley, 1999
Certains travaux 12 ( * ) distinguent six groupes sociaux fondamentaux dans les organisations politiques touarègues traditionnelles, structures pyramidales reposant sur : l'aristocratie guerrière, elle-même hiérarchisée en lignages dont celui de la chefferie, qui transmet le pouvoir ; les tributaires , qui sont dans un rapport de soumission ; les religieux , détenteurs du savoir coranique et garants de l'application des règles (héritages, mariages, divorces) ; les artisans , situés au bas de la pyramide sociale, mais libres ; les esclaves (subsahariens alors que leurs « propriétaires » sont d'origine méditerranéenne), considérés comme des marchandises ; les affranchis (Touaregs noirs, ou Bellahs), qui accèdent au statut d'hommes libres tout en étant marqués à vie par leur ascendance.
On pourrait croire ces catégorisations sociales emportées par la colonisation puis plus encore par l'indépendance, dans la mesure où le projet politique de Mobibo Keita était naturellement de mettre fin à l'ancien ordre social. De fait, la rupture des liens de dépendance a conduit à la formation de nouvelles communautés telles que les Imghads ou les Bellahs. Pourtant, cette société est encore aujourd'hui traversée par des rémanences de l'ancien ordre social. Ainsi, certains analysent la loyauté des Imghads par rapport à l'État malien comme une certaine volonté de ne pas revenir à une relation de dépendance par rapport à l'ancienne aristocratie touarègue. D'autres mettent en avant le rôle fondamental des rivalités claniques (Ifoghas contre Idnan par exemple) pour comprendre le positionnement respectif des différentes chefferies touaregs.
Une récente réunion passée quasiment inaperçue des Touaregs noirs du Mali (le 22 mars 2013 à Bamako) en dit pourtant long sur les divisions ancestrales de cette communauté, où l'on distingue entre Noirs, descendants d'esclaves, et individus à "peau claire". Ces représentants ont réclamé 13 ( * ) dans le cadre de la "réconciliation" entre communautés, une loi criminalisant l'esclavage, phénomène qui selon eux persiste dans le nord du pays. " Nous demandons au gouvernement malien de faire rapidement adopter une loi criminalisant l'esclavage dont nos parents sont toujours victimes dans le nord du Mali ", aurait déclaré lors d'une conférence de presse Ibrahim Ag Idbaltanat, président de l'association Temedt ("parenté" en tamasheq, langue des Touareg). En l'absence d'étude fiable, l'association évalue à " plusieurs centaines ", voire " quelques milliers " le nombre de personnes traitées en esclaves dans le nord du pays.
Force est de constater d'ailleurs que certains Bellahs, exclus de fait du pouvoir dans les sociétés du Nord, ont rejoint les milices Songhai (Ganda Koy), instaurées en 1990.
Des pôles politiques et sociaux différents clivent ce monde fragmenté et complexe, dont la réalité très locale exige une subtile connaissance de ces sociétés.
(3) La France et le MNLA, mythes et réalité
Il existe indéniablement un mythe de « complot français » au Sahara 14 ( * ) , qui reposerait sur une collusion avec les Touaregs. Faut-il rappeler que si les Touaregs Kel Adagh ne se sont pas battus contre le colonisateur français, se soumettant « volontairement », c'est sans doute dans l'optique d'évincer les Touaregs dominants -Oullimindens notamment- ?
Ce mythe d'un complot français remonte aux profondeurs historiques de feu l'OCRS (Organisation commune des régions sahariennes) .
Le souvenir de l'OCRS, ce réagencement colonial ultime 15 ( * ) et éphémère, réalisé en 1957, et qui ne dura que jusqu'en 1962, de l'Organisation commune des régions sahariennes regroupant plusieurs régions sahariennes, est aujourd'hui oublié des responsables politiques français. Mais il reste présent à Bamako, alimentant la suspicion autour d'un supposé agenda caché de la France pour, alternativement, mettre main basse sur les richesses du sous-sol saharien ou alimenter les rébellions touarègues.
Aujourd'hui encore, la représentation de la position française sur la question du Nord-Mali reste polluée par ces fariboles.
Ainsi en est-il de la question des liens de la France avec le MNLA. Contrairement à une vision répandue à Bamako, il n'y a pas de collusion ni encore moins de collaboration entre la France et le MNLA.
