VILLES D'AFRIQUE
Table ronde avec Catherine FOURNET-GUERIN, géographe, maître de conférences à l'université de Reims, Jean-Fabien STECK, géographe, maître de conférences à l'université de Paris Ouest Nanterre, Alain DUBRESSON, professeur à l'université de Paris Ouest Nanterre, Jean-Pierre SUEUR, Sénateur.
Jean-Pierre SUEUR
Je remercie chacun des intervenants d'avoir pris le temps de participer à cette table ronde.
Le point de départ de notre rapport est un constat : lors d'une élection présidentielle ou d'une élection législative en France, la question du devenir des villes est souvent très absente des débats. Pourtant, en France, 80 % des habitants vivent dans des villes, et le pourcentage doit être à peu près équivalent dans le monde. Or peu de réflexions, dans le champ politique, portent sur ce que sera la ville dans cinquante ans. Cette ville dans laquelle vivront nos enfants et nos petits enfants sera pourtant le fruit des décisions prises aujourd'hui. En raison de la grande inertie du système, les villes changent beaucoup, mais lentement. La ville européenne ou française d'aujourd'hui est pour une bonne part le fruit de décisions prises dans les années 50 et 60. Mais venons-en à l'Afrique.
Faut-il tendre vers des villes toujours plus grandes en Afrique ? Faut-il aller vers une « mégapolisation » toujours plus grande ou jouer sur des réseaux de villes - grandes, moyennes et petites - articulées les unes avec les autres ? Dans l'Afrique telle que vous la connaissez, le fait urbain est certainement positif. Il existe un amour des villes, une joie de la ville. En même temps, nous connaissons les problèmes du monde rural, les grandes crises et la grande misère. Comment, dans ce contexte, penser l'occupation de l'espace par les êtres humains ?
Mon deuxième point concerne le défi de la misère. Les villes ont leur beauté et leur grandeur, mais également leurs bidonvilles et leurs quartiers insalubres. L'extension des villes ne va donc pas forcément de pair avec l'extension du bien-être. Comment faire face à ce défi ? Les autorités locales et étatiques en ont-elles les moyens ? Il existe des agences de l'ONU qui s'occupent de la santé, de l'alimentation et de l'environnement. Le fait urbain et le fait du mal-vivre en ville, dans des quartiers en déshérence, sont tellement massifs dans le monde qu'il faut trouver des financements pour aider les pays ou les autorités locales qui n'en ont pas les moyens à gérer cela. L'avenir est peut-être à une sorte de « plan-ville » - un plan au niveau mondial et au niveau des continents - visant à la reconquête d'un certain nombre de quartiers en dégradation et en relégation que l'on appelle, selon les cas, villes informelles, villes précaires ou bidonvilles.
Mon troisième point porte sur la gouvernance. Comment se pose la question de la gouvernance des villes en Afrique ? Ce sujet n'est déjà pas simple au niveau des Etats. Qu'en est-il au niveau des villes ? Nous sentons très bien, en Europe et dans d'autres régions du monde, qu'une gouvernance est nécessaire. Prenons le cas français. Les agglomérations sont les lieux de prise de décisions, mais les votes se font dans les communes. En Afrique, voyez-vous surgir des autorités qui ont capacité à agir sur l'ensemble d'une nappe ou d'une aire urbaine ? Ces autorités sont-elles démocratiques ? Relèvent-elles de l'Etat ? Ne pensez-vous pas qu'une gouvernance infra-urbaine est également nécessaire, au niveau de la commune, du quartier ou du voisinage ? Comment s'articule la gouvernance au niveau global et au niveau de l'ensemble de l'aire urbaine ?
Se pose ensuite la question classique de la mixité, sociale ou fonctionnelle. Les villes d'Afrique sont-elles structurées comme les villes européennes, dans lesquelles les espaces ont eu tendance à se spécialiser sur des fonctions au cours de ces cinquante dernières années - commerces, campus, centres villes patrimoniaux, zones d'activité - ? Vous semble-t-il possible d'imaginer, dans les villes d'Afrique, une plus grande mixité sociale et fonctionnelle ?
