C. LA NECESSAIRE REDEFINITION D'UN CONCEPT TROP IMPRECIS MAIS NÉANMOINS UTILE
1. Indépendance et souveraineté
Le Livre blanc ne parle pas d'armes de souveraineté mais de « technologies et d'équipements nécessaires aux domaines de souveraineté », ce qui est sémantiquement correct car, contrairement à ce qu'on peut lire ici ou là, il n'existe pas d'armes ou d'équipements « de souveraineté » 4 ( * ) .
La souveraineté est un concept juridique. C'est la capacité de l'État de n'être contraint, en droit, que par sa propre volonté, c'est-à-dire par les engagements auxquels il aurait librement souscrits. Un Etat est souverain ou il ne l'est pas. Il ne peut pas être « un peu » souverain ou souverain dans tel domaine et pas dans tel autre comme on l'entend souvent.
L'indépendance est un concept de fait, susceptible de revêtir de multiples formes. Pour l'apprécier il est nécessaire de prendre en considération de très nombreux sujets tels que les ressources alimentaires, les capacités d'approvisionnement en matières premières, le contrôle de l'eau, la protection des populations, la santé, les réseaux de communication, la fragilité de ses systèmes de paiement, la valeur de la monnaie, le financement de la dette, l'efficacité de ses capacités industrielles, voire l'enseignement et l'influence de sa langue et de sa culture...
S'il est donc impropre de parler d'armes souveraines, il existe, en revanche, des armes concourant de façon déterminante - on pourrait dire critique ou décisive - à l'indépendance nationale et, par glissement sémantique, à la souveraineté.
Il existe donc des capacités industrielles elles-aussi critiques pour la conception, le fonctionnement et le soutien de ces armes, capacités qu'il convient de protéger et de développer.
2. Les capacités industrielles militaires critiques (CIMC)
Ce que l'on appelle rapidement « capacités industrielles souveraines » sont en réalité les capacités à concevoir, développer et maintenir des technologies et équipements militaires concourant de façon critique à l'indépendance nationale. Au terme de « capacités industrielles souveraines », il convient donc de préférer celui de « capacités industrielles et technologies militaires critiques » (CITMC).
Pour être complet, il faudrait ajouter à ces capacités et technologies, les matériaux critiques, c'est-à-dire ceux qui entrent ou permettent la fabrication des armes. Il faudrait également préciser que le terme de capacités englobe les ressources humaines. Cela donnerait alors un acronyme très long : capacités industrielles, matériaux et technologies militaires critiques, (CIMTMC) que nous résumerons par celui de « capacités industrielles militaires critiques ou CIMC » 5 ( * ) . Pour les cerner encore faut-il savoir ce que sont les armes critiques.
3. La notion d'armes critiques
Dans le domaine militaire, la notion de criticité ne prend son sens et sa mesure que par rapport à l'indépendance, ce que le Livre blanc appelle « l'autonomie stratégique » 6 ( * ) .
Une arme critique (et de façon dérivée une CIMC) est une arme susceptible de jouer un rôle déterminant dans l'affirmation de l'indépendance militaire d'un État souverain ; cette indépendance peut être appréhendée dans ses trois composantes, rappelées par le chef d'état-major des armées, que sont :
- l'autonomie d'appréciation
- l'autonomie de décision
- l'autonomie d'action
L'autonomie d'appréciation consiste à ne pas dépendre du renseignement fourni par autrui, ou à tout le moins d'être certain de sa véracité (p. ex : image fournie par un satellite coproduit par plusieurs pays). L'autonomie d'appréciation fait intervenir des moyens physiques (satellites, drones etc...) ou humains (diplomatie, renseignement) mais aussi des moyens de communication garantissant le secret (cryptographie).
L'autonomie de décision peut être définie négativement, par la faculté d'un Etat de se mettre à l'abri de tout chantage - ce qui peut être obtenu grâce à une dissuasion efficace, notamment grâce aux armes nucléaires.