Lors de leur audition devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat (le 28 novembre 2012), il a été clairement dit aux représentants de ce mouvement qu'il convenait de déposer les armes, de se placer sur le seul terrain politique et de renoncer à des revendications mettant en cause l'intégrité territoriale du Mali, principe intangible consacré par le droit international. Lors de l'audition, il a été suggéré de rechercher une solution politique, autour d'une plate-forme pouvant réunir non seulement les communautés touarègues mais aussi les autres populations du Nord (majoritaires). Cela a été clairement affirmé : la lutte armée est une impasse. Il faut y renoncer.
Ces exigences recoupent celles posées, aujourd'hui, par les autorités maliennes pour engager le dialogue avec les groupes du Nord (renoncer à la lutte armée, respecter l'intégrité territoriale du Mali, exigence du dépôt des armes dans le cours du processus).
Les représentants du MNLA (dont certains responsables sont sous mandat d'arrêt du Gouvernement de Bamako, ce qui n'est pas, par ailleurs, la meilleure façon de favoriser une éventuelle négociation) semblent juger que s'ils déposaient les armes, ils ne seraient plus en mesure de s'opposer à d'éventuelles exactions de l'armée malienne et des milices « noires » contre les populations touarègues.
Pour autant, la position de la France est nette : les groupes armés doivent désarmer, il ne saurait y avoir deux armées maliennes, deux administrations maliennes. Seules les modalités sont discutables.
Symétriquement, de vrais actes de réconciliation doivent être posés sans lesquels il serait illusoire d'espérer résoudre une question lancinante depuis 50 ans, ou d'atteindre l'objectif d'un rétablissement de l'unité du territoire malien.
Force est de constater que la « démilitarisation » du nord depuis le pacte national et les accords d'Alger, en 1992 et 2006, a contribué à affaiblir l'état malien (1 500 à 2 000 hommes « tenaient » un immense espace, de fait livré à lui-même et à tous les trafics). L'armée malienne doit revenir au Nord. L'Etat, ses services publics, doivent s'y réimplanter. Aucune « administration de fait » par une autre entité ne peut être considérée comme acceptable.
(4) Les Touaregs sont minoritaires, même au Nord
Il ne faut pas oublier qu'en dehors de Kidal, sans doute les Touaregs sont minoritaires dans les régions du Nord, et en particulier à Gao et Tombouctou.
Il ne faut pas oublier les populations « sédentaires », en particulier les Songhais et les Peuls , non plus que les communautés arabes qui ont, elles aussi, un vrai poids dans la région.
Éleveurs, caravaniers ou commerçants, les Arabes (ou « Maures », suivant les terminologies) ont un poids politique et surtout économique non négligeable, en particulier en raison de leur propension à échanger avec les pays du Maghreb voisin. Trois tribus dominent : les Kountas, alliés aux Berbères, de rang social élevé, les Lehmars à Gao et les Berrabiches, qui auraient constitué la majorité des soutiens d'AQMI et du MUJAO. Ce serait grâce à un Berrabiche, Omar Ould Hamara (dit « Barbe rouge »), haut responsable du MUJAO, que Moktar ben Moktar, (dont certains disent qu'il aurait épousé la fille), serait parvenu à s'implanter dans la région de Tombouctou.
Des lignes de fracture existent aussi dans la communauté arabe, en particulier entre les Kountas (alliés des Ifoghas) et les Arabes du Tilemsi, majoritairement Lehmar.
Certains Arabes seraient particulièrement impliqués dans le trafic de drogue, comme les Arabes de Tarkint (liés à l'affaire de l'avion « air cocaïne » en 2009). La collaboration voire l'alliance désormais bien réelle entre les groupes armés (notamment le MUJAO) et certains narcotrafiquants arabes répondait sûrement à l'origine à une logique opportuniste, beaucoup plus qu'à une logique politique ou religieuse. Elle est toutefois aujourd'hui bien réelle et explique notamment la présence de poches d'insécurité autour de Gao notamment.
La réconciliation de toutes les ethnies du Mali est indispensable pour que les groupes terroristes ne trouvent pas notamment au Nord le soutien de telle ou telle faction de la population. De cette nécessité aussi le Gouvernement malien doit être convaincu.
(5) Une question de sous-développement ?