Enfin, nous avons l'impression qu'une logique de mondialisation des villes se développe. Hong Kong, Dubaï, New York, Los Angeles ou le quartier de La Défense à Paris finissent par se ressembler. L'Afrique se caractérise par son immense diversité. Il existe énormément de différences entre le Maghreb, l'Afrique noire, l'Afrique du Sud et Madagascar. Nous ne sommes pas certains que le mouvement de mondialisation des villes, qui ferait que toutes les villes auraient la même forme, avec des habitants ayant tous le même téléphone portable, buvant tous la même boisson ou écoutant tous la même musique, soit le meilleur objectif possible ! Existe-t-il, dans les villes africaines, une revendication à la pluralité culturelle et à la personnalité urbaine, comme une sorte de réponse, implicite ou explicite, à la mondialisation des villes ?
J'aimerais entendre chacun d'entre vous réagir à ces différents points. Que pensez-vous de tout cela ? Quels objectifs, quelles stratégies, quels projets locaux pour les villes d'Afrique dans les cinquante prochaines années ?
Alain DUBRESSON
Je vais prendre ces cinq points l'un après l'autre en commençant par les mégapoles. Avant de parler de mégapolisation et de politique publique, il faut essayer de comprendre les processus en cours. Beaucoup d'entre eux ne sont pas tout à fait conformes à l'idée que nous nous en faisons, en particulier en Europe et surtout en France, où l'évolution urbaine de l'Afrique est trop souvent décrite comme allant dans le même sens (supposé) qu'en Amérique latine ou en Asie, une concentration accrue des populations dans les plus grandes villes. Or, depuis trente ans, ce n'est pas tout à fait ce qui se passe en Afrique où les trajectoires urbaines sont très complexes.
Globalement, il faut d'abord rappeler que les gouvernements africains, ou ceux qui ont en charge la gestion des villes, sont confrontés à un double phénomène de vitesse et de masse que nous n'avons pas connu dans l'histoire urbaine européenne. Les rapports d'UN Habitat, qui est localisé à Nairobi, relèvent que la population totale de l'Afrique subsaharienne a été multipliée par cinq de 1950 à 2010 et la population urbaine par quinze ou seize. De 20 millions d'habitants dans les villes en 1950, nous en sommes à plus de 320 millions aujourd'hui. Les projections montrent qu'il devrait y avoir environ 630 millions de citadins en 2030, soit un Africain sur deux. En 2050, 1 milliard d'Africains devraient vivre en ville. La question urbaine est donc centrale.
Il faut aussi souligner que l'Afrique est plurielle. En Afrique du Sud, 70 % des habitants vivent dans les aires fonctionnelles urbaines mais au Burundi, le taux d'urbanisation atteint seulement 11 %. Concernant l'évolution du poids des mégapoles, trois éléments méritent d'être soulignés. D'abord, le poids de la plus grande ville est variable selon les Etats. Conakry regroupe 60 % des citadins guinéens, Lagos 16 % des citadins nigérians et Johannesburg 15 % de la population urbaine sud-africaine. Ensuite, depuis une trentaine d'années, l'évolution ne va pas toujours dans le sens d'un accroissement du poids relatif des mégapoles, c'est même plutôt l'inverse qui est observé. Les processus d'urbanisation ne conduisent donc pas nécessairement à la concentration de la population dans les plus grandes villes. Enfin, les petites villes prolifèrent. La question urbaine ne se pose pas seulement dans les mégapoles. Le rapport 2010 d'UN Habitat montre en effet que les trois quarts de la croissance urbaine dans la décennie 2010-2020 sont attendus dans les villes de moins de 1 million d'habitants.
Il est évidemment important de s'interroger sur les conditions et les modalités de gestion des plus grandes villes, mais il faudrait aussi sortir du biais « mégapolitain ». 56 % des citadins africains vivent dans des villes de moins de 500 000 habitants, 50 % vivent dans des villes de moins de 200 000 habitants et ce pourcentage va probablement s'accroître d'ici 2020. En outre, les systèmes urbains sont très divers. Le système est mono-macrocéphale en Angola ou en Guinée, bicéphale au Cameroun ou au Malawi, avec deux villes d'importance à peu près égale, et il est polycentrique au Nigeria comme en Afrique du Sud, où existent plusieurs nébuleuses régionales. Les systèmes urbains sont donc pluriels, avec des mobilités humaines intenses entre les villes et entre villes et campagnes.
