N° 668

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2011-2012

Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 juillet 2012

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) par le groupe de travail sur l' avenir des forces nucléaires françaises ,

Par MM. Didier BOULAUD, Xavier PINTAT, co-présidents , Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, Mmes Michelle DEMESSINE, Josette DURRIEU, MM. Jacques GAUTIER, Alain GOURNAC, Gérard LARCHER et Bernard PIRAS,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Louis Carrère , président ; MM. Didier Boulaud, Christian Cambon, Jean-Pierre Chevènement, Robert del Picchia, Mme Josette Durrieu, MM. Jacques Gautier, Robert Hue, Xavier Pintat, Yves Pozzo di Borgo, Daniel Reiner , vice-présidents ; Mmes Leila Aïchi, Hélène Conway Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, MM. Gilbert Roger, André Trillard , secrétaires ; MM. Pierre André, Bertrand Auban, Jean-Michel Baylet, René Beaumont, Pierre Bernard-Reymond, Jacques Berthou, Jean Besson, Michel Billout, Jean-Marie Bockel, Michel Boutant, Jean-Pierre Cantegrit, Pierre Charon, Marcel-Pierre Cléach, Raymond Couderc, Jean-Pierre Demerliat, Mme Michelle Demessine, MM. André Dulait, Hubert Falco, Jean-Paul Fournier, Pierre Frogier, Jacques Gillot, Mme Nathalie Goulet, MM. Alain Gournac, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Gérard Larcher, Robert Laufoaulu, Jeanny Lorgeoux, Rachel Mazuir, Christian Namy, Alain Néri, Jean-Marc Pastor, Philippe Paul, Jean-Claude Peyronnet, Bernard Piras, Christian Poncelet, Roland Povinelli, Jean-Pierre Raffarin, Jean-Claude Requier, Richard Tuheiava, André Vallini.

INTRODUCTION

Les forces nucléaires françaises ont subi, depuis 2008, de profondes transformations. Cela s'est traduit par l'entrée en service d'armes améliorées et le renoncement à un escadron de la composante aérienne. Aujourd'hui ces forces sont modernisées et l'essentiel des investissements, pour une période assez longue, a été effectué. Aujourd'hui la question essentielle porte sur la nécessité d'investir à nouveau pour la prochaine génération d'armes.

Un débat a lieu tendant à remettre en cause l'utilité de ces armes et surtout leur coût 1 ( * ) .

L'ancien Premier ministre Michel Rocard a déclaré, le 21 juin 2012 : « on supprime la force de dissuasion nucléaire, seize milliards d'euros par an qui ne servent absolument à rien ». Il est revenu depuis sur ses propres déclarations qu'il a qualifiées de « boutade ». Mais cela n'enlève rien à l'actualité de la contestation. Au même moment, Paul Quilès, ancien ministre de la défense, ancien président de la commission de la défense de l'Assemblée nationale, vient de publier un livre 2 ( * ) dans lequel il conteste le fait que l'arme nucléaire demeure « l'assurance-vie de la nation ». « C'est le dogme ! Il faut un débat », plaide-t-il.

En réponse, François Hollande, président de la République, a déclaré le 26 juin : « qu'il y ait des négociations sur le désarmement nucléaire, la France doit y prendre toute sa part et nous le ferons. Mais renoncer à la dissuasion nucléaire pour des raisons d'économie budgétaires n'est pas aujourd'hui la position de la France. Je me suis engagé devant les Français pour préserver la dissuasion nucléaire, parce que c'est un élément qui contribue à la paix. ». Il a du reste été, quelques jours après ces déclaration, le premier président de la République, depuis Valéry Giscard d'Estaing, à embarquer à bord d'un sous-marin nucléaire lanceur d'engins - Le Terrible. Il a déclaré à cette occasion qu'il souhaitait « par (sa) présence, réaffirmer l'attachement de la France à la force de dissuasion » et saluer « l'engagement et le professionnalisme des personnels qui se dévouent pour la réalisation de cette mission ».

Au-delà des déclarations politiques, le débat sur l'utilité de l'arme nucléaire existe aussi au sein des armées. Outil stratégique imposé par le pouvoir politique, les armes nucléaires n'ont jamais été très populaires dans de nombreux secteurs.