La question du Nord serait avant tout, pour certains, une question de sous-développement entre le centre (la région capitale et le Mali « utile », « fertile »), et la périphérie. Le problème du Nord se résumerait à un manque d'infrastructures. Vue sous cet angle, la situation du Nord ne serait pas plus différente que celle d'autres régions du Mali comme Mopti, ou Kayes.
« Le Nord représente un quart du pays, et depuis 1960 il n'y pas eu un kilomètre de route goudronnée » a affirmé un haut responsable malien issu du Nord, rencontré à Bamako. A l'inverse, le président Traoré a mis en avant les efforts réalisés par le passé pour l'intégration économique et politique des Touaregs, citant le nombre de leurs députés (11 députés touaregs, 18 députés du Nord, sur 147 au total, sont les chiffres qu'il a cités) obtenus grâce à une dérogation au principe démographique, citant aussi les initiatives pour l'insertion économique des Touaregs mises en place après les précédents accords, citant encore l'intégration sans concours de Touaregs dans la fonction publique et l'armée... « Les Touaregs ne sont pas notre problème. Nous avons un problème de développement global » a-t-il affirmé, citant l'enclavement, l'accès à l'énergie, à l'éducation (« Il faudrait une école dans chaque village, ceci n'est pas spécifique au Nord ».)
Le Nord a-t-il été délaissé ? Sur le plan sécuritaire, les effets négatifs de la « démilitarisation » du Nord sont souvent soulignés. Sur le plan économique, le manque criant d'infrastructures et la pauvreté des régions du Nord ne sont contestés par personne, même si les avis divergent là encore sur l'action passée des pouvoirs publics. Toutefois, il est important de dire qu'à la version la plus communément admise, celle d'un délaissement total de ces régions, viennent s'opposer d'autres analyses, fondées sur une dépense par habitant plus élevée au Nord qu'au Sud ces dernières années. C'est ce qu'affirme par exemple le premier ministre Cissoko, dans une interview au journal Le Monde en février : « En ce qui concerne l'état de développement des régions du nord du Mali, je puis vous dire que, de 1961 à maintenant, on y a investi plus que dans le reste du pays . Le sentiment de marginalisation des populations tient au fait que les conditions de réalisation des projets y sont beaucoup plus difficiles. Il faut y investir quatre à cinq fois plus qu'au Sud pour obtenir le même résultat. Pour un pays non producteur de pétrole, qui dépend tant de l'aide internationale, est-il possible de consacrer autant de moyens pour le Nord ? La question vaut d'être posée, mais le Nord n'a pas été délaissé . Seulement, la modicité des ressources du pays nous oblige à faire des choix. »
Il n'est pas douteux que les causes sont entremêlées et la réalité sûrement plus complexe, à l'examen, qu'elle n'apparaît en premier lieu. Les questions de développement pèsent certainement dans le sentiment de délaissement, partagé par toutes les communautés, à côté de la seule question touarègue.
b) Les tensions intercommunautaires sont exacerbées
Tout ou presque a été dit sur l'hétérogénéité d'un Mali résultant d'un découpage colonial jugé artificiel. Le problème de la coexistence du monde touareg avec le monde sédentaire, de la coexistence du nord aride avec le sud fertile, du monde arabo-berbère avec celui de l'Afrique noire, ne sera pas facilement résolu.
Des années d'incompréhension et de violences ont en outre creusé un fossé profond.
La persistance des tensions est manifeste, entre Arabes et Touaregs (la situation à In Khalil est à cet égard révélatrice), ou entre Touaregs et Songhaïs. La communauté arabe s'estime quant à elle fragilisée car soupçonnée collectivement de collusion avec les terroristes et les trafiquants. Certains Touaregs noirs affirment ainsi subir des exactions à Kidal 16 ( * ) .
Les peurs et les méfiances sont vives entre le Nord et le Sud et dans les régions intermédiaires. Parmi les quelques réfugiés et déplacés qui reviennent à Tombouctou, on ne compte encore aucun Touareg ni aucun Arabe, ce qui laisse présager du défi que représente la réconciliation.
Pourtant, une autre réalité existe aussi, celle d'un véritable sentiment malien, d'un sentiment national réel, porté par l'élan de l'indépendance .
