C. LA DISPARITION DE L'INGÉNIERIE TERRITORIALE DE L'ÉTAT DANS LE DOMAINE DE L'URBANISME

1. Un retrait de l'État qui est controversé
a) L'ingénierie dans le domaine de l'urbanisme

« L'ingénierie 51 ( * ) » en matière d'urbanisme dans les collectivités souffre d'un manque de définition. Elle se traduit en particulier par l'exercice de l'assistance à maîtrise d'ouvrage, la maîtrise d'oeuvre, le contrôle et l'évaluation. Le même terme renvoie en effet à des métiers et des missions disparates .

Même centrée sur l'urbanisme, la notion d'ingénierie publique locale reste large et comprend les métiers liés au droit du sol (instruction), à la planification urbaine (SCOT, PLU...), à l'urbanisme opérationnel (conduites de procédures), mais également les métiers structurés autour d'une thématique particulière (spécialistes habitat, ingénieurs déplacement, spécialistes biodiversité, professionnels du foncier, experts en matière de fiscalité...).

Dans son acception large, l'ingénierie en matière d'urbanisme peut être présente dans un très grand nombre de structures : communes, communautés, départements, syndicats de SCOT, syndicats de pays, DDT/DREAL, agences d'urbanisme, établissements consulaires, sociétés d'économie mixte (SEM) et sociétés publiques locales (SPL), conseils en architecture, urbanisme et environnement (CAUE), centre d'études sur les réseaux, les transports, l'urbanisme et les constructions publiques (CERTU), etc.

D'une manière générale, les collectivités territoriales ressentent des besoins croissants en la matière , car :

- elles doivent faire face à des enjeux majeurs (étalement urbain, formes urbaines, énergie-climat, biodiversité...) ;

- elles sont confrontées à des exigences nouvelles (urbanisme commercial, SCOT, PLU intercommunaux, trame verte et bleue...) ;

- elles doivent mettre en oeuvre et dans de courts délais les textes qui se multiplient contribuant ainsi à la généralisation et à la complexification des documents de planification urbaine.

Or, les collectivités doivent organiser cette ingénierie en matière d'urbanisme dans un contexte contraint caractérisé par :

- la réorganisation des services de l'État ;

- les contraintes budgétaires et le manque de visibilité et de prospective financière ;

- la multiplication des appels à projets (devant lesquels les collectivités sont inégalement armées) ;

- l'application de la réforme territoriale (évolution des périmètres communautaires en discussion, chantier de la mutualisation engagé...) ;

- la multiplication des recours en matière d'urbanisme ;

- les inquiétudes quant à la capacité des cabinets d'études à s'adapter à l'ensemble des enjeux ainsi qu'aux spécificités de l'approche intercommunale.

b) L'ingénierie, symbole d'une responsabilisation ou d'une tutelle de l'État sur des collectivités ?

Le retrait progressif de l'État de l'ingénierie territoriale semblerait pourtant aller dans le sens de l'histoire, dès lors que les collectivités assument de manière pleine et entière leurs responsabilités dans une logique d'appropriation de leur espace. D'ailleurs, en la matière, la France ne fait que se rapprocher du reste de l'Europe.

Pour certains élus locaux , les tenants d'une décentralisation aboutie, il ne faudrait donc pas regretter le désengagement de l'État en matière d'ingénierie publique, dont bénéficiaient les petites collectivités territoriales, avec des prestations de conseil et de maîtrise d'oeuvre de qualité.

Ainsi l'existence même d'une ingénierie publique maintiendrait les collectivités dans une situation de déresponsabilisation envers l'État, ce qui serait contraire aux principes mêmes de la décentralisation. Une véritable décentralisation du droit de l'urbanisme passerait donc par le fait de donner aux collectivités territoriales les commandes afin qu'elles s'organisent elles-mêmes pour faire face aux diverses difficultés que crée la disparition des services de l'État.