Depuis une vingtaine d'années, le `modèle macrocéphalique', celui de l'inéluctable hégémonie démographique des plus grandes villes écrasant le reste de l'armature urbaine, a été donc été remis en question. Un autre modèle dominant a été remis en cause, celui de « l'exode rural », en particulier lors de la crise économique dans laquelle l'Afrique a été plongée des années 80 jusqu'au début de la décennie 2000. D'abord, les campagnes africaines ne se dépeuplent pas, sauf cas exceptionnels, en Afrique centrale notamment, et la croissance démographique y est toujours soutenue. L'idée que les campagnes se vident au profit des grandes villes est une idée fausse. Ensuite, la recherche a montré qu'il n'existe pas de linéarité dans les migrations des campagnes vers les villes. Les systèmes migratoires sont extrêmement complexes, avec des va-et-vient entre villes et campagnes, des migrations circulaires, des parcours multipolaires, des unités familiales dispersées entre plusieurs villes et entre villes et villages, comme au Kenya. Ces mobilités intenses entre villes et campagnes, mais aussi au sein des espaces urbanisés, posent en termes spécifiques les problèmes de gestion urbaine.
Le sujet de la misère, de la pauvreté et des bidonvilles appelle plusieurs commentaires. Le bidonville est une notion difficile à définir à laquelle je préfère celle d'habitat précaire - précarité juridique de la tenure du sol et précarité physique du bâti. Jusqu'au début des années 80, jusqu'au déclenchement de la crise des économies rentières, l'habitat illégal précaire produit par les populations africaines elles-mêmes n'était pas assimilable aux bidonvilles latino-américains ou asiatiques. De cette production informelle de logements est issu un bâti en dur, fait de parpaings de ciment et de toits en tôle, parfois localisé sur des lotissements illégaux tramés, une forme de modernité urbaine inventée en dehors, à côté ou contre les politiques publiques. D'après UN Habitat, l'Afrique au sud du Sahara serait devenue dans la décennie 2000 l'aire géographique dans laquelle la population vivant dans des bidonvilles est aujourd'hui la plus importante au monde, à la fois en pourcentages et en termes quantitatifs. Cette évolution est moins liée aux capacités de production populaire de logements, même si cette dernière a des limites, qu'à des éléments macro-économiques et macro-financiers : la crise des économies de rente s'est également traduite par une crise de redistribution des revenus monétaires et une urbanisation de la pauvreté. Dans les années 50 à 70, les villes fonctionnaient plutôt comme des ascenseurs sociaux, avec des inégalités fortes certes, mais globalement les citadins étaient sur des trajectoires sociales positives. Cela n'est plus vrai pour le plus grand nombre d'entre eux depuis la décennie 90.
De mon point de vue, le problème central n'est pas tant la capacité des citadins africains à produire leurs propres villes et à innover que la pauvreté. La reprise économique assez soutenue de l'Afrique depuis 2000 n'engendre pas de recul significatif de la pauvreté, ni rurale, ni urbaine. Le FMI comme la Banque mondiale soulignent que la nature de la pauvreté en Afrique est spécifique. A taux de croissance égal, il est beaucoup plus difficile de réduire la pauvreté en Afrique qu'en Amérique latine ou en Asie. C'est un vrai problème. La réduction de la pauvreté est un élément central pour le devenir des villes africaines.
En matière de gouvernance urbaine, terme qui ne doit pas être confondu avec celui de gouvernement, il est important de rappeler que depuis les années 80 et les réformes de déconcentration-décentralisation, l'Afrique au sud du Sahara est engagée dans un processus, très inégal et incertain, de décompression autoritaire. Nous sommes face à des situations très contrastées, à des complexes réformateurs métissés. Au Togo, les pouvoirs publics locaux ne sont ni démocratiquement élus, ni indépendants du pouvoir central. En Afrique du Sud, les gouvernements métropolitains sont de vrais gouvernements. Le statut de métropole est reconnu et protégé par la constitution sud-africaine : la sphère métropolitaine est une des trois sphères du gouvernement multi-niveau. Les gouvernements locaux sont élus au suffrage universel. Ils disposent de prérogatives juridiques et de moyens financiers, ce dont ne disposent pas les communes maliennes ou togolaises. Entre ces types très différents de pouvoirs publics locaux, nous avons tous les cas de figure possibles.
Cependant, quelles que soient les situations politiques et administratives, on voit partout se multiplier des partenariats public-privé entre acteurs divers, marchands ou non, on voit se développer une ingénierie sociale, doublée d'une ingénierie spatiale qui aboutit à la création de périmètres d'action collective ad hoc correspondant à des projets urbains particuliers. Cela pose un énorme problème de coordination globale et de gouvernement de la ville. Sous certaines conditions, ces modalités de gouvernance très spatialisées peuvent aboutir à une forme d'atomisation urbaine, c'est-à-dire à une multiplication de projets dispersés dans la ville, sans coordination ni régulation d'ensemble. Même lorsque les gouvernements locaux sont puissants, ils n'ont pas toujours la capacité d'enrayer ce phénomène qui nourrit la fragmentation urbaine. A contrario , il existe des processus de contre-fragmentation qui sont liés à la vitalité des réseaux sociaux africains, capables de surpasser ces territorialisations intra-urbaines et les divisions au sein de la ville.