Il y a aussi une autre réalité sociale, plus apaisée. C'est celle du « cousinage à plaisanterie », qui est, dans l'Afrique de l'Ouest, un mécanisme de régulation sociale, une « soupape » qui, en établissant des parentés artificielles entre membres de différentes communautés, permet d'adoucir ou d'inverser les rapports, et de désamorcer les tensions.
3. La montée des courants salafistes et wahhabites dans la société malienne, au Nord comme au Sud
Le Mali est depuis l'indépendance une république laïque. Au sein de ce pays musulman, membre fondateur de l'Organisation de la conférence islamique, l'islam malékite, traditionnellement modéré et tolérant, s'est pourtant transformé ces dernières années, au Nord comme au Sud du pays. Des experts 17 ( * ) mettent en avant le fait que l'islam est de plus en plus perçu, en particulier par les « cadets sociaux » ceux qui ne sont pas en responsabilité, comme un recours face à une classe politique décrédibilisée : il y aurait en quelque sorte une « sortie du politique » ou un détournement du religieux à des fins politiques. L'islamisme, qui n'est pas l'islam, se développe ainsi.
Pour le Nord , il apparait que l'islam radical imposé par les mouvements terroristes est très étranger aux traditions locales. L'application coutumière, par tribu ou groupe ethnique, de la charia, par les chefs religieux traditionnels (les cadis ), n'avait rien de « rigoriste », et tant le statut des femmes (traditionnellement non voilées) que les normes de régulation sociale étaient ceux d'une société tolérante et ouverte.
Il ne faut pourtant pas occulter, au sein des sociétés du Nord, la pénétration diffuse d'un islam moins tolérant, depuis une quinzaine d'années, du fait de prédicateurs Tabligh venus du Pakistan. L'islam radical aurait été introduit dans l'Adrar à la fin des années 1990 et au début des années 2000, plus précisément par la secte fondamentaliste Dawa , mouvement Tabligh originaire de la frontière indo-pakistanaise, dont la caractéristique est de mener des actions humanitaires et sociales auprès de populations délaissées. Ce mouvement dont l'objet est l'instauration d'un état théocratique, envoie des missionnaires à des fins de prosélytisme religieux, pour prôner l'application rigoriste de la charia et pour récolter des fonds. Elle aurait financé des stages de formation au Pakistan et le pèlerinage à la Mecque de nombreux Touaregs du Nord-Mali. Certains estiment qu'elle aurait été présente à partir de 2003 à Kidal, sous la conduite d'Iyad Ag Ghali. La trajectoire personnelle et le « retournement » religieux d'Iyad ag Ghali témoignent d'ailleurs parfaitement de cette pénétration croissante de l'islam fondamentaliste.
La présence occasionnelle de princes émiratis ou saoudiens au Nord-Mali a pu alimenter toutes sortes de spéculations sur leur rôle éventuel. Des allégations de presse non confirmées ont fait état de financements, directs ou indirects, de groupes armés par certaines organisations non gouvernementales comme le Croissant rouge qatari , ou Qatar's charity, en particulier s'agissant du financement de l'hôpital de Gao, lorsqu'il était sous « administration » du MUJAO, ou de l'organisation de convois de médicaments escortés par des groupes armés.
Pour autant qu'on puisse en juger, si beaucoup d'allégations semblent parfois confiner au fantasme, l'action ou l'influence nouvelle de ces acteurs au Nord-Mali révèle sans aucun doute la pénétration d'une forme d'islam jusqu'alors étrangère à l'Afrique sub-saharienne.
Au Sud, l'islam bambara , très majoritairement malékite, est lui aussi travaillé par des forces plus radicales. La présidence du Haut conseil islamique a été confiée à un « wahhabite », alors que 80 % de la population est malékite. Revendication de longue date, la nomination en août 2012 d'un ministre des affaires religieuses et du culte vient couronner une lente évolution.
Certains chercheurs vont jusqu'à estimer qu'il y avait une convergence, voire un projet politique visant à instaurer au Mali un « état islamique » voire à négocier avec le mouvement d'Iyad ag Ghali l'éventuel établissement d'une plate-forme commune entre le Nord et le Sud. Sans aller jusque-là, d'autres constatent que ce n'est sûrement pas un hasard si l'imam Mahmoud Dicko, Président du Haut conseil islamique du Mali (HCIM), s'est rendu à Gao quand la ville était sous le joug des terroristes, où il a rencontré un porte-parole du MUJAO.