Dès lors, les collectivités sont appelées à assumer les compétences qui leur ont été transférées, en se dotant des services d'ingénierie nécessaires ou bien en bénéficiant des outils d'ingénierie dont l'État disposait pour les compétences avant leur transfert. Et, dans cette nouvelle architecture, les petites collectivités rurales pourront toujours bénéficier d'une ingénierie publique, qui ne sera plus dispensée par les services de l'État mais par les collectivités elles-mêmes.

Au total, selon cette première conception, il faudrait donc se féliciter de la montée en puissance technique et politique des collectivités territoriales en matière d'urbanisme et d'aménagement .

Pour d'autres élus locaux, au contraire, le désengagement de l'État conduira inéluctablement à la disparition totale de l'ingénierie dans les petites collectivités . L'existence d'une ingénierie publique de qualité permet aux communes qui en bénéficient de mettre en oeuvre des services de qualité qui profitent à leurs habitants et concourent au dynamisme de leur territoire. Le désengagement de l'État et le recours au secteur privé priveront les espaces ruraux ou à faible densité de population, des outils nécessaires à leur développement. Une telle situation pourrait conduire in fine à une désertification de ces territoires.

Enfin, cette disparition de l'ingénierie publique de l'État peut être perçue comme un « transfert rampant » : le fait que l'État ait allégé la charge pour son budget aurait forcément des répercussions sur les finances publiques locales.

c) La situation sur le terrain : la nécessité de suppléer rapidement l'État

Votre délégation estime que, près de trente ans après la décentralisation de l'urbanisme, il est légitime que les services communaux s'approprient ou se soient approprié l'exercice de cette mission . C'est d'ailleurs un fait acquis dans les grandes et moyennes communes, sans compter que l'intercommunalité à fiscalité propre a atteint un niveau de développement sans commune mesure avec ce qu'il était en 1983.

Comme cela a été confirmé à votre délégation à de nombreuses reprises lors de ces auditions, cette situation n'est d'ailleurs pas un problème pour les grandes communes ou les grandes intercommunalités qui ont, depuis longtemps, développé des compétences pointues et diversifiées en matière d'urbanisme, dépassant largement ce que pouvait faire l'État en son temps.

En revanche, le problème se pose bien pour les petites communes où l'ingénierie territoriale aurait dû être développée au sein des intercommunalités, dès la mise en place de la décentralisation, ce qui n'a pas été fait. L'Office professionnel de qualification des urbanistes (OPQU) relève ainsi que « l'État aurait dû mettre à disposition gratuitement ses ingénieurs dans les petites intercommunalités, ce qu'il s'est refusé à faire, pensant ainsi garder la main. Il n'a réussi qu'à désorganiser le système alors que c'était l'occasion de construire progressivement des compétences intercommunales, seule échelle susceptible d'avoir la masse critique pour le monde des petites communes ».

Les maires vont donc être confrontés à court terme à de vraies difficultés dans l'exercice du droit des sols (gestion des documents d'urbanisme, instruction des autorisations d'urbanisme telles que les permis de construire, déclarations de travaux, etc.) qui leur incombe désormais, alors que l'État l'assurait encore jusqu'à maintenant dans de nombreuses collectivités, notamment les plus petites.

Ils le seront d'autant plus que le contexte a évolué avec la complexité croissante des politiques de planification, notamment dans le cadre du Grenelle de l'environnement, qui nécessitent des compétences diversifiées en matière de déplacement, d'habitat et de développement durable. Dans le secteur de l'urbanisme, les moyens d'ingénierie territoriale sont essentiellement issus du privé ou des agences d'urbanisme. Mais sur certaines parties du territoire, les élus font face à un véritable désert d'ingénierie, notamment en secteur rural.

Cette situation est grave car comme cela a été confirmé à votre délégation par l'OPQU 52 ( * ) : « si pendant longtemps l'État a tout fait gratuitement, aujourd'hui les études de projets urbains, d'espaces publics, sont de plus en plus mal rémunérées. Sauf pour quelques exceptions, en particulier pour les grandes collectivités, il existe un réel risque de dégradation de la qualité de ces études en amont, pourtant essentielles, pour toutes les autres, petites et moyennes collectivités ». L'OPQU ajoute : « quant aux études d'urbanisme de planification (PLU, SCOT, ZAC, Lotissement...) ou encore les études de réflexions préalables, si celles-ci étaient déjà peu rémunérées hier, la situation est aujourd'hui catastrophique, à tel point que nombre de bureaux d'études sérieux refusent maintenant d'entrer sur ce marché. Ce qui explique le désinvestissement de bureaux d'études confirmés sur ce domaine d'études ».