Enfin, l'autonomie d'action repose sur la capacité de concevoir et conduire des opérations militaires, sans le soutien d'autres puissances, ce qui supposerait leur aval. L'autonomie d'action suppose donc de pouvoir disposer de moyens d'engagement et de combat, soutenant la comparaison au minimum avec ceux de l'ennemi et si possible meilleurs, c'est-à-dire susceptibles de conférer un « avantage stratégique » à ceux qui les emploient. L'autonomie d'action suppose également de pouvoir disposer des moyens de soutenir l'action dans la durée, grâce à des approvisionnements sécurisés et de pouvoir communiquer en toute sécurité.
Pour autant cela ne suffit pas à épuiser la définition des capacités industrielles militaires critiques (CIMC).
Les satellites d'observation par exemple contribuent sans aucun doute à l'autonomie d'appréciation. Pourtant le Livre blanc recommande de les produire en coopération européenne.
En sens inverse, il n'y a pas de doute sur le fait que les forces de dissuasion fassent partie des CIMC. Mais si la France sortait du nucléaire, que se passerait-il ? Les technologies et équipements des forces de dissuasion sortiraient-ils du même coup des CIMC ?
Au demeurant le concept de CIMC revêt des contenus différents dans différents pays, à différentes époques. Ainsi les technologies et équipements des forces de dissuasion nucléaires ne sont pas des CIMC en Allemagne puisque ce pays ne dispose pas de forces de dissuasion nucléaire.
Ceci montre bien le caractère contingent des CIMC et le rapport étroit qu'elles entretiennent avec la physionomie de l'outil de défense.
La métallurgie à l'âge du bronze aurait certainement été classée dans les capacités critiques. Nos ancêtres n'utilisaient pas des termes compliqués. Mais tous comprenaient intuitivement l'importance de certains savoir-faire dont la possession jouait un rôle déterminant dans l'art de la guerre.
Allons plus loin, prenons le cas du Royaume-Uni. Ce pays dispose de sous-marins nucléaires lanceurs d'engins. Mais il a fait le choix de se reposer pour les missiles balistiques et pour une partie de la propulsion nucléaire de ces sous-marins, sur des équipements américains. Seules les armes nucléaires - les engins - sont de conception et de fabrication britannique. Est-ce à dire que le Royaume-Uni est moins souverain que nous ? Non. Moins indépendant ? Assurément, car déléguer la conception de ses armes suppose une confiance absolue entre les pays partenaires. En réalité, compte tenu de sa stratégie d'alliance , basée sur les accords de Nassau et de « relation spéciale » avec les Etats-Unis , le Royaume-Uni a déduit de sa propre analyse stratégique, différente de la nôtre, un format d'armée lui permettant de faire l'impasse sur les missiles balistiques et les chaufferies nucléaires.
Si les capacités industrielles souveraines dépendent donc à la fois du format des armées et de la stratégie d'alliance, alors cela veut dire qu'elles dépendent de l'analyse stratégique d'ensemble qu'un pays forme à un moment donné .
Le Général Vincent Desportes dans son audition devant votre groupe de travail affirmé 7 ( * ) :
« La première question est celle du but, donc de la définition de ce que l'on veut entendre par "souveraineté". C'est évidemment un concept politique qui est profondément lié au projet politique global et, en aval, à la vision que l'on peut avoir de la place de la France dans le monde et donc de sa politique étrangère.
« L'autre terme approchant est celui d'indépendance, c'est-à-dire au fond celui de liberté d'action, de liberté d'action politique.
« La première question à se poser est donc de savoir par rapport à qui l'on souhaite être indépendant, ou en creux, quel degré de dépendance accepte-t-on d'avoir vis-à-vis de qui ?
