III. UN ÉTAT DES LIEUX PRÉOCCUPANT : LE FORMAT DE NOS ARMÉES EST « JUSTE INSUFFISANT »
La France est dans le monde l'une des puissances militaires qui compte. Les matériels dont elle dispose lui permettent, à quelques exceptions près, de couvrir l'ensemble du spectre. Sa participation aux opérations de maintien de la paix, nos interventions en opérations extérieures, le maillage exceptionnel de nos points d'appui mondiaux avec la présence de nos forces de souveraineté ou de nos forces pré-positionnées, les accords de défense signés avec un grand nombre de pays, nous offrent une capacité d'action et de réaction unique. Le retour d'expérience des conflits dans lesquels notre pays a été engagé récemment (Côte d'Ivoire, Libye) montre que nos armées ont pu et su réagir avec promptitude à l'injonction de notre diplomatie pour la défense de nos intérêts et de nos valeurs.
Pourtant, au-delà de ce bilan flatteur, on peut se demander si nous ne connaissons pas un syndrome du paraître , une sorte d'effet Potemkine , qui masquerait que notre dispositif est au bord du point de rupture. Un examen attentif de la situation arme par arme montre que le format et les moyens de nos armées sont juste insuffisants.
A. L'ARMÉE DE TERRE
Le rôle et la place de l'armée de terre sont absolument centraux, pour une raison simple, c'est que, dans un conflit, « tout commence à terre, et tout finit à terre ».
« La guerre étant plutôt affaire de contrôle de la population, et ce n'est pas prêt de changer, elle sera donc inévitablement affaire de contrôle des territoires où vivent les populations, zones urbaines en tête, portuaires et aéroportuaires incluses. Il faudra donc nécessairement toujours des troupes sur le terrain - et en nombre suffisant ! - si l'on veut, pour citer Colin Gray, obtenir quelque chose qui ressemble à une victoire décisive. En conséquence, ces troupes au sol resteront au coeur de tout système de forces à venir. » 10 ( * )
La réforme en cours et la RGPP ont dimensionné notre armée de terre au plus juste.
L'armée de terre « d'emploi » - 97.000 des 130.000 terriens - 8 brigades interarmes - 1 brigade des forces spéciales - 1 brigade de renseignement - des moyens de commandement et de soutien logistique associés - Les forces terrestres c'est aujourd'hui 80 régiments et 88.000 hommes dont près de 20.000 pour l'engagement opérationnel global (forces de présence, forces de souveraineté, OPEX, alerte projetable, territoire national). |
L'armée de terre est aujourd'hui au format de celle de Louis XIV. La France dispose du plus petit appareil militaire de l'histoire moderne. Cette taille pose naturellement un problème de masse critique. Le développement des technologies permet-il d'aller dans le sens d'une réduction continue ?
La réduction du format de 50 % depuis la fin de la conscription s'est accompagnée de la réduction du nombre de plates-formes majeures et du nombre d'unités combattantes. Sur la période 2008-2015, l'armée de terre a supprimé près de 21.000 postes et en a transféré 25.000 vers les services interarmées.
Rappelons que l'armée de terre a déjà fait des efforts considérables de réduction de ses matériels. C'est ainsi que nous sommes passés de 11 000 à 7 000 poids-lourds ; de 400 à 254 chars, de 250 à 135 canons, de 600 hélicoptères à 330 en 10 ans. Comme le remarquait le général Irastorza, il y a plus de canons devant les invalides que dans l'armée française !
Le risque c'est d'avoir une armée « échantillonnaire » dotée de quelques capacités dans chacun des secteurs concernés.
Pourtant, aujourd'hui encore, elle reste une armée cohérente et polyvalente, capable de peser dans une coalition et d'honorer ses contrats opérationnels. Elle joue un rôle majeur pour le positionnement international de la France puisque l'armée de Terre fournit invariablement près de 80 % des militaires français engagés en opérations extérieures.
L'armée de terre présente néanmoins des aspects de fragilité :
• Le Livre blanc de 2008 a déterminé un format au plus juste pour répondre au contrat opérationnel qu'il lui est fixé. 11 ( * ) Or les contraintes budgétaires successives ont depuis rendu difficiles l'exécution et la soutenabilité de certains de ces contrats, notamment dans la durée, ainsi que leur simultanéité.
• Certains domaines de spécialités sont aujourd'hui à un niveau plancher et ne pourront supporter de nouvelles réductions sauf à imposer d'abandonner lesdites capacités. A titre d'exemple, nous ne disposons plus que d'un seul régiment de drones, un seul régiment d'artillerie sol-air, les capacités du génie sont à l'étiage et nous ne disposerons à l'avenir que d'un seul régiment LRU.
• La deuxième contrainte importante qui pèse sur l'armée de Terre concerne le renouvellement de ses matériels. La Loi de Programmation Militaire (LPM) et le plan de relance de l'économie ont permis, depuis 2009, d'accélérer le renouvellement d'une partie des matériels de 3 e génération et de rattraper les retards pris lors de la LPM précédente. La réorganisation initiée en 2008 est cependant inachevée, le renouvellement complet des équipements de l'armée de Terre étant encore en cours.
• Ces retards entraînent la coexistence de matériels anciens, et donc des charges importantes en termes de MCO, et de matériels modernes, mais dont le coût d'acquisition est élevé.
• Dans le contexte budgétaire actuel, la tentation pourrait être forte de jouer sur l'étalement du rythme de renouvellement des équipements de l'armée de terre. Une telle décision impacterait principalement le programme Scorpion. 12 ( * ) Or il est évident que le fait de disposer d'outils modernes et cohérents détermine la capacité opérationnelle future.
