III. APRÈS BRIGHTON, QUELLES PERSPECTIVES POUR LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME ?
La Cour européenne des droits de l'homme vient de traverser une intense période de réformes. Au lendemain de la conférence de Brighton, il convient de lui laisser le temps de s'approprier les nouveaux outils dont elle dispose pour traiter plus efficacement et plus rapidement les requêtes qui lui sont soumises. Toutefois, la résorption du stock d'affaires en instance devant la Cour ne pourra se faire, d'après vos rapporteurs, sans un renforcement, au moins temporaire, de ses moyens et de ses effectifs.
Alors que le traité de Lisbonne a officiellement autorisé l'Union européenne à adhérer en tant que telle à la Convention européenne des droits de l'homme, il convient également d'examiner les modalités que pourrait prendre un renforcement des liens entre le Conseil de l'Europe et l'Union européenne dans l'amélioration de la protection des droits de l'homme en Europe.
Mais avant toute chose, vos rapporteurs souhaitent insister sur la priorité absolue que constituent, d'une part, l'application des droits et libertés reconnus par la Convention et, d'autre part, l'exécution des arrêts de la Cour par les États membres du Conseil de l'Europe : en effet, seule une garantie effective et efficace de ces droits au niveau national paraît de nature à diminuer la charge de travail de la Cour.
A. LA NÉCESSITÉ URGENTE D'UNE MEILLEURE APPLICATION DES DROITS ET LIBERTÉS RECONNUS PAR LA CONVENTION DANS TOUS LES ÉTATS MEMBRES DU CONSEIL DE L'EUROPE
1. Remédier à la disparité entre États membres en matière de respect des droits de l'homme
Comme le déclarait le 19 avril 2012, à la conférence de Brighton, notre collègue député Jean-Claude Mignon, président de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, « on [dit la Cour] victime de son succès. Mais est-ce que nous pouvons vraiment parler de « succès » dans ce contexte ? La Cour n'est-elle pas plutôt victime des défaillances au niveau national ? N'omettons pas de rappeler qu'environ la moitié des affaires pendantes devant la Cour concernent quatre États seulement, un seul d'entre eux représentant 27% des requêtes totales et que dix États, sur quarante-sept, totalisent près de 80% des requêtes ».
Les statistiques globales établies par la Cour montrent en effet que, depuis sa création, cette dernière a rendu plus de 15 000 arrêts. Près de la moitié des arrêts rendus étaient dirigés contre quatre États : la Turquie (2 747), l'Italie (2 166), la Fédération de Russie (1 212) et la Pologne (945).
a) Une amélioration du suivi de l'exécution des arrêts de la Cour
Le suivi de l'exécution des arrêts de la Cour relève de la responsabilité du comité des ministres du Conseil de l'Europe. Afin d'améliorer le processus de suivi, ce dernier a adopté en décembre 2010 de nouvelles modalités de surveillance , se traduisant en particulier par un accent mis sur les « arrêts pilotes » et les problèmes structurels importants ou complexes mis en évidence par la Cour.
Celles-ci semblent commencer à porter leurs fruits. Dans son rapport annuel pour 2011, le comité des ministres relève que cette année là, pour la première fois depuis longtemps, le nombre de nouvelles affaires répétitives transmises au comité des ministres a diminué . Cette diminution est probablement à mettre au compte d'une meilleure coopération entre la Cour, le comité des ministres et les autorités nationales s'agissant de la mise en oeuvre des « arrêts pilotes ». En revanche, le comité relève avec regret que le nombre d'affaires en attente d'exécution, cinq ans après l'arrêt de la Cour, a encore augmenté.
L'année 2011 a par ailleurs donné lieu à une augmentation des activités de coopération organisées par le Service de l'exécution des arrêts de la Cour. Comme l'indique le rapport annuel précité, « le budget ordinaire consacré à ces activités, qui est resté stable autour de 90 000 euros depuis quelques années, a été renforcé de manière considérable par les contributions du Fonds fiduciaire « droits de l'homme « (en 2011 environ 250 000 euros ont été consacrés à ces activités, par rapport aux 185 000 euros en 2010). Une série de missions du Secrétariat ont permis des avancées significatives dans l'exécution d'affaires spécifiques. On peut citer, à titre d'exemple, la coopération engagée avec les autorités moldaves à la suite de l'arrêt pilote Olaru dans le cadre de l'élaboration des changements législatifs exigés par cet arrêt. La coopération a été fructueuse et le nouveau recours exigé a été mis en place dans le délai imparti par la Cour. Deux nouveaux projets importants soutenus par le Fonds ont été lancés fin 2011 pour permettre de résoudre d'autres problèmes pendants devant le comité des ministres depuis longtemps : l'un relatif à la liberté d'expression en Turquie, mis en place à l'initiative du Secrétaire général, l'autre relatif aux problèmes liés à la détention provisoire et les recours efficaces pour contester les conditions de détention, proposé aux pays principalement concernés par ces questions » 22 ( * ) .
