Seconde table ronde
M. Michel Giraud, Sociologue au Centre de Recherche sur
les Pouvoirs Locaux dans la Caraïbe, rattaché au CNRS et à
l'Université Antilles Guyane
Intervention sur « Les enjeux
des mémoires des outre-mers »
Mme Françoise Vergès, présidente . - Je donne la parole, pour notre deuxième table ronde, à Michel Giraud, sociologue.
M. Michel Giraud . - La question des enjeux des mémoires des « outre-mer » est capitale : bien sûr, il faut encourager les croisements de mémoires, éviter l'isolement de celles-ci. Je me réjouis de participer à ce débat.
Comme les anxieux qui pensent que les portes ne sont jamais assez ouvertes, j'enfoncerai celle du rappel qu'il faut distinguer nettement mémoire et histoire, chacune ayant son utilité si on ne la confond pas avec l'autre.
L'histoire a trait aux faits du passé, elle vise à la production d'un corpus universellement partagé de connaissances ; la mémoire, en revanche, a un caractère subjectif et est donc de l'ordre du singulier ou du particulier. Ne pas faire cette distinction nous expose à un double risque : servir les tentatives de systèmes dominants d'imposer - sous couvert d'une histoire obligatoire - leur propre mémoire à ceux qu'ils dominent et, réciproquement, chez ceux qui ont connu une telle imposition, essayer de contrôler le travail des historiens dans le but de les obliger à réparer ce tort, comme on l'a vu récemment lorsque le porte-voix d'un Collectif DOM a voulu attaquer en justice Olivier Pétré-Grenouilleau pour son livre sur les traites négrières.
Il y a pourtant une telle autonomie entre histoire et mémoire que les progrès de l'une ne retentissent pas nécessairement sur l'autre. Si, par exemple, l'histoire de l'esclavage aux Antilles fait aujourd'hui l'objet de travaux de plus en plus pointus, je suis frappé du peu d'études qui sont consacrées à la mémoire de la servitude dans ces pays, en dépit de la logorrhée qui sévit encore au sujet d'un prétendu oubli de l'esclavage. Or, d'un récent travail d'enquête sur cette mémoire que l'historien américain Laurent Dubois et moi avons mené en Guadeloupe et en Martinique - qui reste à ma connaissance le seul de ce type à exister ! - il ressort que ceux qui se prétendent les plus attachés au devoir de mémoire sont le plus souvent, notamment parmi les jeunes générations, ceux qui en savent le moins sur l'histoire de l'esclavage. Comme si la conviction de « faire leur devoir » leur tenait lieu de certificat de connaissance !
Dès lors, en faisant clairement la distinction entre mémoire et histoire, nous sommes conduits, comme cela a été le cas en 2005 de mes camarades du Comité de Vigilance face aux Usages sociaux de l'Histoire (CVUH), de défendre le droit politique du Parlement de voter des « lois mémorielles » tout en étant soucieux que ce ne soit pas pour lui l'occasion d'écrire l'histoire, qui doit rester l'apanage du travail historien.
Par ailleurs, je suis réservé quant à l'idée d'un « récit national républicain », dans laquelle je perçois une expression de plus de la langue de bois des discours politiques, de tous bords, du « nécessaire rassemblement du peuple ». Car la fin des divisions et des clivages sociaux, en l'occurrence mémoriels, ne se décrète pas mais se conquiert par et dans un long et incessant dialogue, parfois « musclé », entre des différences reconnues au préalable comme légitimes. Le dialogue entre les descendants d'esclaves et ceux d'esclavagistes que tente le Comité de la Marche de 1998 (CM98) est un bon exemple de ce que, selon moi, il faut faire en la matière. La mise en conversation, plutôt la mise en commun dans un récit unitaire. La démocratie se nourrit de polyphonie, et prétendre atteindre un discours uniforme est au mieux illusoire, au pire délétère. Ce que nous devons plutôt viser est la compréhension mutuelle, qui peut aider au vivre ensemble.
De plus, l'expression « récit national républicain » fait également problème de par son épithète « national », car - comme l'a souligné à l'instant Christiane Taubira - les faits dont nous avons à faire le récit sont des phénomènes transnationaux : par exemple, l'histoire de l'esclavage est tout autant celle de celle de l'Afrique, de l'Amérique et de l'Europe toute entière que de la France ; Laurent Dubois, parlant d'une réalité « atlantique », a ainsi expliqué que la Révolution française de 89 a été aussi bien produite par le peuple de Paris et les paysans de l'Hexagone et par les esclaves insurgés du Nouveau Monde. Cette perspective rend le costume national bien étroit ! Écrions-nous avec Aimé Césaire : De l'air, de l'air, de l'air ! ( Applaudissements ).