Le sujet de la mixité sociale et fonctionnelle et de leur évolution est redoutable et de plus en plus lié à la mondialisation. Il est impossible de penser les villes africaines, même les plus petites, sans articuler les échelles, ce que les Africains font d'ailleurs très bien. Touba, deuxième ville du Sénégal et capitale de la confrérie mouride, est un formidable exemple de ville mondialisée à sa manière. Pour des raisons politiques, ce territoire jouit d'un statut particulier, celui d'une communauté rurale. Touba n'est pas reconnu comme une ville. Il n'empêche que c'est une ville qui est aujourd'hui dotée d'un système d'information géographique performant, d'un cadastre et d'équipements financés par la diaspora mouride installée en Europe et aux Etats-Unis. Elle a été érigée, planifiée et produite en dehors de toute politique publique sénégalaise. C'est du « glocal », du local enraciné dans le global.
Revenons à la question de la mixité sociale. D'abord, il n'existe pas un modèle de ville africaine, mais plusieurs configurations. Nous sommes bien loin du temps où la ville africaine pouvait être, assez sommairement d'ailleurs, définie par l'opposition entre un centre plutôt riche et une périphérie plutôt pauvre. Les espaces urbanisés ont été complexifiés, la macro-structure de ségrégation héritée de la colonisation a été modifiée et diversifiée. Il n'y pas de correspondance mécanique entre périphéries géographiques et périphéries sociales. L'étalement spatial rapide est aussi le fait de couches moyennes et parfois de citadins riches. Ensuite, la répartition des groupes culturels dans la ville ne renvoie pas non plus à un modèle unique. Abidjan - avant la guerre civile - et Brazzaville sont deux cas de figure complètement opposés. Les habitats populaires, les cours communes, de la première étaient mixtes sur le plan culturel, regroupant des populations venant de toutes les régions de Côte d'Ivoire, mais également des pays frontaliers, tandis que Brazzaville est extrêmement compartimentée entre nordistes et sudistes, très marquée par les partitions ethniques.
Enfin, la question de la mixité dépend de l'échelle à laquelle on la pose. Il peut exister des mixités culturelles à l'échelle de la ville, mais pas à celle des quartiers, ou des mixités culturelles à l'échelle des quartiers, mais pas à celle des parcelles. Par ailleurs, s'agissant de la relation entre mixité sociale et mixité fonctionnelle, deux tiers des emplois sont aujourd'hui fournis par les activités informelles. Or, la relation de ces activités informelles à l'espace urbain n'est pas la même que celle des grandes entreprises dites modernes, d'abord localisées dans les zones d'activité définies par l'urbanisme de plan et aujourd'hui disséminées dans les espaces ad hoc des partenariats public-privé, en particulier avec des investisseurs étrangers.
Je suis très frappé par le caractère de plus en plus hétérogène des espaces urbanisés africains. C'est un véritable défi qu'aucune recette urbanistique ne sait traiter. Comment gérer la pluralité des espaces ? Comment gérer l'hétérogénéité à différentes échelles, en particulier en termes de services urbains comme l'eau, l'électricité, l'assainissement ou les transports ? Ce problème est redoutable en termes de politique publique si l'on veut éviter que les écarts se creusent entre lieux de résidence et lieux d'emploi ou si l'on veut favoriser la mixité fonctionnelle et sociale. C'est autour de cette question qu'il faudrait réfléchir. Quelles sont les modalités et les formes de gestion qui permettent de prendre en compte l'hétérogénéité à toutes les échelles alors que jusqu'à maintenant, la pensée urbanistique était plutôt formulée en termes d'homogénéité ?