« Tant que l'on n'a pas répondu à ces questions, il est inutile d'aller plus loin. »
4. Les armes critiques découlent de l'analyse stratégique
Comme l'affirmait le Livre blanc c'est l'analyse stratégique - et en particulier la stratégie d'acquisition - qui va permettre de « déduire » des « objectifs stratégiques » les « priorités technologiques et industrielles » (p. 266). Ce n'est qu'après avoir répondu à la question : « quelles sont les ambitions de défense raisonnables ? » et donc : « quels sont les outils militaires nécessaires pour les atteindre ? » que l'on peut répondre à la question : « quelles sont les capacités industrielles dont il faut garder la maîtrise au niveau national ? »
Nous nous sommes efforcés de donner une description synthétique de la démarche stratégique au travers du modèle ci-après, qui n'est bien évidemment qu'une simplification de la réalité, nécessitant les explications complémentaires figurant dans l'encadré qui suit.
LA BOUCLE STRATEGIQUE L'analyse stratégique est un processus itératif consistant à confronter, d'une part, l'état du monde tel qu'on le perçoit, avec les menaces, les risques et les opportunités, réelles ou supposées, qu'on en déduit, et d'autre part, ses propres ambitions de défense, terme qui résume bien la projection d'une volonté, volonté qui doit prendre en compte les moyens et ressources disponibles afin d'accoucher d'un modèle d'armée. 1. La vision de l'environnement global ou « prospective géostratégique » La prospective géostratégique a pour ambition de décrire l'ensemble des situations auxquelles notre pays peut avoir à faire face. C'est le point de départ de toute analyse stratégique. Son objet est de décrire l'environnement national et international avec précision. L'horizon prospectif ne peut excéder les quinze ans, durée au-delà de laquelle, il paraît difficile d'anticiper les prochaines crises. Pour ce qui est de l'environnement international , il s'agit de décrire les évolutions en matière de relations internationales, en matière militaire, économique, de ressources et d'environnement, de démographie, de santé, de culture et de société et enfin en matière de science et de technologie. Il s'agit également de tracer des perspectives géopolitiques : équilibre des puissances, acteurs non étatiques (organisations criminelles, extrémistes...) et de cartographier les différentes régions du monde en distinguant les zones de crise ou de danger, des zones de croissance et de prospérité. Généralement, l'identification des évolutions propres de la société nationale susceptibles de constituer des atouts ou au contraire des vulnérabilités est souvent négligée. 2. La vision des conflits futurs ou « prospective opérationnelle » Une fois l'environnement global décrit, il faut en extraire un panorama des menaces, des risques et des opportunités. C'est le rôle de la prospective opérationnelle. On observera le peu d'attention porté en France à l'identification des opportunités. La prospective opérationnelle approfondit la dimension spécifiquement militaire de la prospective géostratégique, dans le prolongement de laquelle elle s'inscrit. Elle a pour ambition de décrire les conflits futurs, les acteurs qui en seront les causes, mais aussi les formes que ces conflits prendront. La prospective opérationnelle sert aussi à décrire la façon dont seront conduites les opérations militaires. Elle couvre les trois niveaux de la stratégie générale militaire : « stratégique », « opératif » et « tactique ». Elle doit hiérarchiser les risques et les menaces, en fonction de leur degré de dangerosité et de leur probabilité d'occurrence, comme cela a été fait dans le Livre blanc de 2008. Elle devrait également tenir compte de la proximité des menaces (cf. travaux du Sénat sur les « risques et menaces transverses »). La prospective opérationnelle prend en compte l'identité des acteurs susceptibles de s'en prendre aux intérêts nationaux, mais aussi l'évolution des armes, et leurs concepts d'emplois. Une menace est toujours composée de deux éléments : une intention et une capacité. Il est donc intéressant de s'intéresser à ces deux éléments et plus encore à l'interaction des deux. Un État menaçant qui ne dispose pas de capacités militaires peut devenir subitement une menace, le jour où il réussit à acquérir ces capacités. C'est en matière de prospective opérationnelle où le retour d'expérience des derniers conflits et des exercices des forces armées nationales et étrangères peut être le mieux mis à profit. Ce type de prospective se nourrit d'études technico-opérationnelles réalisées dans le but d'appréhender ce que la technologie apportera dans le champ des possibilités opérationnelles. 