La montée en puissance des religieux dans la sphère politique malienne est antérieure à l'offensive terroriste, comme l'a montré le débat autour du Code des personnes et de la famille sous le régime du président ATT. Cette réforme, proposée en 2009, visait à moderniser le statut de la famille, amendait une cinquantaine d'articles de loi, reconnaissait l'égalité entre les hommes et les femmes ou organisait la reconnaissance des enfants nés hors mariage. Elle a été annulée sous l'influence des religieux.
Vos rapporteurs ont tenu à s'entretenir de cette situation, à Bamako, avec M. Ousmane Madani Cherif HAÏDARA, vice-président du Haut conseil islamique, chef du mouvement religieux (modéré) Ançar Dine 18 ( * ) , malékite, l'un des prêcheurs traditionnellement les plus écoutés du Mali, qui s'est ouvertement opposé à la montée de l'islam radical, au prix d'ailleurs de menaces sur sa propre sécurité.
Cet entretien a confirmé leur analyse sur la transformation de l'islam au Mali. Il a confirmé l'existence d'un financement extérieur très actif pour la construction de mosquées, de centres sanitaires et sociaux et de Médersas au Mali ces quinze dernières années.
Certains allèguent que l'Arabie saoudite construirait une mosquée par semaine au Mali ! Sans être à même de vérifier ce chiffre, vos rapporteurs constatent l'impact de la puissance financière et de l'offre de services sanitaires et sociaux sur une société aussi pauvre que le Mali. Il ne faut pas négliger non plus la force d'attraction spirituelle d'une monarchie qui abrite les lieux saints de l'islam ou le prestige intellectuel de prédicateurs très bien formés, qui se combinent pour permettre la montée en puissance d'un nouveau type d'islam, plus radical que celui traditionnellement pratiqué en Afrique de l'Ouest.
De même, l'ouverture prochaine d'une chaîne télévisée francophone à Dakar par Al Jazeera ne laisse pas d'inquiéter.
La question de la radicalisation islamique des sociétés du Machrek, du Maghreb et désormais de l'Afrique de l'Ouest dépasse le strict cadre de réflexion du groupe de travail « Sahel ». C'est toutefois un élément de contexte incontournable, réflexion indispensable qui doit d'ailleurs irriguer l'ensemble de notre vision. Il faut mettre de la cohérence dans nos positions et penser globalement ce problème.
A cet égard, on pourra se référer à l'analyse développée récemment, dans le cadre de la réflexion sur les révolutions arabes, devant l'Académie des sciences morales et politiques par Jean-Pierre Chevènement, co-président du groupe de travail :
Extrait de la communication : « Les changements politiques dans le monde arabe », 3 décembre 2012, Jean-Pierre Chevènement « L'Islam est la religion de 1 200 millions d'hommes et de femmes, de l'Océan Atlantique aux confins de la Chine, de l'Afrique noire à l'Asie Centrale, et jusqu'aux mers du Sud (Indonésie, Philippines). L'Islam est plus qu'une religion. C'est une organisation sociale qui se veut fondée sur la parole incréée de Dieu, transmise par le Prophète, Mahomet, et sur la tradition. (...) L'Islam, au XXI e siècle, est au coeur du monde. Nul ne peut se désintéresser de son avenir. (...) « Selon une thèse que j'emprunte en partie à Pierre Brochand, l'Islam serait de fait la principale force de résistance à la globalisation libérale que portent l'essor des nouvelles technologies de la communication, la libération des flux de capitaux, de marchandises et de services, sans parler des flux migratoires et enfin la dynamique de l'hyperindividualisme libéral. C'est surtout, selon moi, à ce dernier trait que l'Islam s'oppose le plus fortement (il ne s'oppose pas à la libération des capitaux) ni plus généralement au libéralisme économique. La dynamique hyperindividualiste à quoi a abouti la civilisation occidentale n'est plus contrôlée. « Samuel Huntington a inventé, en 1994, l'expression de « choc des civilisations » : il visait principalement l'Islam qui oppose à l'hyperindividualisme libéral une réaction non étatique de même nature, qu'on peut qualifier d'« identitaire ». « Ses valeurs : primauté du groupe et de la famille patriarcale, hétéronomie absolue, confusion du public et du privé, du politique et du religieux, interdits sexuels, etc. l'opposent trait pour trait à l'hyperindividualisme porté par la globalisation libérale. L'Islam apparaît de fait, dans le monde d'aujourd'hui, comme le porteur par excellence de la tradition . Il n'en est certainement pas le seul vecteur, mais il est à coup sûr le plus dynamique. Il me paraît nécessaire cependant de bien distinguer entre l'Islam qui est d'abord une religion, même si elle tend à régenter l'espace social tout entier (mais quelle religion n'en a-t-elle pas eu la tentation ?), et par ailleurs l'islamisme qui est une idéologie politique et qui tend à la conquête du pouvoir politique.
