B. LES FREINS À UN ENGAGEMENT EUROPÉEN PLUS AFFIRMÉ
Si la défense antimissile balistique n'est pas un thème mobilisateur en Europe, c'est que les pays européens et leurs citoyens ne se sentent pas véritablement menacés.
L'Europe a connu sur son sol des siècles de guerres meurtrières et elle a vécu, après le traumatisme du second conflit mondial, dans la crainte d'un nouvel affrontement majeur. Depuis la chute du mur de Berlin, elle s'est appliquée à « encaisser les dividendes de la paix ». Le développement des capacités balistiques à sa périphérie ne paraît pas de nature à modifier cet état d'esprit.
Aux Etats-Unis, la perception psychologique et politique de la menace est toute autre. Ce fait n'est pas nouveau. Un rapport de notre commission évoquait il y a plus de dix ans déjà la forte sensibilisation à la menace balistique d'une « nation en quête d'invulnérabilité et d'insularité » 33 ( * ) .
Face à une menace ressentie comme lointaine, une Europe toujours plus engagée dans le « désarmement budgétaire » ne peut que redouter les coûts induits par les programmes de haute technologie nécessaires à la défense antimissile. Dans ces conditions, pourquoi investir au détriment d'autres priorités - de défense ou non - alors que les Etats-Unis proposent d'assurer l'essentiel de cette protection, de façon gratuite ?
1. Le caractère lointain de la menace balistique
a) La menace balistique : une menace parmi d'autres
La menace balistique est réelle et avérée pour certains pays . Il n'y aucun doute sur le fait que la Corée du Sud et le Japon se sentent menacés par la Corée du Nord. Pas plus sur le fait qu'Israël ou les pays du Golfe aient le même sentiment par rapport à l'Iran ou à la Syrie. L'Inde peut se sentir menacée par le Pakistan et la Chine. Les Etats-Unis se sont sentis menacés par la Russie et la Chine et réciproquement.
Incontestablement, ce sentiment est moins fort en Europe .
Si on veut mesurer la probabilité de la menace balistique, il faut la replacer dans le spectre complet des menaces et s'efforcer de mesurer son occurrence prévisible.
La menace terroriste : le leader d' Al Qaida , Oussama ben Laden, a été éliminé. Son remplaçant - Ayman al-Zawahiri - aura-t-il la même détermination à frapper l'Occident ? Parce qu'ils sont en perte de vitesse et qu'ils ont une grande autonomie par rapport à Al Qaida central les mouvements terroristes de la mouvance jihadiste pourraient chercher à se faire connaître ou reconnaître par des attentats spectaculaires. Dans ce contexte, l'Europe en général et la France en particulier sont des cibles de choix, parce que plus faciles à atteindre que le territoire des Etats-Unis. Al Qaida au Maghreb Islamique (AQMI) détient déjà plusieurs otages français en Afrique subsaharienne. Par ailleurs, compte tenu de la position en pointe prise par la France dans l'adoption de sanctions économiques contre l'Iran, notre pays pourrait être la cible de ses services secrets. Nous n'avons pas oublié les années 1980 et leur attentats atroces que ce soit au Liban - assassinat de l'ambassadeur Louis Delamarre, attentat du Drakkar et ses cinquante huit morts - ou sur le territoire métropolitain. Dans les dix prochaines années, de nouvelles formes de menaces terroristes pourraient émerger, même si la menace d'origine islamiste reste privilégiée.
La menace cybernétique : des cyberattaques ont été menées contre les systèmes d'information critiques des pays occidentaux, comme celle menée en 2007 contre des sites de l'administration estonienne, celle menée contre la Géorgie en 2008, la Corée du Sud en 2009, l'Iran en 2010, ou de grandes entreprises telles Sony ou Lockheed Martin. La France et l'Europe ne sont pas à l'écart de cette menace. En atteste la cyberattaque du ministère français des finances en 2011. Le Royaume-Uni non plus. Son ministre de la défense, Liam Fox a annoncé en mai 2011 qu'elle allait se doter de capacités offensives et plus seulement défensives en matière de cyberguerre et estime que : « le cybermonde fera désormais partie du champ de bataille de l'avenir » 34 ( * ) .
La menace conventionnelle dans le cadre de la participation à des opérations extérieures : affrontements entre les forces armées européennes et des adversaires également conventionnels dans le cadre de conflits asymétriques (Afghanistan) ou dissymétriques (Libye) ou symétriques (attaque conventionnelle contre un allié dans le Golfe persique) ; attaque par ricochet : engagement français dans le cadre d'un accord de défense avec un Etat du Golfe qui nous entraînerait dans un conflit de haute intensité.
Peut-on par ailleurs écarter la menace d'un affrontement entre blocs ? Depuis une décennie la Chine a profondément changé et donne le sentiment d'être en quête de puissance. L'Inde marche sur ses traces. Une compétition stratégique entre la Chine et les Etats-Unis est en cours pour l'accès aux ressources naturelles en Asie centrale, au Moyen-Orient et en Afrique. Au fur et à mesure que la Chine construit sa puissance miliaire, un affrontement de type conventionnel cesse de relever de la fiction en mer de Chine ou pour la maîtrise des détroits. Nous sommes les alliés des Etats-Unis et l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord nous obligerait de la même façon qu'il nous a obligé en Afghanistan. Cette menace est-elle plus ou moins probable qu'une attaque balistique ?
Si l'on demande aux analystes d'établir une hiérarchie parmi les menaces, la plupart répondent intuitivement la menace balistique n'occupe pas la place la plus élevée.
Mais il vrai que cette intuition ne repose sur aucune démonstration, à supposer que la démonstration soit possible. Souvenons nous de l'enseignement socratique : « je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien ». Le simple fait de l'admettre nous rend plus savant que d'autres. L'histoire enseigne l'humilité ; surtout l'histoire récente : 1989 - le mur de Berlin ; 2001 - les attentats du 11 septembre ; 2008 - la crise financière ; 2011 les changements dans le monde arabe. Tous ces évènements ont un point en commun : personne ne les avait anticipés. Le propre de la surprise stratégique est de surprendre.
* 33 Voir le rapport précité de M. Xavier de Villepin (n°417 du 14 juin 2000) page 57 : « L'histoire de la nation américaine témoigne d'un attachement très vif à la protection et à l'intégrité du territoire des Etats-Unis, érigé au rang de sanctuaire. L'invulnérabilité de ce territoire-continent constitue donc un objectif primordial, sans doute le premier de tous en matière de sécurité et de défense. »
* 34 http://www.guardian.co.uk/uk/2011/may/30/military-cyberwar-offensive