INTRODUCTION
Notre rapport au monde passe désormais par Internet. Son usage se répand inexorablement, aussi bien pour communiquer que pour s'informer ou satisfaire à diverses contingences quotidiennes. Au terme d'une décennie de croissance accélérée, le commerce électronique se trouve, ainsi, en voie de banalisation complète auprès des personnes en âge de consommer.
C'est en internaute aguerri qu'on écume aujourd'hui les ressources du web pour toute acquisition, toute réservation, tout déplacement, tout service, parfois pour des montants modiques. En consommateur avisé, on compare les conditions de vente, on s'enquiert de l'avis et de l'expérience d'autres internautes, on en pondère la fiabilité. Les outils de recherche et les sites de vente sont, eux, toujours plus engageants, « intuitifs » et adaptés à des supports qui se diversifient : ordinateurs, mobiles, tablettes, téléviseurs... On n'en est que plus incité à les fréquenter, quel que soit le lieu et le motif, de la simple prise de renseignements à l'acceptation d'une offre.
La « révolution de l'e-commerce » est une révolution des usages qui est bien plus qu'une sous-révolution de l'Internet ! Mais, incubée dans l'intimité des foyers connectés, démultipliée par les téléphones personnels, elle demeure encore, sous bien des aspects, silencieuse.
Pour l'instant, rien n'a vraiment changé dans la conformation de la distribution, toujours marquée par le règne des grandes surfaces de vente et le rayonnement d'amas commerciaux péri-urbains auprès d'une population dont le mode de vie est caractérisé par un usage récurrent des transports.
Bien sûr, même l'individu le plus réfractaire à Internet n'ignore pas qu'il se passe quelque chose de nouveau dans la sphère commerciale. Ici, une boutique se met à distribuer des colis contre signature, là, des opportunités commerciales sont signalées à partir d'un mobile, ailleurs, des magasins portent désormais l'enseigne d'un e-commerçant, ou proposent un alignement de bornes interactives accessibles aux conducteurs automobiles... Partout, enfin, des publicités recommandent tel ou tel site marchand, et les conversations sont loin d'être étanches à la geste inépuisable des explorations commerciales électroniques (dont une livraison conforme est le dénouement ordinaire).
Mais hormis l'expérience, personnelle ou partagée, d'un temps libre quelque fois consumé par Internet, point de bouleversements tangibles : le paysage commercial, cohérent avec un certain type de répartition spatiale des ménages, n'a pas fondamentalement évolué depuis une dizaine d'années.
Or, voilà qu'en dépit d'un scepticisme longtemps de mise (depuis l'éclatement de la « bulle Internet » en 2000), le commerce électronique poursuit, même au coeur de la crise, une robuste croissance à deux chiffres. Particulièrement en France, il paraît toujours plus en phase avec des consommateurs travaillés par des aspirations hédoniques, par une sorte de « surmoi » environnemental et, surtout, par un cumul parfois inextricable de contraintes temporelles et économiques.
Se pourrait-il qu'un décalage croissant entre la réalité des flux commerciaux et la structuration physique du commerce, implique tôt ou tard un ajustement d'ensemble ? Certains équilibres, qui décident aujourd'hui de nos modes de vie, voire de notre implantation sur le territoire, peuvent-ils se trouver modifiés à leur tour ? Au fond, la « variable sociétale » que constituent les modalités de la consommation serait-elle en passe de franchir un « écart critique », avec des conséquences systémiques démultipliées ?
On le voit, les enjeux liés à l'essor du commerce électronique sont cruciaux. Peut-être ne se résument-ils pas aux innovations commerciales, aux évolutions qualitatives de la consommation des ménages et aux mutations de la distribution - ce qui serait déjà beaucoup.
Pour instruire ce rapport, j'ai rencontré de nombreux acteurs et observateurs du commerce électronique, quelques fois à la faveur de déplacements in situ , dont la disponibilité n'a eu d'égales que la richesse du propos et la force de l'engagement professionnel. Un atelier de prospective, organisé par la suite, n'a pas manqué de susciter des échanges d'une exceptionnelle qualité.
Parce qu'il est le laboratoire de notre quotidien, parce que des réussites fulgurantes y demeurent possibles, mais aussi parce qu'aucune position n'y est durablement acquise, le commerce électronique figure parmi les milieux les plus stimulants. Par delà les doutes ou les inquiétudes, dont l'expression paraît bien légitime dans un contexte de crise et de concurrence exacerbée, que d'énergie communicative, que d'expériences offertes en partage, enfin, que de compétences insondables !
J'exprime ici, à l'attention des personnes qui m'ont généreusement consacré de leur temps, ma profonde gratitude. C'est avec profit qu'on se reportera aux comptes-rendus de l'ensemble de mes entretiens et de l'atelier de prospective, qui figurent en annexe.
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Ma réflexion s'engage par un chapitre préliminaire qui expose et commente les données disponibles sur la croissance de l'e-commerce, dont le volume franchit chaque année des seuils plus significatifs.
Puis, le rapport s'organise en deux parties. La première pose les jalons d'une démarche prospective. Les principales « variables clé », jugées décisives pour l'essor du commerce électronique, sont passées en revue, avant de discuter des principaux risques pesant sur ce développement.
Cet examen d'ensemble permet de conclure, en dépit de certains aléas, à une forte et prometteuse adéquation entre les attentes des consommateurs et la capacité de l'e-commerce -ou plus exactement, nous le verrons, d'un commerce « électronisé »- à les combler.
La seconde partie explore les trajectoires potentielles des différents types de distribution et d'enseignes dans ce contexte d'« électronisation » progressive du commerce, en cohérence avec quelques problématiques d'aménagement du territoire.