Cette situation est encore plus grave pour les communes du secteur rural qui ne bénéficient plus de l'intervention des services techniques de l'État dans le domaine concurrentiel et qui ne disposent quasiment pas d'ingénierie, les bureaux d'études étant installés en secteur urbain.

Alors certes, la loi 53 ( * ) impose à l'État de poursuivre l'aide aux communes de moins de 10 000 habitants 54 ( * ) , mais le nombre de fonctionnaires dédiés va passer de 3 600 en 2012 à 3 000 en 2013, soit une diminution de 20 % des effectifs, comme cela a été confirmé par la direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature. Votre délégation craint donc une remise en cause des missions de service public en faveur des collectivités territoriales par manque de personnels .

Dès lors, il faut que les collectivités établissent une nouvelle organisation de l'ingénierie territoriale pour mener à bien leurs politiques en matière d'aménagement et de développement.

2. Le rôle de l'État est important et doit être maintenu

Le parallèle entre l'ingénierie technique et l'urbanisme ne doit pas être poussé au-delà d'une certaine limite . L'urbanisme est un domaine stratégique. Parmi les décisions publiques qui affectent l'environnement, les décisions d'ouverture à l'urbanisation ont la particularité d'être, par nature et en pratique, irréversibles. Les choix d'urbanisme conditionnent l'exposition de la population aux risques. Comme le relève à juste titre la direction générale des collectivités locales (DGCL) « c'est un domaine à enjeux juridiques et vu du citoyen, l'urbanisme est véritablement l'État de droit scellé dans la pierre », l'article L. 110 du code de l'urbanisme proclamant d'ailleurs solennellement que « le territoire français est le patrimoine commun de la Nation ».

L'État, constitutionnellement en charge des intérêts nationaux, doit donc garder une capacité d'expertise pour les missions qui lui sont propres : contrôle de légalité, opérations ou constructions de l'État, actes délivrés au nom de l'État. L'élaboration des lois et règlements, la planification stratégique, la planification opérationnelle, l'instruction, le contrôle, forment une chaîne. Dès lors, si l'État ne doit certes pas gérer chacun des maillons il doit rester responsable de la cohésion de l'ensemble.

D'autant plus que l'urbanisme constitue un métier qui a son unité et dont l'instruction fait partie. Par exemple, pour le contrôle de légalité, on contrôle d'autant mieux ce que l'on a soi-même pratiqué. De même, alors que les documents de planification relevant de l'État ou d'une responsabilité conjointe État-région tendent à se multiplier, en dernier lieu sous l'impulsion du Grenelle de l'environnement, il paraît indispensable que l'élaboration de ces documents se nourrisse d'une pratique de l'urbanisme de terrain.

Comme le note à juste titre la DGCL « il n'est pas possible de cultiver à distance un urbanisme hors sol », et « toute évolution devra être accompagnée ». Le ministère de l'écologie encourage ainsi les services déconcentrés chargés de l'urbanisme à élaborer des plans d'accompagnement qui prévoient la mise en place de formations des futurs instructeurs territoriaux, en s'appuyant sur un réseau d'échange et d'information entre les instructeurs de la direction départementale de l'équipement et ceux des collectivités.

Enfin, comme l'indique M. Pierre Ducout, rapporteur de la commission urbanisme à l'Association des maires de France (AMF) « il ne faut pas oublier qu'environ 12 000 communes en France ne sont dotées d'aucun document d'urbanisme, les services de l'État assurant la gestion du droit des sols dans ces cas ».

3. L'inquiétude des élus locaux face au recul de l'État

Malgré les tentatives de l'État pour rassurer les élus locaux, le récent rapport de nos collègues de l'Assemblée nationale, MM. Jérôme Bignon et Germinal Peiro, consacré à « L'évaluation de la politique d'aménagement du territoire en milieu rural », souligne le sentiment d'abandon de plusieurs élus locaux face au désengagement de l'État.

