B. L'EXACERBATION DES CONFLITS DE TRAVAIL
1. L'établissement scolaire, un lieu d'interactions complexes
a) L'évolution des rapports des enseignants avec les élèves et les chefs d'établissement
Chacune des trois principales catégories d'acteurs dans les établissements scolaires, les élèves, les enseignants et les chefs d'établissement peut être définie par une difficulté majeure qu'ils doivent surmonter dans leur travail. Cette épreuve, pour reprendre la terminologie et les analyses d'Anne Barrère 14 ( * ) demeure plus ou moins déniée par les autres acteurs. Chacun est surresponsabilisé devant cette épreuve qu'il affronte seul. Le manque de communication entre les acteurs sur leurs épreuves respectives est patent et provoque des conflits.
Ainsi, les élèves, qui reçoivent pratiquement une note sur deux jours ouvrables en lycée, ressentent fortement le poids du verdict scolaire et le caractère déterminant de l'orientation pour leur avenir, ce qu'on pourrait appeler la pression scolaire au sens large. Cette épreuve, qui vaut même pour le jeune en apparence le plus désinvolte est largement déniée par les enseignants, si l'on en croit les résultats de la sociologie de l'école, plus que par les chefs d'établissement.
L'épreuve centrale des enseignants est de réussir à faire tenir la forme scolaire, c'est-à-dire à maintenir un climat de classe acceptable pendant 50 minutes face à un groupe déterminé dans un lieu précis. Il s'agit d'une épreuve individualisée, peu partagée en collectifs. Cette épreuve existe dans tous les établissements, mais dans les bons lycées elle tend à devenir invisible car elle n'est pas relayée par des difficultés sociales qui focaliseraient le regard. Les élèves ne perçoivent pas ce que représente cette épreuve pour leurs professeurs car ils ne perçoivent que leur action personnelle et pas l'action de groupe qui résulte de l'agrégation des comportements individuels. Certains chefs d'établissement savent monter au front pour soutenir des enseignants en difficulté, mais en dehors de tout texte réglementaire. D'autres s'en tiennent à l'orthodoxie et se tiennent soigneusement à l'écart de la classe.
Les chefs d'établissement agissent comme des interfaces avec l'extérieur et sont, quant à eux, directement responsables de l'image et de la réputation de l'établissement face au public. Ils doivent faire avec les exigences des parents d'élèves, le contrôle de la hiérarchie, l'implication des collectivités territoriales et le regard des médias. Ils jouent également un rôle de médiateur entre les groupes numériquement beaucoup plus importants que sont les élèves et les enseignants. D'après les recherches d'Anne Barrère (université Paris 5), ils s'appuient souvent sur une tentative de compréhension des difficultés des élèves pour fonder un discours critique des enseignants, en particulier sur la gestion de classe, sur l'évaluation trop dure et classante, sur le redoublement, etc. Les enseignants ne comprennent pas en général l'épreuve spécifique qu'affrontent les chefs d'établissement car ils délégitiment d'emblée les effets de réputation liés à la concurrence entre établissements et le développement de quasi-marchés scolaires locaux, que l'assouplissement de la carte scolaire a aggravés.
La caractérisation fine des relations de travail entre les équipes enseignantes et le chef d'établissement demande une approche nuancée. Même si l'on peut constater de la méfiance et de l'incompréhension entre les deux catégories d'acteurs, votre rapporteure n'a pas constaté de rupture franche appuyée sur des cultures professionnelles divergentes et institutionnalisées. Il existe en réalité des situations très hétérogènes d'un endroit à l'autre.
Cependant, une certaine coupure entre les enseignants et les chefs d'établissement demeure. Elle s'est accentuée avec l'évolution de la formation des chefs d'établissement ; désormais centrée sur l'enracinement d'une culture de l'encadrement, de la décision et de l'évaluation, qui les pousse à assumer plus franchement leur autorité. Cependant, la coupure entre les deux univers professionnels tend à être contrebalancée par des interventions plus nettes dans l'organisation des apprentissages, certains chefs d'établissement se voulant « enseignants autrement » et cherchant à assurer une continuité avec le métier d'enseignant. La coupure est aussi à relativiser en considérant que la culture d'encadrement prend racine chez les enseignants eux-mêmes. Lorsque ceux-ci coordonnent des projets ou portent des dispositifs, y compris périphériques par rapport à l'enseignement, ils assument des fonctions qui les rapprochent des chefs d'établissement. Souvent, c'est d'ailleurs le premier pas vers le concours des personnels de direction.
Il existe toutefois un certain nombre de cas très difficiles de rupture et de conflit intense entre les équipes enseignantes et le chef d'établissement. Ils sont essentiellement de deux ordres :
- soit une direction administrative à l'ancienne, très bureaucratique, avec un chef d'établissement absent, enfermé dans son bureau, qu'on ne peut pas rencontrer et qui n'a pas intégré les nouvelles tâches de soutien et d'animation ;
- soit, à l'inverse, un chef d'établissement aux convictions pédagogiques très fortes et prosélyte qui adopte des postures intrusives visant à réduire l'espace de l'autonomie pédagogique des enseignants.
