M.
Jacques Pradel, docteur ès sciences
Invité-témoin sur
les mémoires des Pieds noirs
Mme Françoise Vergès . - Je donne la parole à M. Jacques Pradel, Président de l'Association Nationale des Pieds noirs Progressistes et leurs Amis.
M. Jacques Pradel . - Notre association a été créée fin 2008 avec deux objectifs majeurs : permettre à d'autres mémoires que celles des pieds-noirs nostalgiques de l'Algérie française de s'exprimer ; oeuvrer à l'amitié entre les peuples algérien et français.
Pourquoi est-il important d'intégrer mémoires et histoire dans le récit national ? Pour nous, trois raisons : apaiser les mémoires des pieds-noirs, lutter contre le racisme et la xénophobie, cultiver l'amitié entre les peuples des deux rives de la méditerranée.
- Les mémoires des pieds-noirs sont multiples, souvent opposées, subjectives et passionnées, mais ont quelque chose en commun : le trauma du départ, de l'exil. Tous, peu ou prou, se sentent algériens, enfants d'Algérie. En dehors d'une minorité enfermée dans une nostalgie absurde de l'Algérie française et qui est entretenue dans cet esprit par les politiques menées depuis trop longtemps en France, la plupart refusent de se réfugier dans la victimisation et le ressentiment. Notre objectif est de les aider, nous aider à trouver un apaisement, de décrisper ces mémoires.
- Lutter contre le racisme et la xénophobie, tel qu'ils s'expriment dans nos villes, nos quartiers, alimentés, encore une fois hélas, du plus haut niveau politique, par les discours sur l'immigration, la sécurité, le halal et le déchaînement de l'islamophobie.
- Cultiver l'amitié entre les peuples des deux rives de la Méditerranée, et oeuvrer à la réconciliation des deux pays.
L'objectif est d'enfin traduire dans le vécu politique et social que la guerre d'Algérie est finie! Pour cela, il faut faire et défaire.
Nous avons à défaire : Tout l'apanage de mesures qui ont été prises tant au niveau local que national pour banaliser les thèses d'extrême droite, l'apologie du régime colonial et la nostalgie de l'Algérie française, encensées jusqu'à tenter de réhabiliter l'OAS (qu'il s'agisse « des bienfaits de la colonisation », des pseudo-musées de la France en Algérie confiés à des associations de pieds-noirs d'extrême droite, des légions d'honneur distribuées aux ex-OAS, des stèles à leur honneur, de Bigeard aux Invalides, etc.). Se battre contre ces falsificateurs de l'histoire, les nostalgériques et leurs alliés politiques, va plus loin que leur simple dénonciation ; c'est se battre pour la paix, la réconciliation et l'amitié entre les peuples.
Nous avons à faire : Au niveau gouvernemental (et législatif, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs) il faut que soit affirmée une réelle volonté politique de réconciliation avec l'Algérie, seul moyen de faire cesser les surenchères réciproques entre les deux États ; favoriser les collaborations et les passerelles en terme de recherche (en histoire notamment), de culture, de santé, d'éducation, d'économie bien sûr, etc. Doter de véritables conseils scientifiques les musées et autres initiatives prises touchant à l'histoire et la mémoire... Favoriser le rapprochement des peuples français et algérien (qu'ils vivent ici ou là-bas), par la multiplication d'échanges, rencontres, voyages d'études, etc.
Nous pouvons espérer, je devrais dire il faut que le changement politique que nous venons de connaître se traduise en ces termes. Monsieur le Président du Sénat, mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, nous attendons de vous qu'avec vos collègues députés bientôt renouvelés vous preniez des initiatives politiques fortes allant dans ce sens et rompant avec la pratique antérieure !
Sur la question de la mise en conversation des histoires coloniales, il convient de serrer les différences et les similitudes qu'ont présenté les différents types de colonisation, et surtout quelles sont leurs résonances dans la société dans laquelle nous vivons. C'est bien sûr un travail pour les historiens, sociologues, et tous les spécialistes que l'on veut, mais c'est aussi un travail pour les citoyens : les différentes colonisations ont produit en France des immigrations différentes ; comment dialoguons-nous avec ces immigrations, comment ces immigrations dialoguent-elles et comment vivons nous nos solidarités avec elles ? Il y a des exemples formidables dans l'histoire, comme Franz Fanon théoricien anticolonialiste martiniquais et militant du FLN en Algérie.
Un mot d'une expérience qui se mène à Marseille, où je vis. Au début de ce qu'il est convenu d'appeler les « révolutions arabes », fin 2010, s'est constitué un Collectif Solidarité Maghreb, auquel nous, association de pieds-noirs, avons adhéré. Son objectif initial était de populariser les mouvements se développant en Algérie, Tunisie et Maroc. Ont rejoint le collectif des personnes originaires d'anciennes colonies d'Afrique noire - Côte d'Ivoire, Mali, Cameroun - et des Comores (forte communauté à Marseille). Ceci a permis à la fois d'échanger sur l'histoire coloniale propre à chaque pays, mais surtout de mener ensemble des actions solidaires. Ce n'est qu'une expérience ponctuelle, de portée limitée, mais qui montre que des engagements citoyens de ce type sont et possibles et socialement utiles.
Une commission Vérité, Justice, Réconciliation ? Pourquoi pas, utile sans doute pour lever le voile sur le passé, et pour ce qui est de l'Algérie, débattre dans la sérénité de l'histoire de la colonisation, de la guerre et de l'indépendance ; utile, surtout si elle est constituée de membres (historiens ou non) venant de différents pays, et pour l'Algérie des deux côtés de la Méditerranée. Mais comment définir sa composition ? La guerre d'Algérie pèse d'un tel poids dans l'inconscient collectif que sa mise en place sera d'une grande complexité, si l'on considère que des sensibilités différentes devront y être représentées. Disant cela, j'ai par exemple bien conscience de ce que l'association que je préside ne représente pas la diversité des sensibilités des pieds-noirs ; ce qu'elle ne revendique d'ailleurs pas ! ( rires. ) La seule chose que l'on puisse dire, c'est que beaucoup des autres associations de pieds-noirs seraient effrayées par l'intitulé même de la commission : Vérité, Justice, Réconciliation ! ( Applaudissements .)