Ce sentiment ne date pas du 1 er janvier 2012, mais se faisait déjà sentir auparavant du fait de la réorganisation des services déconcentrés de l'État. Comme le relèvent nos collègues : « les collectivités ont perdu les repères qu'elles avaient avec les anciennes DDE, DDAD ou autres DDASS. Elles ont le sentiment que ces services n'ont pas été remplacés, ni techniquement, ni financièrement. Il en résulte une perte de points de contacts avec les usagers. Pourtant la multiplication des lois et normes, la complexité technique et juridique croissante des dossiers ou la prise en compte des contraintes environnementales exigent une ingénierie de plus en plus performante 55 ( * ) ».

Nos collègues du Sénat, dans le cadre du rapport précité de la mission commune d'information sur les conséquences de la RGPP pour les collectivités territoriales et les services publics locaux, portent également un regard critique sur le retrait progressif de l'État en matière d'ingénierie publique .

Le rapport souligne ainsi le manque de prévisibilité et de visibilité pour les collectivités territoriales en notant par exemple que « les collectivités n'ont pas toujours été informées des missions abandonnées et de celles qui perdurent (...) on constate souvent un manque de communication de l'État sur ses nouvelles missions. Les collectivités ne disposent d'aucune visibilité sur les domaines dans lesquels elles peuvent encore bénéficier d'une assistance de l'État et de ses modalités d'intervention.

Les élus locaux (...) craignent un total désengagement de l'État en la matière et leurs discours reflètent une méconnaissance du contexte juridique et des nouveaux principes appliqués par l'État en matière d'ingénierie publique ».

Votre délégation a pu se livrer au même constat lors des auditions réalisées auprès des associations d'élus locaux. Face au désengagement de l'État, ceux-ci se sentent souvent démunis pour assumer leurs missions d'instruction des permis de construire et de gestion du droit des sols. Or, la complexité de la réglementation en matière d'urbanisme nécessite précisément une expertise technique.

Comme l'indique notre collègue M. Yves Krattinger, président de la commission aménagement du territoire et technologies de l'information et de la communication de l'Assemblée des départements de France, « face au désengagement de l'État, les maires se retrouvent souvent perdus dans l'élaboration des documents d'urbanisme et recourent à des cabinets privés parfois avec des résultats décevants ». C'est pourquoi, il « faut inventer une nouvelle répartition des responsabilités ».

Les collectivités locales de petite et de moyenne taille sont aujourd'hui démunies pour répondre aux enjeux techniques qui leur incombent 56 ( * ) . Face à la difficulté de mettre en place des ressources de substitution, il est crucial de proposer une architecture réorganisée au niveau des territoires.


* 51 Dans la définition qu'en donne le Larousse , l'activité d'ingénierie est clairement liée à l'étude, à la conception et à la réalisation d'un projet particulier : « l'ingénierie est l'ensemble des plans et des études qui permettent de déterminer, pour la réalisation d'un ouvrage ou d'un projet d'investissement, les tendances les plus souhaitables, les modalités de conception les meilleures, les conditions de rentabilité optimales, les matériels et les procédés les plus adaptés ».

* 52 Audition de MM. Louis Canizarès, président, et Jean-Claude Galléty, vice-président.

* 53 Loi n° 2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales.

* 54 Pour les EPCI, le seuil retenu par l'article L. 422-8 du code de l'urbanisme, est de moins de 20 000 habitants.

* 55 Rapport d'information n° 4301 fait au nom du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques sur « l'évaluation de la politique d'aménagement du territoire en milieu rural », présenté par MM. Jérôme Bignon et Germinal Peiro, Assemblée nationale, 2 février 2012.

* 56 Le rapport précité de notre collègue Yves Daudigny évaluait à 30 000 le nombre de communes ou intercommunalités qui n'ont pas les moyens de développer leurs propres services d'ingénierie et dont l'essentiel est formé de communes de moins de 2 000 habitants.

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