b) Donner une traduction concrète au principe de subsidiarité
De façon plus générale, le principe de subsidiarité , qui fonde le système de protection des droits de l'homme et sur la mise en oeuvre duquel les conférences d'Interlaken, d'Izmir et de Brighton ont particulièrement insisté, implique, comme l'a expliqué à la délégation de votre commission M. Philippe Boillat, directeur général des droits de l'homme et de l'État de droit au Conseil de l'Europe :
- que chaque État membre mette en place des voies de recours internes permettant de sanctionner, au niveau national, les violations des droits reconnus dans la Convention ;
- que chaque État membre applique de façon anticipée la jurisprudence de la Cour, notamment lorsque certaines décisions, rendues à l'égard d'un autre État partie, sont susceptibles de s'appliquer à son propre système juridique ;
- qu'un mécanisme de contrôle systématique, a priori , de la compatibilité des lois avec les droits et libertés garantis par la Convention soit mis en oeuvre au niveau de chaque Parlement national ;
- que la jurisprudence de la Cour soit mieux connue et mieux diffusée. A cet égard, M. Philippe Boillat a attiré l'attention sur la question centrale de la traduction des arrêts de la Cour - ceux-ci n'étant, en l'état du droit, rédigés qu'en français et en anglais. Depuis quelques mois, la Cour a entrepris d'alimenter sa base de données de versions traduites de ses arrêts et décisions ; elle a également contribué à la production et à la diffusion en plusieurs langues de deux guides importants, le Guide pratique sur la recevabilité et le Manuel du droit européen en matière de non-discrimination , rédigé en partenariat avec l'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne. Enfin, elle a prévu de doter sa nouvelle base de données HUDOC d'une interface russe ;
- que ces efforts aillent de pair avec une meilleure formation, au niveau national, des magistrats dont le cursus d'études devrait notamment intégrer systématiquement un module consacré à la Convention européenne des droits de l'homme et à la jurisprudence de la Cour.
Vos rapporteurs, qui partagent pleinement ces recommandations, s'interrogent sur l'opportunité d'aller plus loin.
En particulier, ils souhaitent que ne soit pas définitivement écartée la possibilité , évoquée par le Gouvernement britannique lors de la préparation de la conférence de Brighton, de prononcer des astreintes ou des sanctions financières à l'encontre d'États persistant à ne pas exécuter un arrêt de la Cour . Un tel système, que la Cour de justice de l'Union européenne peut pour sa part mettre en oeuvre, a fait la preuve de son efficacité s'agissant de l'application du droit communautaire par les États membres de l'Union européenne.
Les opposants à la mise en place de telles sanctions financières font valoir qu'à la différence de l'Union européenne, le Conseil de l'Europe est une organisation intergouvernementale, qui se prête mal à ce type de mesures particulièrement intrusives à l'encontre de ses membres et qu'il convient de privilégier les mesures incitatives.
Vos rapporteurs estiment pour leur part que l'instauration de telles sanctions pourrait avoir un effet particulièrement stimulant sur certains États parties qui tardent à mettre en oeuvre au niveau national les mécanismes propres à garantir les droits et libertés reconnus par la Convention.
Vos rapporteurs se sont également interrogés sur l'opportunité d'exclure un État partie qui refuserait durablement d'exécuter les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. Une telle mesure serait sans doute de nature à renforcer la crédibilité du système de protection des droits de l'homme en Europe. A l'heure actuelle, la possibilité d'une telle exclusion, en dernier ressort, est en théorie prévue à l'article 8 du Statut du Conseil de l'Europe ; elle n'a à ce jour jamais été mise en oeuvre 23 ( * ) .
Vos rapporteurs n'ignorent pas qu'une telle solution suscite des réserves importantes. Mme Maud de Boer-Buquicchio, secrétaire générale adjointe du Conseil de l'Europe, que la délégation de votre commission a rencontrée à Strasbourg, considère pour sa part que la stigmatisation des États ne produit jamais de bons résultats ; pour elle, un État adhère au Conseil de l'Europe et à la Convention européenne des droits de l'homme parce qu'il a la volonté d'appartenir à l'espace de protection des droits que ceux-ci protègent et mettent en oeuvre. Dès lors, il convient d'encourager et d'accompagner ces États dans la voie des réformes, plutôt que de les menacer d'une possible exclusion.
Comme l'a de son côté expliqué à vos rapporteurs M. Philippe Boillat, l'inexécution par certains États parties des arrêts rendus par la Cour ne traduit pas nécessairement une mauvaise volonté de leur part, mais souvent des difficultés pratiques sur la façon d'exécuter les mesures prescrites par la Cour. Par exemple, un arrêt rendu en décembre 2009 à l'encontre de la Bosnie-Herzégovine à propos des conditions d'accès à la présidence de la République nécessitait une modification de la Constitution de ce pays telle qu'elle résulte des accords de Dayton...
* 22 Conseil de l'Europe, comité des ministres, « Surveillance de l'exécution des arrêts et décisions de la Cour européenne des droits de l'homme » , rapport annuel, 2011, page 12.
* 23 Plusieurs États ont en revanche fait l'objet d'une procédure de suspension à l'Assemblée :
- la Grèce, à la suite de l'instauration de la dictature militaire des colonels en 1967. La procédure n'a toutefois pas abouti car elle s'était d'elle-même retirée de l'organisation en 1969, avant que le comité des ministres ne se prononce. La Grèce a rejoint le Conseil de l'Europe en 1974 après la chute de la dictature ;
- la Turquie, après le coup d'État militaire de 1980. Elle a récupéré son droit de vote à l'Assemblée après les élections de 1984 ;
- enfin, la Russie a été suspendue à l'Assemblée de 2000 à 2001 à cause de sa politique en Tchétchénie.