3.- Les ambitions de défense Les ambitions de défense ou « orientations » peuvent être exprimées en fonction des menaces identifiées, par exemple dans le cas de l'analyse stratégique américaine : • « Les extrémistes violents continueront de menacer les intérêts des Etats-Unis, de nos alliés, de nos partenaires et la sécurité intérieure » (prospective opérationnelle) ; • « Afin de contrer ces extrémistes les Etats-Unis continueront d'avoir une attitude proactive en contrôlant les territoires sans gouvernement et en frappant les groupes et les individus les plus dangereux » ( ambition de défense ). Mais elles peuvent également être exprimées en termes de fonctions stratégiques, comme dans le cas français : • « renforcer la fonction connaissance et anticipation ; • « remettre au goût du jour la fonction de protection de la population ; • « concentrer les moyens de prévention sur l'arc de crise ; • « maintenir et moderniser les forces de la dissuasion nucléaire. » Ces deux façons d'exprimer des ambitions de défense ne sont du reste pas exclusives l'une de l'autre. 4.- L'analyse des moyens de défense Il s'agit là de passer en revue (récoler) au sens littéral du terme les moyens disponibles, c'est-à-dire non seulement le flux de ressources budgétaires ou humaines de l'année, mais surtout le stock des moyens disponibles: état des équipements, valeur des alliances, moral des armées, capacités industrielles, infrastructures de défense etc., On peut se poser la question de savoir si, dans la démarche stratégique, l'analyse des moyens vient avant ou après la définition des ambitions de défense. La réalité est qu'il s'agit d'un processus itératif dont le cheminement intellectuel peut être présenté de façon triviale comme suit : - voilà nos ambitions - voilà ce qu'il faudrait comme outil de défense pour répondre à ces ambitions - voilà l'outil dont nous disposons aujourd'hui - voilà ce qu'il faudrait changer pour se mettre à niveau - voilà ce que ces modifications coûteraient - et voilà ce que nous pouvons nous permettre. A partir de là, et si l'on veut rester cohérent, il faut mettre en harmonie nos ambitions et nos moyens, c'est-à-dire réviser à la baisse les ambitions de défense ou bien à la hausse les ressources nécessaires à l'acquisition des moyens supplémentaires. Dans la démarche stratégique française, (voir annexe) l'identification des engagements militaires les plus probables (les « hypothèses d'emploi » de la méthode de construction capacitaire de l'EMA) permet de faire une synthèse des menaces, des ambitions politiques et du niveau des ressources disponibles pour agir. L'analyse stratégique doit donc aboutir à la définition des grandes lignes de l'outil de défense, mais aussi de l'effort financier qui doit l'accompagner pendant toute la durée de sa mise en place. LA BOUCLE POLITIQUE 1. La définition des différentes politiques Il s'agit de traduire les orientations stratégiques issues de l'analyse, en décisions concrètes qui tiennent compte de la structure de l'appareil militaire et de la manière dont celui-ci opère sur le terrain avec ses hommes, ses doctrines, ses matériels, sa disponibilité opérationnelle. a. Le format des armées Le format des armées peut être défini comme le mix désiré entre le nombre des personnels affectés au combat, ceux affectés au soutien, les équipements, l'entraînement. On doit également y associer les doctrines d'emploi des forces et la description des structures de commandement qui peuvent jouer, comme l'a montré la seconde guerre mondiale, un rôle déterminant dans l'issue des conflits (ex : emploi combiné des brigades mécanisées et de l'aviation). Si on veut résumer l'évolution du mix capacitaire opérée par le Livre blanc de 2008, on peut dire de façon sommaire qu'il a consisté à réduire le nombre des forces pour moderniser et améliorer les équipements, tout en améliorant la condition des personnels. Par ailleurs, on observera que le format des armées est encore trop souvent mesuré en nombre d'équipements. Or ce qui compte, ce n'est pas tant le nombre, par exemple d'avions de combat, que la disponibilité, dans ce cas mesurée en heures de vol, à un niveau d'efficience donné. Il faudrait également raisonner en termes de capacité et non pas équipement par équipement. Par