2. Les premiers garde-fous contre les dommages engendrés par la compétition fiscale européenne : code de conduite et « directive épargne », un ensemble insuffisant
Pour parer aux effets pernicieux de cette concurrence fiscale dans l'UE, quelques limites ont été progressivement posées, sans pour autant que le principe de la concurrence fiscale ne soit dénoncé, bien au contraire.
Dans l'ensemble, force est de constater que ces limites se révèlent très...limitées.
a) Une jurisprudence ambiguë admettant, avec peine, la lutte contre l'évasion fiscale comme motif d'intérêt général
Le juge européen pourrait jouer un rôle décisif en cette matière fiscale, largement désertée par le législateur européen du fait de la compétence nationale en la matière. Or, sa jurisprudence paraît plutôt négligente de certains équilibres menacés par une conception trop radicale des grandes « libertés » de circulation de l'ensemble européen, quand sur d'autres plans elle se montre particulièrement vigilante sur la conception que doivent se faire les États de leurs intérêts au nom d'une référence à la conduite d'un investisseur avisé.
La Cour de Justice de l'Union européenne rappelle avec constance qu'au sein du marché intérieur, la compétence des États membres doit s'exercer dans le respect des libertés économiques garanties par le Traité. A ce titre, elle condamne les législations des États membres, y compris en matière fiscale, dès lors qu'elle considère que ces dernières y portent atteinte. Néanmoins, elle peut admettre qu'un motif d'intérêt général, tel que la lutte contre la fraude et l'évasion fiscale, puisse sous certaines conditions, restreindre l'application d'une de ces libertés . Elle se fonde alors sur l'article 65 du TFUE en vertu duquel l'interdiction (posée à l'article 63) de toute restriction aux mouvements de capitaux « ne porte pas atteinte au droit qu'ont les États membres :
a) d'appliquer les dispositions pertinentes de leur législation fiscale qui établissent une distinction entre les contribuables qui ne se trouvent pas dans la même situation en ce qui concerne leur résidence ou le lieu où leurs capitaux sont investis;
b) de prendre toutes les mesures indispensables pour faire échec aux infractions à leurs lois et règlements, notamment en matière fiscale ou en matière de contrôle prudentiel des établissements financiers, de prévoir des procédures de déclaration des mouvements de capitaux à des fins d'information administrative ou statistique ou de prendre des mesures justifiées par des motifs liés à l'ordre public ou à la sécurité publique. »
Le juge suit alors un raisonnement en quatre étapes, permettant de vérifier :
- si la mesure établit une différence de traitement entre une opération domestique et une opération transfrontalière de même nature ;
- si cette différence peut se justifier par le fait qu'elle résulte de situations non comparables ;
- à défaut, si elle est justifiée par une raison impérieuse d'intérêt général ;
- et, dans l'affirmative, si la restriction est proportionnée à cet objectif .
L'existence d'instruments européens ou conventionnels permettant l'assistance administrative en matière fiscale conduit le juge à opérer un contrôle de proportionnalité très strict et à censurer des dispositifs nationaux de lutte contre la fraude et l'évasion au sein du marché unique. Ainsi, le dispositif français d'exit tax , dans sa mouture initiale, a été dénoncé par la Cour de Justice de l'UE 358 ( * ) qui a considéré que l'imposition des plus-values latentes du seul fait du transfert du domicile d'un contribuable vers un autre État membre entravait la liberté d'établissement de manière disproportionnée par rapport à l'objectif de lutte contre l'évasion fiscale. En juillet 2011, le gouvernement d'alors a revu en conséquence le dispositif, qui prévoit désormais d'octroyer d'office un sursis de paiement au contribuable français transférant son domicile fiscal dans un État membre de l'UE 359 ( * ) . De fait, ce dispositif anti-évasion a perdu une large part de son caractère opérationnel à l'intérieur de l'UE...
Dans un récent arrêt de novembre 2011 360 ( * ) , la CJUE voit aussi comme une entrave à la liberté d'établissement toute imposition assise sur les plus-values encore latentes afférentes aux actifs d'une société transférant son siège de direction effective dans un autre État de l'Union , même si elle maintient un établissement dans son État d'origine. Par suite, en l'absence de disposition spéciale prévoyant un différé d'imposition au moment de la sortie de la société du territoire, le transfert d'actifs à l'étranger à l'occasion d'un transfert de siège serait purement et simplement exonéré en France, tant que le législateur n'adapte pas le droit français à cette nouvelle donne. L'affirmation par la CJUE du caractère discriminatoire de ce dispositif pour les entreprises quittant le territoire, sonne comme un avertissement pour la France qui devra, comme elle l'a fait pour les particuliers, adapter son droit à celui de l'Union européenne sous peine de nouvelles sanctions. Cette difficulté a été parfaitement précisée lors de l'audition de M Daniel Gutmann et elle pourrait fragiliser la base économique nationale et remettre en question les rares instruments encore disponibles dans l'Union européenne pour maîtriser les facultés d'évasion fiscale internationales, ce que votre rapporteur considère avec toute la gravité requise.
Tout récemment encore, le 10 mai 2012, la Cour 361 ( * ) a interprété les articles 63 et 65 du TFUE comme interdisant toute réglementation d'un État membre qui prévoit « l'imposition, au moyen d'une retenue à la source, des dividendes d'origine nationale lorsqu'ils sont perçus par des organismes de placement collectif en valeurs mobilières ( OPCVM ) résidents dans un autre État, alors que de tels dividendes sont exonérés d'impôts dans le chef des OPCVM résidents dans le premier État ». Cet arrêt pourrait représenter pour l'État français une perte fiscale évaluée à 4,5 milliards d'euros, correspondant au montant des remboursements à effectuer au profit des OPCVM étrangers : il illustre bien l'impact de la jurisprudence de la CJUE sur la souveraineté fiscale des États membres et les problèmes immenses qu'elle pose dans un espace où l'harmonisation fiscale, notamment sous l'angle de l'unification de la conception de l'évasion fiscale, n'est nullement assurée.
Néanmoins, la Cour a pu admettre certains dispositifs anti-abus en précisant les conditions, au demeurant restrictives, dans lesquelles ils doivent être appliqués. Selon la Cour, l'abus se caractériserait par une opération constituant un montage artificiel, principalement motivé par l'intention d'éluder l'impôt.
En permettant ainsi aux États membres de prendre des mesures anti-abus, la jurisprudence limite le préjudice que subit notre pays en matière de recettes fiscales du fait de la concurrence entre États membres mais est loin de l'éliminer. Il faudrait pour cela qu'existe une véritable coordination des politiques fiscales dans l'UE . Mais les États membres peinent à choisir entre l'exercice exclusif de leur souveraineté fiscale et la construction de l'Europe fiscale qui permettrait de consacrer une forme d'ordre fiscal commun jugulant la concurrence fiscale.
* 358 Arrêt Lasteyrie du Saillant du 11 mars 2004.
* 359 Ou partie à l'accord sur l'Espace économique européen.
* 360 CJUE, 29 novembre 2011 aff. 371/10, Gr. Ch., National Grid Indus BV.
* 361 Arrêt CJUE affaires FIM Santander Top 25 Euro Fi e.a. (C-338/11 à C-347/11).