Trois scénarios sont alors proposés à l'horizon de 2022 pour l'avenir des consommateurs dans leur environnement économique et commercial, sans négliger d'élargir le champ de vision à certains aspects liés au développement durable ou aux dynamiques territoriales.
NB : le commerce électronique emprunte un vocabulaire mouvant, à forte résonnance anglo-saxonne, qui mêle au jargon du « marketing » celui des technologies nouvelles. Je me suis efforcé de préserver le lecteur d'une acculturation totale. Toutefois, l'emploi ou le signalement de quelques termes ou expressions spécifiques m'ont semblés incontournables par l'étendue ou l'exclusivité de leur usage. Un glossaire les recense à la fin de ce volume.
COMMERCE ÉLECTRONIQUE : NOUVELLE VISIBILITÉ, NOUVEAUX QUESTIONNEMENTS
Après l'explosion de la bulle Internet, de nombreux observateurs ont durablement détourné leur attention du commerce électronique, qui redémarrait pourtant sur des bases assainies. Cette croissance, finalement robuste et relativement indifférente à la crise, attire à nouveau les projecteurs. Est-elle exempte d'incertitudes ?
A. UN CHAMP D'ÉTUDE DÉLAISSÉ APRÈS L'EXPLOSION DE LA « BULLE INTERNET »...
1. Une crise profonde
Au milieu des années quatre vingt-dix, l'e-commerce entame un premier essor, rapidement contrarié en France par les conditions de son émergence, avec la nécessité d'effectuer une transition difficile à partir d'un Minitel largement répandu, et des tarifs de connexion élevés.
L'e-commerce en 1995... « « Site Web », « serveur commercial» - déformation Minitel oblige : on mélange un peu tous les termes pour désigner l'e-commerce en gestation. Les sites sont lents et bizarrement fichus, avec un design sommaire, des pages interminables... L'e-commerce au début n'est pas vraiment sexy ; il ressemble à du marketing direct sur l'écran monochrome d'un Minitel. Dans la majorité des cas, les sites se contentent de décrire leurs activités et de publier leurs catalogues de produits ou de services : caractéristiques, disponibilité, promotions. (...) L'achat en ligne n'est directement possible que sur 3suisses.com, La Boutique du télé-achat de Pierre Bellemare et Novalis. (...) La France s'installe en effet durablement dans les derniers rangs des pays européens en termes d'abonnement « privé » à Internet, loin derrière la Grande Bretagne et l'Allemagne. Sur le 1,8 million de foyers français équipés en micro-ordinateurs, soit trois fois moins que les Anglais, 58 000 sont abonnés à Internet (près de 3 % seulement). L'année suivante, en 1996, ils seront 120 000 particuliers connectés à Internet et 370 000 professionnels (chercheurs, universitaires, entreprises). (...) Le Minitel est certes en cause, mais il y a aussi le coût de l'abonnement Internet pour un débit poussif (...). Le modem se bloque avec la ligne téléphonique : regarder la télévision tout en surfant sur Internet relève de la science-fiction ! Et se connecter à un site e-commerce, de la bravoure... » Source : « 2020 : la fin du e-commerce... ou l'avènement du commerce connecté », Catherine BARBA, Fédération e-commerce et vente à distance, juin 2011. |
Quoi qu'il en soit, à la fin des années 1990, l'e-commerce semblait promis à une croissance exponentielle ; le succès d'Amazon revêtait un caractère emblématique, tandis que de nombreuses « start-up » 5 ( * ) suscitaient tous les espoirs.
La plupart des rapports et publications ont alors, sinon prophétisé un développement accéléré du commerce électronique, du moins étudié les conditions de cet essor.
C'est ainsi qu'au tournant des années 2000, les capitaux se sont massivement investis dans la « nouvelle économie ». L'éclatement de la « bulle Internet » qui s'est ensuivie a entraîné un ajustement sévère des perspectives offertes par le commerce électronique. C'est alors que « les « infomédiaires » 6 ( * ) (Google, Ebay, Facebook, Twitter...) ont volé la vedette aux commerçants électroniques tandis que, parmi ces derniers, l'on a assisté à un retour en force des entreprises commerciales traditionnelles, en premier lieu les entreprises de vente à distance » 7 ( * ) .
Boo.com : un site caractéristique de la « bulle Internet » « Après avoir « cramé » 120 millions de dollars en quelques mois, le site de vêtements d'avant-garde boo.com fait naufrage. L'histoire de Boo incarne la démesure financière qui règne sur la Net Economie de 2000. Basée à Londres, cette start-up menée par un critique littéraire et un ancien mannequin suédois était devenue en quelques semaines une multinationale avec des bureaux dans six pays, dont un à Paris. Bernard Arnault s'était octroyé 8,5% du capital pour un apport évalué à plus de huit millions de dollars. Les attentes étaient fortes. A sa sortie en novembre, le site est si perfectionné avec ses animations en 3D, qu'il est impossible de le consulter sans haut débit : 98% des internautes se connectent avec des modems élémentaires ! « Commander sur boo.com n'était pas, comme partout ailleurs à l'époque, lent et compliqué : c'était juste impossible » La société continue pourtant à « brûler », raconte-t-on, onze millions de dollars par mois en salaires, publicité, technique... Les réserves financières s'épuisent, le plan de redressement arrive trop tard. La société est mise en liquidation judiciaire en mai 2000 ». Source : Ibid. |
* 5 En français « jeune pousse » ; l'expression désigne les jeunes entreprises ayant un potentiel de croissance rapide.
* 6 Néologisme formé de « information » et « intermédiaire ».
* 7 Alain Rallet, « L'évolution de l'e-commerce à l'ère de l'économie numérique », Prospective et Entreprise n°11, février 2010.