exemple on peut envisager, dans le domaine de l'aviation de combat, par exemple la capacité à supprimer des défenses anti-aériennes adverses peut être atteinte par une plus grande furtivité ou bien par une plus grande allonge des missiles sol-air etc. b. La stratégie d'alliances La nature des alliances, l'ampleur des accords de défense qui les formalisent et la façon dont ces accords sont effectivement mis en oeuvre vont jouer un rôle déterminant dans le modèle d'armées souhaitable. Pour nombre de petits Etats n'ayant pas les moyens de se doter de leur propre outil de défense, la meilleure pour ne pas dire la seule façon de se défendre est de s'intégrer à une alliance plus forte. C'est au fond cette idée de mise sous protection librement consentie qui structure l'OTAN et contre laquelle la France s'est longtemps rebellée, réclamant une alliance entre égaux (recherche de la parité stratégique grâce à la force de dissuasion) ou une alliance des Européens entre eux (« pilier européen ») au travers de l'Europe de la défense. Hormis la mise sous protection, la première forme d'alliance militaire consiste dans le partage opérationnel . Il s'agit de faire travailler en commun des unités militaires, ce qui suppose un minimum de coordination (état-major commun sous la première et la seconde guerre mondiale) voire d'interopérabilité (capacité à communiquer, concevoir et à agir ensemble). Le partage opérationnel peut également aboutir à se partager des secteurs, des zones de surveillance maritime etc... Le partage opérationnel peut même déboucher sur des unités communes (brigade franco-allemande - projet de corps expéditionnaire franco-britannique dans les accords de Lancaster House). La seconde forme d'alliance est le partage capacitaire . Par exemple la mise en commun d'une partie de la flotte des avions de transport européens dans le cadre de l'EATC. Enfin, la forme la plus aboutie d'alliance consiste en une mutualisation et un partage des équipements. C'est le célèbre « pooling and sharing » de l'Union européenne et sa version Otanienne de « smart defense ». La stratégie d'alliances comporte également une composante industrielle susceptible de prendre une multiplicité de formes : - achat en commun des mêmes équipements ; - fabrication en commun des mêmes équipements ; - création d'une base industrielle de défense commune, par regroupement des entreprises, ou par spécialisation des entreprises sur tel ou tel marché ou sur tel segment (ce qui constituerait des ententes susceptibles de tomber sous le coup de la législation communautaire) ; - réalisation d'un marché commun des équipements de défense harmonisant les conditions de compétition entre industriels d'une même alliance ( level playing field ) ; - implication de pays émergents dans la fabrication de programmes nationaux au travers de partenariats stratégiques. c. La stratégie d'acquisition et la stratégie industrielle de défense et de sécurité c.1. La stratégie d'acquisition consiste à déterminer comment se procurer les équipements dont ont besoin les forces armées. Elle est subordonnée aux orientations définies pour l'équipement des forces (format) et doit en principe se concentrer sur les éléments suivants : - la meilleure efficacité ; - le meilleur coût ; - la plus grande interopérabilité avec ses alliés. c.2. La stratégie industrielle de défense est distincte de la stratégie d'acquisition. Elle a pour objectif de maintenir la base industrielle et de technologie de défense pour toute une série de raisons telles que l'emploi industriel, le maintien des bureaux d'étude, l'efficacité économique de la dépense de défense ou encore l'importance de l'industrie de défense dans la course technologique et l'acquisition d'avantages compétitifs grâce à des technologies duales. Mais en termes d'effets militaires, les principales raisons d'être d'une stratégie industrielle de défense sont d'assurer : - la sécurité des approvisionnements - si possible un avantage technologique sur les équipements des autres armées - un meilleur soutien grâce à une plus grande mobilisation et disponibilité des industriels en cas d'opérations extérieures En pratique, il arrive souvent que la stratégie d'acquisition entre en conflit avec la stratégie industrielle et il est intéressant de voir comment chaque État tranche ces conflits. Au Royaume-Uni, les documents officiels (« the defence strategy for Acquisition reform » février 2010 et « National Security trough technology » février 