Cet état d'esprit s'amplifie en période de restrictions budgétaires puisque chaque composante, en particulier l'armée de terre, craint de voir ses crédits réduits à cause de la « sanctuarisation » de la dissuasion. Tout le monde sait dans les forces que, moins de crédits pour les armées signifiera moins d'équipements conventionnels pour les soldats, équipements dont ils ont besoin en mission et dont leur vie parfois dépend. Si bien que certains militaires ou anciens militaires appellent publiquement à la réduction des moyens de la dissuasion, voire à la suppression d'une composante. Est-il nécessaire d'organiser une permanence à la mer ? Ne peut-on se contenter d'un seul escadron d'avions porteurs de l'arme ?

La contestation de l'utilité pour notre pays de disposer d'armes nucléaires prend d'autant plus de force que des incertitudes grandissent sur le maintien des armes nucléaires tactiques de l'OTAN et que le déploiement de la défense antimissile balistique américaine en Europe soulèvent des questions difficiles. Si la Grande Bretagne, qui ne prendra sa décision qu'en 2016, décide de renoncer aux armes nucléaires, la France risque de se retrouver seule puissance nucléaire en Europe.

Dans le cadre des travaux de préparation à la rédaction du futur Livre blanc, les sénateurs de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat ont ouvert le dossier de l'avenir des forces nucléaires françaises depuis maintenant six mois. Ils ont mené un cycle complet d'auditions et ont pu avoir accès, dans les meilleures conditions, aux principales installations dont ils n'avaient pas encore connaissance 3 ( * ) . Ils s'estiment donc prêts à participer à ce débat : la dissuasion nucléaire est-elle vraiment indispensable à la sécurité de la France ? L'Allemagne, l'Afrique du sud ou le Brésil qui n'en sont pas dotés sont-ils plus en danger que la France ? La dissuasion est elle indissociable de son statut de membre permanent du conseil de sécurité des Nations unies ? Quel est son coût ? Ne peut-on le réduire ?

Contrairement à ce qui est écrit ici ou là, un tel débat sur la dissuasion nucléaire en France n'est pas impossible, ni réservé à un cercle fermé de décideurs politiques. Au demeurant, les crédits de la dissuasion nucléaire sont détaillés chaque année dans les rapports budgétaires des deux assemblées et font l'objet d'un examen critique.

Le débat doit être sans tabou et permettre de confronter les points de vue. Si consensus il y a dans notre pays autour des forces nucléaires, il doit reposer sur des arguments solides, pas sur un catéchisme que l'on se répète et dont la seule existence génère la contestation.

Ce consensus doit résulter d'une analyse stratégique solide, prenant en compte la vision du monde à long terme, les menaces qui en résultent, nos ambitions de défense et l'analyse de nos moyens. Il en va de l'honneur de notre démocratie et de la sécurité de notre pays.

Mais la dissuasion nucléaire est un sujet complexe, dont il convient de pondérer avec exactitude les éléments, avant de délibérer. L'arme nucléaire ne se résume pas par des formules séduisantes mais fausses telle que « arme de non-emploi », utile que si l'on ne s'en sert pas.

L'arme nucléaire n'est pas une arme du champ de bataille, mais elle est employée tous les jours et dissuade tous les jours. Des générations de marins, d'aviateurs, d'officiers supérieurs, d'ingénieurs et de personnels hautement qualifiés ont contribué et continuent de contribuer à en assurer la parfaite maîtrise.

Les armes nucléaires sont des armes complexes qui supposent un minimum de connaissances militaires, mais aussi mathématiques et physiques, d'autant plus difficiles à mesurer qu'elles sont entourées, légitimement, d'un grand secret. Elles s'inscrivent dans une stratégie - la dissuasion, dont la caractéristique principale est de se dérouler dans la tête de l'ennemi et de mettre en jeu les ressorts psychologiques de l'agresseur potentiel.

C'est dans le quinquennat qui s'ouvre que les décisions de lancer les programmes d'études pour la prochaine génération d'armes devront être prises, ou non. Le moment ne pouvait donc être mieux choisi pour ouvrir ce débat et, peut être, de faire évoluer notre propre regard sur la dissuasion, de questionner le discours habituel, de le faire évoluer pour le rendre plus accessible.