• Le personnel constitue également un élément de fragilité. L'armée de terre, est passée en 2012 sous la barre des 100.000 hommes. Comme le rappelait le CEMA, l'amiral Guillaud, ses effectifs sont ceux de la RATP. Ce format, comme on le voit en Afghanistan, ne permet plus une occupation et une maîtrise du terrain par les troupes au sol sans l'appoint de troupes locales amies.
• La contrainte du nombre et des restructurations a également un effet sur le moral des troupes. Cette remarque, qui vaut pour les trois armes, devrait conduire à laisser du temps aux armées pour digérer les réformes. Or les décisions qui s'annoncent pourraient conduire, au contraire, à demander un effort supplémentaire.
Un des éléments importants qu'il convient de rappeler est le lien qui relie dissuasion nucléaire et dissuasion conventionnelle. La dissuasion est globale et ses deux volets sont non seulement complémentaires mais totalement interdépendants. Le nucléaire militaire est ainsi d'autant plus crédible que son usage reste limité à des scénarii d'emploi très restreints. La dissuasion conventionnelle n'est crédible qu'à la condition d'aligner, en quantité comme en qualité, un arsenal de combat capable de prévenir par son existence même une grande variété de menaces. Il y a, par conséquent, un fin équilibre capacitaire à trouver et une nécessité de faire attention à ne pas sacrifier l'un à l'autre !
Les orientations qui seront arrêtées par la nouveau Livre blanc, et traduits dans la LPM, devront tenir compte de ces fragilités, se garder des effets de mode et s'inscrire dans un impératif majeur : celui de la préservation de la cohérence d'ensemble. Cela est vrai pour les trois armes et plus particulièrement en matière d'équipements, car toute capacité qui est abandonnée est définitivement perdue sauf à accepter des coûts exorbitants et des délais insupportables, pour une remontée en puissance aléatoire. On le voit par exemple dans les difficultés que connaît le Royaume-Uni pour reconstituer une compétence porte-avions. Pour ces affaires longues et couteuses, « prudence est mère de sureté » : tout abandon brutal a -ou aurait- nécessairement un impact sur la cohérence d'ensemble du modèle.
Le format de l'armée de terre résultera nécessairement des ambitions que la France retiendra et du contrat opérationnel qui en résultera. Aujourd'hui, l'armée de terre est au milieu du gué de sa modernisation.
La commission du Livre blanc devra proposer des orientations qui se traduiront ou non par la poursuite de la modernisation des forces terrestres.
Pour mémoire, cet effort s'articule autour de quelques programmes phares :
• L'hélicoptère NH90 ;
• le missile moyenne portée (MMP) pour remplacer le MILAN ;
• le drone SDT - système de drone tactique ;
• le programme CONTACT, véritable « neurone » de SCORPION ;
• et enfin SCORPION, lui-même décliné en une communauté de programmes : les engins de la classe 18-20 tonnes, le blindé multi-rôles (VBMR) successeur du VAB et l'engin blindé de reconnaissance et de combat (EBRC) successeur de l'AMX 10RC; le système d'information SICS pour conduire le combat, internet du champ de bataille.
Deux pistes de travail pourraient être retenues par la commission du Livre blanc pour accompagner l'évolution de notre armée de terre :
La recherche de la supériorité technologique
Cette recherche de la supériorité technologique doit être le gage d'une protection accrue pour le soldat engagé au combat. C'est le concept de « blindage transparent » qui consiste à ne pas s'arrêter à la protection physique proche (Félin) mais à la protection face à un danger plus lointain grâce à l'efficacité des armes, des moyens optroniques et du renseignement de contact ;
Elle doit également permettre, grâce aux moyens de commandement et à une meilleure circulation de l'information, d'agir en temps réflexe (et non différé, comme c'est le cas aujourd'hui). La capacité de réaction, donc d'initiative, facteur indispensable, notamment face à un adversaire léger insaisissable, en sera décuplé ;
Elle doit enfin permettre d'offrir au combattant une plus grande et plus rapide capacité d'adaptation aux contingences spécifiques de l'engagement (terrain, ami, ennemi, météo....).
Une nouvelle façon de « penser » les programmes d'armement .
Développer une meilleure synergie entre les trois acteurs clefs que sont la DGA, les industriels et les états-majors, afin d'aboutir à une meilleure analyse fonctionnelle donc une meilleure compréhension du besoin par tous, une meilleure analyse des valeurs donc une limitation drastique des sur-spécifications et, au final, une gestion plus souple des programmes.
Cette nouvelle façon de travailler doit permettre de dégager des marges de manoeuvre en :
• réduisant les coûts dans une démarche globale de rationalisation - dans la conception initiale comme dans le soutien ultérieur - respectant le principe de juste suffisance technologique et de maîtrise des coûts de possession ;
• d'accroître la cohérence. Les systèmes sont développés sous des labels SCORPION ; un architecte industriel unique veille à l'interconnexion et à l'intégration des nouveaux équipements.
* 10 Général Irastorza - 5èmes rencontres Terre-Défense 1 er mars 2011
* 11 Voir le contrat opérationnel des armées par fonction stratégique en annexe 1
* 12 SCORPION qui vise à remplacer, entre autres, les engins de la classe 20 tonnes, les plus utilisés en opérations : véhicule blindé multi-rôles (VBMR) à la place des VAB et engin blindé de reconnaissance et de combat en lieu et place des AMX 10RC et ERC 90 Sagaie.