2012) affirment que la priorité doit toujours être donnée aux besoins opérationnels sur les considérations de politique industrielle, cela afin de pouvoir fournir aux forces les meilleurs équipements au meilleur prix. Cette stratégie présente des avantages indéniables pour les forces, dont la satisfaction des besoins devient l'objectif prioritaires. Mais ses résultats peuvent aussi provoquer des lacunes capacitaires. En France, la priorité va, depuis longtemps, à la politique industrielle sur les besoins opérationnels. Il est du reste révélateur de constater que, dans le Livre blanc, le terme de stratégie d'acquisition figure dans un chapitre dédié à la stratégie industrielle. Une telle orientation a permis le maintien d'une industrie de défense puissante et cohérente. Mais elle s'est souvent traduite par des surcoûts et a parfois abouti, elle aussi, à des lacunes capacitaires (p.ex. : drones MALE). On voit donc qu'il y a deux positions extrêmes à éviter : d'une part, celle consistant à immoler l'industrie de défense sur l'autel de l'efficacité opérationnelle et de la sauvegarde des deniers publics et, d'autre part, celle donnant la priorité à la base industrielle de défense au détriment de la satisfaction des besoins opérationnels. d. La stratégie de recherche Elle est insuffisamment prise en compte. Il s'agit non seulement des programmes d'études amont accordés aux industriels, mais aussi de l'importance des experts étatiques (laboratoires de recherche de l'ONERA, de l'Institut Saint Louis, le CEA, le CNES et plus généralement de la symbiose de la recherche de défense avec les Universités, les centres de recherche etc... 2. La programmation L'élaboration de calendriers de réalisation des orientations est nécessaire pour ce qui est de la composante humaine. Un « outil de défense » c'est d'abord un corps social, fait d'hommes et de femmes, qu'il faut former, entraîner, motiver avant de les envoyer en mission. Il faut également les accompagner tout au long de leur carrière, et s'efforcer de faire en sorte que les personnels soient dans des postes qui correspondent le mieux à leurs aptitudes. C'est tout l'enjeu de ce que les militaires appellent : « la manoeuvre RH ». Ceci pour dire que l'outil de défense ne se modifie pas de façon instantanée. Bien évidemment, la programmation est également physique, pour ce qui est du calendrier de livraison des équipements et financière, pour ce qui est des « lois de programmation ». Cette programmation est très connue du Parlement et ne mérite pas qu'on s'y arrête. Elle peut être résumée par le schéma ci-dessous :
LA VISION STRATÉGIQUE La vision stratégique a pour fonction de transcender la réflexion de défense en la résumant en quelques phrases, quelques mots, compréhensibles par tous les citoyens : « rester une puissance militaire et diplomatique majeure » ; « assurer l'indépendance de la France et la protection de tous les Français » (vision stratégique française) ; « avoir les forces militaires, les forces armées les mieux entrainées, les mieux commandées, les mieux équipées pour le combat, de l'histoire » « rester la plus grande force pour la liberté et la sécurité que le monde ait jamais connue » (vision stratégique américaine). « Renforcer notre position internationale » et obtenir « le respect de la part de nos partenaires » (vision stratégique russe) etc.., Cette vision ramassée n'exclut pas des déclinaisons partielles sous forme « d'orientations », de « priorités », voire de « missions prioritaires » qui sont autant d'objectifs intermédiaires assignés aux uns et aux autres quand ils ne masquent pas l'incapacité à hiérarchiser ses priorités. Par exemple, dans la préface du Livre blanc de 2008, qui résume la vision stratégique du Chef de l'Etat de l'époque, on peut lire : « De ce travail (la réflexion de défense du Livre blanc) émerge un nouveau concept : celui d'une stratégie de sécurité nationale qui associe, sans les confondre, la politique de défense, la politique de sécurité intérieure, la politique étrangère et la politique économique. Cette stratégie porte une ambition européenne et internationale qui est au coeur de la vocation de la France dans le monde. » |
5. Les insuffisances du précédent Livre blanc
Sur la base des réflexions qui précèdent et sans rentrer dans une critique sur le fond, la mise en exergue du modèle d'analyse stratégique permet de mettre en lumière quelques insuffisances du Livre blanc de 2008, auxquelles il conviendrait de remédier.