Puisse ce rapport, fruit des réflexions d'un groupe de travail co-présidé par Didier Boulaud et Xavier Pintat et composé de Jean-Pierre Chevènement, Michelle Demessine, Josette Durrieu, Jacques Gautier, Alain Gournac, Gérard Larcher et Bernard Piras, contribuer à l'éclairer.

*

* *

I. ETAT DES FORCES NUCLÉAIRES FRANCAISES

A. SINGULARITÉS DES FORCES NUCLÉAIRES FRANÇAISES

Les forces de dissuasion nucléaire françaises présentent de fortes singularités par rapport aux forces des autres Etats dotés 4 ( * ) . Ces singularités reflètent la recherche d'une certaine exemplarité en matière de désarmement nucléaire, mais aussi une volonté affirmée d'autonomie. Elle repose également sur une gouvernance d'une extrême rigueur.

1. Le principe de stricte suffisance

La France n'a jamais cherché à produire tous les types d'armes que ses capacités technologiques lui auraient permis de concevoir. De plus, elle a toujours cherché à maintenir son arsenal au niveau le plus faible possible.

Ce principe de stricte suffisance, central dans la doctrine française, fait qu'aujourd'hui la France dispose de moins de trois cents têtes nucléaires quand on compte 20.500 têtes dans le monde, dont plus de 5 000 déployées.

Source : SIPRI - Stockholm International Peace Research Institute - rapport 2011

C'est ce principe qui explique aussi que nous n'ayons que des armes nucléaires stratégiques, alors que la plupart des autres Etats conservent pour l'instant des armes nucléaires tactiques. C'est le cas des Etats-Unis, dont une partie des armes tactiques est mise à disposition de l'OTAN, de la Chine, de la Russie, de l'Inde et du Pakistan. Tous ces pays semblent accepter l'idée d'une bataille nucléaire, ne serait-ce que pour couper court à une offensive conventionnelle massive.

Et c'est encore ce principe de stricte suffisance qui explique que les forces nucléaires françaises ne disposent plus de composante terrestre, ce qui n'est pas le cas de la Fédération de Russie, de la Chine, et des Etats-Unis et que les escadrons des Forces Aériennes Stratégiques (FAS) aient été réduits de trois à deux.

Par ailleurs, la France a une posture exemplaire depuis vingt ans, puisqu'elle a arrêté la production de matière fissile pour les armes nucléaires, a démantelé ses usines, a arrêté tous les essais nucléaires et signé tous les traités de maîtrise des armements, de désarmement et de lutte contre la prolifération : le Traité de Non Prolifération (TNP), le traité d'interdiction complet des essais nucléaires (TICE), mais aussi la convention sur l'interdiction des armes à sous-munitions, celui sur les armes chimiques et la convention sur l'interdiction des mines antipersonnel. Elle remplit toutes les conditions et se soumet à tous les contrôles de l'Agence Internationale pour l'Énergie Atomique (A.I.E.A.) ainsi que toutes les autres instances internationales. Tous nos partenaires du « club des cinq » n'affichent pas le même tableau. Les États-Unis et la Chine en particulier n'ont pas ratifié le TICE.


* 1 Parmi une abondante littérature on signalera : « Armes de terreur - débarrasser le monde des armes nucléaires, biologiques et chimiques - commission sur les armes de destruction massive » ouvrage coordonné par Venance Journé et introduction de Hans Blix - L'Harmattan - juin 2010 « Le dictionnaire de la dissuasion » - Philippe Wodka-Gallien- Marines éditions - septembre 2011 et « Exigez un désarmement nucléaire total » Stéphane Hessel et Albert Jacquard - Stock - avril 2012.

* 2 « Nucléaire, un mensonge français - réflexions sur le désarmement nucléaire » Paul Quilès - éditions Charles Léopold Mayer - juin 2012.

* 3 Voir liste des déplacements du groupe de travail en annexe.

* 4 La notion d'Etats « dotés » et d'Etats « non dotés » est définie dans le Traité sur la Non Prolifération ou TNP. Il s'agit des Etats-Unis d'Amérique, de la Fédération de Russie, de la Chine et du Royaume Uni, qui forment également ce que l'on appelle le P5 ou « club des cinq », puisqu'avec la France, ils occupent les cinq sièges permanents du conseil de sécurité de l'Onu.

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