Les situations de coopération s'établissent et perdurent lorsque les chefs d'établissement n'agissent pas comme des maillons administratifs d'exécution mais travaillent à donner du sens aux différentes transformations organisationnelles, dialoguent sur les projets et protègent aussi de certaines évolutions. Dans ce cas, les enseignants échangent informellement avec la direction de l'écoute, du soutien, de l'aide pour maintenir la qualité du climat de classe contre leur mobilisation sur des projets et leur implication dans l'établissement.
b) La prise de décision au sein des établissements scolaires
Les sociologues de l'éducation ne constatent pas chez les enseignants, une définition de leur métier reposant véritablement sur un individualisme stable et assumé. Si individualisme il y avait au sein du corps enseignant, il s'agirait plutôt d'un « individualisme inquiet défensif » 15 ( * ) , largement construit en réaction à l'organisation de leur travail qu'ils subissent. Engagements et désengagements des enseignants dans la vie des établissements dépendent des relations professionnelles affinitaires qu'ils tissent entre collègues. Plutôt que sur un présumé individualisme, votre rapporteure souhaite insister sur cette culture de collaboration par affinités. Les solidarités informelles au sein des établissements sont très fortes, mais elles demeurent largement invisibles de l'extérieur, y compris de la hiérarchie.
L'investissement des enseignants et la consolidation des solidarités, à la place du repli sur des réflexes défensifs, ne peuvent pas être valorisés, s'ils ne sont pas démocratiquement associés aux décisions au sein de l'établissement. Or, les situations sont trop diverses selon les lieux et selon les chefs d'établissement, qui peuvent avoir un style plus ou moins démocratique d'exercice de leur autorité. Les enseignants sont eux-mêmes consultés plus ou moins souvent, par coup de sonde ou de façon plus régulière, en fonction d'un pouvoir de négociation informel qui n'est pas le même partout, ni à tout instant. Un certain nombre de décisions sont vécues comme échappant largement aux établissements et aux enseignants, y compris des points aussi importants que l'ouverture d'options, de parcours spécifiques ou de filières, notamment en lycée professionnel.
La pédagogie est construite au niveau de l'établissement sur la place de projets très divers, plus ou moins cohérents, plus ou moins rhapsodiques qui vont de la remédiation à la découverte des arts, de la promotion de l'interdisciplinarité à la prévention du décrochage et de la violence. Tous ces projets pédagogiques d'établissement ont comme point commun de valoriser le chef d'établissement qui en est le véritable chef d'orchestre. Il ne semble pas qu'il existe suffisamment de dialogues et de débats préalablement à l'élaboration de ces projets.
D'après les recherches d'Anne Barrère, le conseil d'administration est plutôt pris par l'ordinaire du fonctionnement des établissements et les conflits qui s'y manifestent ne portent pas sur des questions pédagogiques, sur le contenu et les modalités d'application du projet, mais plutôt sur des sujets comme la notation ou les dates de libération des élèves. Le conseil d'administration dans sa forme actuelle n'est manifestement pas le lieu adéquat pour faire dialoguer enseignants et chef d'établissement au service d'un projet partagé. De leur côté, les conseils pédagogiques peinent à trouver leur souffle en partie parce qu'ils sont décrits comme servant à contourner les conflits syndicaux qui peuvent être présents au conseil d'administration.
On touche ici à la question délicate de l'intrication entre l'administratif et le pédagogique au sein des établissements scolaires. Les questions administratives présentent des enjeux pédagogiques très importants mais qui peuvent rester largement invisibles ; on ne peut négliger par exemple l'impact sur les apprentissages et le climat scolaire de la composition des classes, de l'affectation des élèves dans les classes ou de la composition des équipes pédagogiques. Réciproquement, ce qui est présenté comme proprement pédagogique tend à devenir de la gestion administrative. Les projets d'établissement eux-mêmes demeurent très formels et résultent souvent de la superposition et de la déclinaison des projets nationaux et académiques. Les chefs d'établissement sont de plus en plus au croisement de l'administratif et du pédagogique, au fur et à mesure que leur rôle professionnel est redéfini par les réformes successives.
Cette évolution peut être source de tensions avec les enseignants, dont la liberté pédagogique ne saurait être remise en cause, si les mécanismes de prise de décision n'évoluent pas vers plus de collégialité. Dans le même temps, pour ne pas envenimer des conflits latents et ainsi définitivement enrayer les dynamiques collectives au sein des établissements, votre rapporteure ne peut que rejeter les récentes tentatives de réforme de la notation des enseignants, qui visent à donner plus de poids au chef d'établissement y compris en matière pédagogique .
* 14 Audition du 7 février 2012 (A. Barrère).
* 15 Audition du 7 février 2012 (A. Barrère).