a) Une expression peu claire des ambitions de défense et des objectifs ultimes trop ambitieux
Le relevé de conclusion du Livre blanc comprend seize paragraphes, sans hiérarchie ni cheminement logique entre ce qui relève des stratégies d'alliance (« l'ambition européenne est une priorité » ; « La France s'engagera en faveur de la rénovation de l'Otan »), ce qui relève des orientations générales (« la dissuasion nucléaire demeure un fondement essentiel de la stratégie de la France »...) et ce qui relève enfin d'objectifs intermédiaires (« européaniser l'industrie », « réorganiser les pouvoirs publics », « susciter l'adhésion de la nation »...).
Si bien que les ambitions de défense elles-mêmes, telles qu'elles pourraient s'articuler dans la suite logique des menaces, n'apparaissent pas clairement 8 ( * ) .
Par ailleurs, la vision stratégique du Président de la République, exprimée dans la préface du Livre blanc, suscite des interrogations.
« Rester une puissance militaire et diplomatique majeure, prête à relever les défis que nous confèrent nos obligations internationales » suppose que la France dispose d'un outil de défense capable de projeter, seul ou en coalition, sa puissance dans des opérations extérieures telle que la Libye.
« A ssurer l'indépendance de la France et la protection de tous les Français » suppose au contraire un format de force important centré sur la prévention et la protection du territoire et des populations.
Ces deux ambitions ne sont pas incompatibles, mais les satisfaire l'une et l'autre suppose d'y consacrer des moyens financiers substantiels qui ont fait défaut à la fin de la période considérée et plus encore dans la période à venir.
b) L'absence de lien évident entre les différents éléments de l'analyse stratégique et le format d'armée
L'un des principaux reproches que l'on peut faire au précédent Livre Blanc est de ne donner aucun élément permettant de comprendre le passage des résultats de l'analyse stratégique au format d'armée.
En effet, le format d'armée est donné de façon abrupte, sans que le citoyen ne puisse comprendre en quoi le fait d'avoir à affronter des conflits sur l'arc de crise ne conditionne la nécessité d'avoir tant de frégates de haute mer ou tant d'avions de combat. Cette absence de lien logique fait craindre que les impératifs industriels conjugués aux contraintes budgétaires l'ont emporté sur toutes les autres préoccupations, ce qui ravalerait l'entier exercice de prospective au rang de causerie de salon.
Tous les Etats qui procèdent à des exercices d'analyse stratégique, y compris ceux qui dépensent le plus, sont soumis à des contraintes budgétaires et doivent intégrer dans leurs réflexions des préoccupations de maintien de l'outil industriel de défense. Ce n'est qu'en cas de guerre, que les Etats s'affranchissent ou cherchent à s'affranchir de ces limites. Mais en temps de paix, le budget et l'industrie, entrent tout autant que la définition des menaces, dans l'équation conduisant in fine à la définition du format des armées. Il est donc normal de les intégrer et de confronter l'outil de défense idéal avec l'outil de défense réaliste, celui qu'on peut se payer.
On peut certes admettre qu'en raison d'éventuelles « surprises stratégiques » il faille un outil de défense suffisamment robuste et adaptable pour faire face à des menaces imprévues. C'est la position américaine qui, consciente des difficultés de prévoir les menaces futures, maintient un large portefeuille de capacités militaires 10 ( * ) . Mais cette politique a un coût exorbitant.
