Première table ronde
M. Benjamin Stora, Professeur
des universités
Intervention sur « Les enjeux autour du
passé colonial de la France
pour la cohésion
sociale »
Mme Françoise Vergès . - Nous écouterons Benjamin Stora, historien à l'INALCO, grand spécialiste de d'Algérie, ayant participé au scénario de nombreux documentaires et de films, et qui a écrit sur les mémoires et l'histoire ainsi que sur le passé colonial de la France. Puis les invités témoins seront, comme chacun des participants, appelés à répondre à deux questions : « Pourquoi est-il important d'intégrer l'histoire coloniale dans le récit national ? » et « Faut-il envisager une commission Vérité et Justice ? » Serons-nous capables de laisser la parole à d'autres, d'écouter avec respect et d'oublier un moment que ce que nous avons à dire est plus important que la parole du voisin... ? Je serai stricte sur les temps de parole : chacun et chacune d'entre vous est invité à contribuer par écrit au débat sur ces questions, et les propositions seront intégrées dans la synthèse finale... ( Applaudissements .)
M. Benjamin Stora . - Je suis très heureux d'être ici, la veille de la commémoration de l'abolition de l'esclavage, en particulier parce que les changements politiques récents offrent peut-être des perspectives nouvelles sur le sujet de ce jour.
L'histoire coloniale a longtemps été laissée dans la « banlieue » de l'histoire de France, la séparation des deux histoires étant sans doute à l'origine de la guerre des mémoires. Or, il y a maintenant une quinzaine d'années, la question coloniale a fait une irruption dans la vie culturelle et politique française, moins du fait des universitaires ou des intellectuels que grâce à des jeunes issus des immigrations post-coloniales qui voulaient comprendre leur quotidien et le vécu de leurs parents. Ont ainsi été remis en débat l'histoire de l'esclavage, celle de la colonisation et de la décolonisation. De nouvelles questions et recherches apparaissant, notamment sur l'entreprise de colonisation et l'expansion du capitalisme français et. La colonisation est apparue ainsi très liée à l'expansion économique, liée aussi à la brutalisation des sociétés, à la violence qui existaient dans les sociétés colonisées ou vivant avec l'esclavage. En outre a été posée la question du racisme ou des persistances des traces, des survivances du racisme, dans les comportements politiques et culturels de la société française.
Est aussi apparue la nécessité d'envisager de nouvelles chronologies de l'histoire française, qu'il va falloir aussi enseigner et transmettre. Chronologies presque inconnues, ou décalées qui vont de pair avec la découverte de nouveaux personnages de l'histoire de France appartenant à l'histoire de la colonisation française. Il ne s'agit plus simplement des grands conquérants ou administrateurs coloniaux, mais aussi et surtout de ceux qui, formés par l'école républicaine française selon les principes de l'égalité, se sont dégagés de la domination coloniale tels que Frantz Fanon, Léopold Sédar Senghor, Ferhat Abbas ou Mohammed V.
Et puis, dans la foulée de cette recherche, est apparue la nécessité d'inventer les nouveaux lieux d'investissement de mémoire qui ont vu le jour depuis cette fameuse loi du 10 mai 2001, inspiration décisive de cette recherche historique. Ces nouveaux lieux d'investigation et de mémoire ont fait débat tels l'important musée de Nantes sur la traite et l'esclavage, la Maison de l'Histoire de France, ou la Cité nationale de l'immigration qui traite des recherches sur l'immigration coloniale et proposera à partir d'octobre 2012 une exposition sur l'histoire des travailleurs algériens en France. Et puis, d'autres lieux viendront, suscités par un appel sur la nécessité de croiser les mémoires autour des histoires coloniales. Il ne s'agit pas donc de supprimer, d'amputer des lieux d'histoire déjà existant, mais au contraire d'accroître la visibilité de cette séquence d'histoire si particulière.
Nous sommes donc à un moment de basculement décisif de l'histoire culturelle et politique française, les enjeux étant bien entendu compliqués. Nous pouvons soit mettre l'ensemble de ces histoires particulières, de ces mémoires blessées, à la portée de la société française au sens le plus large. Soit fracturer l'ensemble de ces mémoires pour les mettre en concurrence, au risque de dérives, de replis mémoriels qui viseraient à les opposer.
Pour faire en sorte d'éviter ce type de dérives, il ne faut pas moins de connaissance de l'histoire coloniale, mais au contraire plus de connaissance des personnages, des situations, des séquences historiques ou des chronologies. Ce qui implique d'agir selon deux axes. D'abord, par l'enseignement, en agissant sur la formation des maitres, des professeurs de lycée en particulier, qui savent encore trop peu ce qu'a été l'histoire de la colonisation française.
Un autre axe très important dans la fabrication des imaginaires est l'audiovisuel, qu'il s'agisse des télévisions, des grands médias et des grandes radios nationales qui, jusqu'à présent, n'ont toujours pas, à mon sens, pris à bras le corps cette question-là. Il faut donner à connaitre ce qu'est la culture du Sud, au sens large du terme, ces grandes questions culturelles n'ayant pas encore trouvé leur place, si ce n'est de façon ghettoïsée, dans l'audiovisuel français. Les nouvelles autorités politiques auront peut-être l'audace d'initier quelque chose de nouveau dans ce domaine, d'inventer des formes de transmission nouvelles.
Une réflexion, certes difficile, doit aussi porter sur la création d'un manuel scolaire spécifique sur l'histoire de la colonisation française, sans attendre que les manuels classiques ne l'intègrent. Il devra être très simple et très accessible aux jeunes générations, et présenter ce qu'a été l'histoire de l'esclavage, de la colonisation et de la décolonisation. Le but est intégrer l'ensemble de ces mémoires blessées dans un nouveau récit républicain renouvelé et enrichi par l'apport des hommes et des femmes qui ont combattu pour que l'égalité devienne une réalité, et qu'elle ne soit pas simplement un slogan.
Toutes ces questions qui relèvent de l'univers de la connaissance sont très importantes car, en France, nous discutons des injustices commises, sans passer tout simplement par cette étape préalable de la connaissance de ce qui s'est réellement passé, ou de ce qui s'est réellement joué. L'étape de la connaissance nous permettra de sortir du discours de l'anti-repentance qui s'est malheureusement développé depuis quelques années comme une sorte d'écran idéologique permettant de ne pas mesurer ce qu'avait été la réalité de la colonisation et de l'esclavage. C'est après cette étape décisive que se poseront les questions de la vérité et de la justice, et donc de la réconciliation entre nous tous. ( Applaudissements .)