« Plusieurs sensibilités s'y expriment : des
courants modernistes (c'était largement le cas du nationalisme arabe)
mais aussi des réactions d'autodéfense par rapport à
l'hyperindividualisme libéral confondu avec l'Occident qu'on peut
distinguer selon le niveau de dissidence qu'elles expriment : les
réactions de rejet : le djihadisme ;
« 1. Le djihadisme préconise le retour à la lettre du Coran et au califat originel, par la guerre à la fois contre l'Occident et contre ses suppôts locaux (les régimes « mécréants »). (...) C'est un terreau qu'il faut assécher si on veut pouvoir les réduire. Ils ne représentent d'ailleurs qu'une très petite minorité, chez des hommes jeunes, en pleine crise d'identité, mais la masse des musulmans, fondamentalement modérés, les rejette. « 2. L'autodéfense musulmane peut prendre en pays d'Islam la forme du refus : c'est l'islamisme politique qui recherche non la confrontation globale avec l'Occident mais la prise de pouvoir dans un pays donné par la voie des élections, avec l'objectif d'y imposer la « charia ». L'islamisme politique est pragmatique. Il ne remet pas en cause le marché. Il est ouvert aux compromis. La question qui se pose est de savoir s'il peut accepter le pluralisme, l'alternance, une totale liberté de conscience, d'opinion, bref de démocratie et qu'on puisse ainsi parler de « démocratie musulmane » comme il y a eu, après 1945, en Europe, une « démocratie chrétienne » ? (...) « 3. Il est une troisième forme de réaction des sociétés musulmanes à l'hyperindividualisme libéral porté par l'Occident : c'est le repli, l'islamisation des moeurs , quelquefois encouragée par des gouvernements non-islamistes, mais dont il n'est pas aventuré de prédire qu'elle nourrira à terme l'islamisme politique et qui sera pénible voire insupportable aux musulmans qui n'ont pas la soumission au Coran comme dogme exclusif. « Il existe ainsi un savant dégradé de réactions défensives des sociétés musulmanes à la déferlante de l'hyperindividualisme libéral. Mais il y a aussi des synthèses modernistes en gestation.(...) « Quelle politique arabe pour la France ? Il faut instaurer la cohérence : on ne peut pas à la fois hystériser l'islam en France et proposer « l'union pour la Méditerranée », comme la tentation s'en est manifestée.
« On ne peut pas soutenir l'islamisme politique dans
le monde arabe en fermant les yeux sur ses dérives djihadistes et
combattre ce même djihadisme en Asie (Afghanistan) ou en Afrique (Mali).
On ne doit pas faire non plus comme si l'islamisme politique était le
seul régime qui convenait chez eux aux peuples arabes et prôner en
même temps l'intégration en France de nos compatriotes de
tradition musulmane. Nous éprouvons certes quelques difficultés
de transmission des valeurs républicaines. Mais ce n'est pas le
problème de l'Islam. C'est le problème de la France
! ».
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* 12 A. Bourgeot, « les sociétés touarègues, Nomadisme, identité, résistance », 1995
* 13 Source : site Internet jeune Afrique, « Mali : des Touaregs réclament une loi criminalisant l'esclavage »
* 14 Voir l'article : « Un complot français au Sahara ? » Pierre Boiley, in « Mali-France, regards sur une histoire partagée », 2005
* 15 D'après les termes mêmes de l'article précité, qui détaille le contenu de cette réforme
* 16 Cf. communiqué de Malick Alhousseini, président du Collectif des ressortissants du nord du Mali (Coren), le 5 avril 2013
* 17 C'est notamment le cas de l'anthropologue Gilles Holder, entendu par le groupe de travail
* 18 À ne pas confondre avec le mouvement Ansar Dine d'Iyad ag Ghali