Moins le pays a de moyens financiers à consacrer à sa défense, plus il doit faire d'efforts de prospective pour mettre en adéquation son outil de défense avec les menaces anticipées. L'analyse géostratégique doit donc être menée avec le plus grand sérieux. Une analyse intéressante, mais déconnectée de choix dictés par ailleurs pour des raisons budgétaires ou pour satisfaire à des considérations industrielles serait une catastrophe. C'est malheureusement le sentiment que donne le précèdent Livre blanc.
Si nous n'avons pas les moyens de nos ambitions, alors autant faire l'économie d'une analyse stratégique inutile et passer directement au vote de la loi de finances de l'année.
c) L'absence de stratégie d'acquisition
L'incapacité ou le refus d'élaborer une stratégie d'acquisition et de la rendre publique - comme le souhaitait le Livre blanc - a permis, tout au long de la période 2007-2012, de faire prévaloir les objectifs de stratégie industrielle sur les besoins opérationnels.
Ce constat s'explique par le poids considérable de la DGA, fruit des investissements qu'elle a consenti depuis longtemps en matière de stratégie et dont témoigne la qualité des documents qu'elle publie. Il est difficile pour nous d'apprécier si, en regard, l'état-major des armées dispose du poids nécessaire pour faire prévaloir ses points de vue, compte tenu du fait que les documents de prospective opérationnelle restent classifiés et que vos rapporteurs n'ont pu y avoir accès.
Sans doute, les bonnes relations qui prévalent entre l'état-major des armées et la DGA permettent-elles de pallier les inconvénients d'une telle situation.
Mais il n'en reste pas moins qu'il serait nécessaire de mettre en place une stratégie d'acquisition transparente, ainsi qu'une instance d'arbitrage entre ces deux visions des choses - satisfaire aux besoins des armées - maintenir la BITD - qui peuvent parfois être difficiles à concilier et entre lesquelles il faut savoir trancher.
* 4 Cet abus de langage est devenu tel que même les containers d'appareils permettant le renseignement électromagnétique sous les drones MALE sont désormais qualifiés de « pods de souveraineté ».
* 5 On pourrait également envisager de parler de capacités industrielles de défense critiques, mais cela nous a semblé moins signifiant.
* 6 « La France doit garder un domaine de souveraineté, concentré sur les capacités nécessaires au maintien de l'autonomie stratégique ».
* 7 Voir l'article du général Vincent Desportes, dans la revue DSI (Défense Sécurité Internationale) hors série du mois de juin 2012 p. 32 et suiv. : « capacités industrielles souveraines : sortir de la logique perverse des trois cercles ».
* 8 Dans un bref document de huit pages intitulé « poursuivre le leadership global des Etats-Unis - priorités de la politique de défense américaine au XXI ème siècle » 9 publié en janvier 2012- et qui est l'équivalent de notre Livre blanc, les stratèges américains établissent une relation directe entre menaces prévisibles, découlant de la prospective opérationnelle, et ambitions de défense. .
* 10 Voir : « sustaining U.S. global leadership - priorities for 21 st century defense » : p. 6 : « Pour assurer le succès des ces missions (les ambitions de défense) plusieurs principes guideront le développement de nos forces et de nos programmes (d'équipement). Premièrement, compte tenu du fait que nous ne pouvons pas prédire la façon dont l'environnement stratégique évoluera avec une absolue certitude, nous maintiendrons un large portefeuille de capacités militaires qui mises bout à bout offriront une capacité de versatilité dans l'éventail de missions décrites plus haut. Le ministère établira une distinction claire entre les missions qui dimensionnent la taille et la forme et les autres missions. Un désinvestissement massif de nos capacités à conduire toutes les missions ne serait pas sage, compte tenu du passé et du futur de l'utilisation des forces américaines en opérations extérieures, et de notre incapacité à prédire l'avenir. »