3. Approches croisées dans la compréhension des comportements collectifs
a) Connaître la réaction des populations
La réaction du public demeure la grande inconnue dans l'équation de la gestion des crises de santé publique liées aux maladies infectieuses émergentes.
« Il est fondamental de comprendre comment la population perçoit la menace et d'identifier la distribution des comportements, à risque et protecteurs, en fonction des différents groupes sociaux » a rappelé Michel Setbon lors de l'atelier de prospective. De plus, chaque maladie infectieuse émergente provoque des réactions différentes du public : deux victimes du SRAS ou de la légionellose peuvent susciter plus d'inquiétude que les 400 personnes décédées en 2011 des suites de la grippe (sur un total de 1380 cas graves selon l'Institut de veille sanitaire (INVS)).
Pour Françoise Weber, directrice générale de l'INVS, « La perception des menaces infectieuses par les citoyens dépend essentiellement de l'image préalable qu'ils se font des risques encourus, ceux-ci pouvant être subis ou choisis. Cette perception est en fait conditionnée par un contexte social et médiatique donné qui produit une échelle des risques propres à chaque pandémie ».
DEUX MODÈLES DE RÉPONSE AUX CRISES SANITAIRES a) un modèle historique , utilisé pour le VIH, les hépatites B et C, le chikungunya est rétrospectif, épidémiologique, c'est-à-dire que la réponse est construite progressivement à l'aide des données collectées. b) un modèle récent , utilisé pour la grippe aviaire H5N1 ou la grippe A/H1N1 est anticipatoire, la conception et la préparation de la réponse se déroulent avant la survenue. Ces deux catégories de réponses souffrent d'une faiblesse commune : une vision top down , de haut en bas, qui ignore et néglige la réaction du public , tant au risque infectieux qu'à la réponse elle-même. Or, l'individu juge l'un et l'autre à travers la perception qu'il a du risque, bien distincte de l'évaluation des experts. |
b) La mauvaise prise en compte des réactions du public par les plans sanitaires
Selon une étude réalisée en 2004 19 ( * ) à partir d'une simulation de crise, si une épidémie de variole se produisait aux Etats-Unis, seuls deux Américains sur cinq suivraient les instructions officielles . Ce constat traduit l'inadéquation des dispositifs mis en place par les autorités sanitaires qui ne sont manifestement pas en phase avec les réactions du public.
L'émergence d'agents infectieux inconnus peut en outre conduire à des comportements différenciés des populations, de la passivité à la peur, en passant par la panique. La communication des autorités sanitaires doit pleinement prendre la mesure des réactions de la population. Eviter la panique est un objectif clé de la gestion de crises sanitaires du fait de son caractère très contagieux et destructeur . En pratique, toutefois, la panique est relativement rare.
Dans l'histoire des crises sanitaires, les paniques sont en réalité fort rares -à moins qu'interviennent d'autres éléments comme par exemple le millénarisme ou autres "hystéries collectives" de nature religieuse-. Des études réalisées aux Etats-Unis lors des tremblements de terre en Californie ou de l'interruption des livraisons des doses de vaccins durant les épidémies de grippe hivernale montrent que le public panique peu. Au contraire, les petits groupes ont tendance à s'organiser pour faire face en attendant les secours. Les psycho-sociologues appellent cela des " comportements collectifs émergents ".
Au contraire, quand les autorités paniquent, prises au piège de leur politique du secret, comme en Chine au moment du SRAS, c'est alors que des mouvements violents agitent la société . Cette panique des autorités vient elle aussi d'un manque de préparation ex ante, comme d'ailleurs des défaillances du système administrativo-politique : faiblesse du ministère de la Santé de Pékin face aux administrations provinciales, corruption, défaut de communication horizontale (entre les différents services de santé publique), politique du secret.
La rareté relative d'une hypothèse de panique généralisée du public face à une émergence implique de diversifier les types de message . Lorsqu'il y a vraiment lieu de paniquer, les autorités en charge de la gestion de crise ne doivent pas chercher à « rassurer » (« Nous ne savons rien mais ce n'est pas grave ») à tout prix. Ces déclarations « rassurantes » sont justement les plus susceptibles de faire paniquer le public. La meilleure manière de gérer les paniques est de faire le point sur la situation en temps réel aux citoyens de manière claire, en reconnaissant que la menace sanitaire est une source légitime d'angoisse et leur dire ce qu'ils peuvent faire pour s'en protéger.
Contrairement aux idées reçues, les réticences du public à suivre les instructions ne sont pas liées à son ignorance, son appréhension voire même de sa panique. Les causes de l'échec annoncé de la réponse des autorités sanitaires face à une épidémie de variole sont à chercher ailleurs : essentiellement dans l'absence de participation du public dans l'élaboration des plans . Cette mise à l'écart du public diminue la portée opérationnelle du plan en ne prenant que partiellement en compte les risques auxquels pourraient être confrontée la population.
Le protocole d'urgence recommandait aux citoyens de se rendre immédiatement dans un centre de vaccination pour être immunisé contre la variole-une maladie très contagieuse. Or, il s'est avéré que ces instructions exposaient 50 millions d'Américains à des risques de complication suite à la vaccination (les femmes enceintes, les très jeunes enfants, les personnes séropositives). Par ailleurs, deux tiers des personnes interrogées 20 ( * ) par les chercheurs ont déclaré qu'elles auraient peur de se rendre dans un centre de vaccination parce qu'elles seraient en contact avec un grand nombre d'inconnus susceptibles de les infecter.
En France, la campagne de vaccination contre la grippe A/H1N1 lancée fin 2009 par le Gouvernement s'est heurtée au désintérêt des Français dû au fait que la grippe n'a jamais représenté une menace particulièrement forte à leurs yeux. Ainsi, une semaine avant l'ouverture des centres des vaccinations en novembre 2009, seuls 14 % ont déclaré vouloir se faire vacciner contre la grippe A. Cette réaction des Français vis-à vis de la vaccination résulte de l'interaction de trois facteurs : la crainte des effets secondaires du vaccin, la défiance de la population à l'égard de l'autorité politique et, par extension, aux autorités sanitaires et la nécessité du public de « pouvoir accorder sa confiance en face-à-face dans le cadre d'une relation interpersonnelle durable » 21 ( * ) , en l'espèce son médecin traitant. Plus largement, les professionnels de santé, qui sont des intermédiaires indispensables pour assurer l'adhésion du public, ont émis des réserves croissantes quant à l'opportunité de se faire vacciner 22 ( * ) .
Des études réalisées en France durant la pandémie grippale de 2009 ont montré de manière convergente que la décision de se faire vacciner est une décision individuelle mais qu'elle s'appuie sur deux canaux de prescription : l'avis des proches et l'avis du médecin traitant. Une campagne de prévention qui ignorerait le fait que les médecins traitants sont des « prescripteurs de comportement » serait probablement d'une efficacité limitée. La perception des risques par le médecin conditionne celle de leurs patients et influence leur attitude vis-à-vis de la vaccination.
* 19 Redefining Readiness : Terrorism Planning Through the Eyes of the Public, 2004
* 20 L'étude ayant donné lieu à une enquête téléphonique auprès de 2545 personnes sélectionnées de façon aléatoire.
* 21 Patrick Peretti-Watel, La société du risque, La Découverte, 2010, pp-75-78.
* 22 Une consultation des infirmiers par le syndicat national de ces personnels (SNPI) réalisée en octobre 2009 faisait apparaître que 65 % d'entre eux s'opposaient à la vaccination.