Catherine FOURNET-GUERIN
Faut-il aller vers des villes de plus en plus grandes, s'interroge M. Sueur ? En réalité, en Afrique, il ne s'agit pas d'une alternative, mais d'une évolution en cours et au caractère inéluctable pour les décennies à venir : on compte aujourd'hui plus de quarante villes de plus d'un million d'habitants en Afrique au Sud du Sahara, contre quelques-unes tout au plus à l'époque des indépendances. Le taux de croissance des villes en Afrique est de 5 % par an en moyenne, soit l'un des plus rapides au monde. La population urbaine augmente ainsi à un rythme deux fois plus rapide que la population totale. Il n'est donc pas question de songer à un réel rééquilibrage du système de villes à l'horizon de quelques décennies, même si ponctuellement des phénomènes d'émigration urbaine ont été observés, notamment en Côte d'Ivoire. En période de crise, des gens quittent les grandes villes, y compris des gens qui en sont originaires, pour aller s'installer dans le monde rural ou bien dans des villes de plus petite taille. Ce phénomène a permis de nuancer l'image de la grande ville qui ne cessait d'attirer et de montrer son côté en partie répulsif. Cette nuance apportée, il n'en demeure pas moins que la concentration de la population urbaine dans de très grandes villes va se poursuivre, sous l'effet mécanique de la croissance démographique en ville, bien plus que par les flux migratoires.
Il est cependant également nécessaire de soutenir les petites et les villes moyennes, comme le soulignait Alain Dubresson. A Madagascar, le rapport entre la première ville et la deuxième est de 1 à 10, cela constitue une faiblesse pour le développement du pays, la maillage urbain n'est pas assez important. C'est également le cas dans beaucoup d'autres pays, par exemple le Mali ou le Niger. Toutefois, ce qui ressort des demandes des acteurs locaux, c'est qu'il est important de soutenir le développement économique et humain des grandes villes, et non d'affaiblir celles-ci. Dans un récent rapport de 2011 consacré au défi urbain à Madagascar, la Banque mondiale parle même de biais anti-urbain de l'aide : dans certains pays, l'aide au développement est encore exclusivement concentrée sur le milieu rural et l'agriculture. Or un certain nombre d'acteurs considèrent qu'il est important, pour le développement des pays, d'aider la grande ville à renforcer son attractivité. Ce débat a eu lieu en France dans les années 1950 et s'était traduit par une politique d'affaiblissement de la principale métropole du pays ; il s'agit d'une erreur à ne pas renouveler en Afrique aujourd'hui : les pays ont à la fois besoin d'un système de villes aussi équilibré et diversifié que possible et d'une grande ville, d'une métropole puissante quand elle existe. Loin d'opposer grandes villes d'un côté et petites et moyennes de l'autre, il convient de faire porter les efforts à tous les niveaux de la hiérarchie urbaine pour favoriser le développement urbain, et corrélativement celui des pays.
En ce qui concerne le deuxième défi porté au débat, celui de la pauvreté, il s'agit d'un sujet qui me tient à coeur. Tout en insistant sur la réalité et la prégnance de celle-ci, je pense qu'il faut également aller contre l'idée dominante d'un très fort misérabilisme, qui conduit à poser un regard condescendant sur les habitants des villes d'Afrique : les villes ne sont pas qu'une concentration de malheurs. Bien sûr, en termes statistiques, la majorité des gens sont pauvres dans les villes d'Afrique et ils vivent dans des conditions quotidiennes difficiles (logement, santé, travail, niveau de vie, déplacements...). Cela étant, dans la première moitié du XXe siècle, il y avait également des taudis dans les grandes villes européennes et une pauvreté massive, comme à Lille ou à Londres. Le recul historique nous montre que les difficultés ne sont pas une fatalité et qu'en quelques décennies, une population urbaine peut sortir de la misère et la ville améliorer ses équipements, la qualité de son bâti et de ses logements.
J'insiste donc sur le fait que les habitants des quartiers populaires sont des citadins pleinement intégrés à la ville, et non seulement des « pauvres ». De plus, dans beaucoup de villes, la majorité des habitants des quartiers pauvres sont des citadins, ils ne viennent pas des campagnes, contrairement aux idées reçues et véhiculées y compris par les pouvoirs publics locaux. Par ailleurs, il existe une très forte vitalité dans ces quartiers populaires, qui sont très structurés, ainsi qu'une véritable création artistique, des loisirs ou une organisation sociale à travers des associations de quartier. Le cinéma, la littérature, les clips musicaux, ou la bande dessinée commencent à en rendre compte. Sans procéder à une idéalisation naïve, il importe de ne pas uniquement réduire ces quartiers à la misère. Ces habitants pauvres sont pleinement intégrés à la ville, à la vie citadine, et ils participent activement à sa vitalité.
Que faire pour réduire cette pauvreté et améliorer la situation des quartiers pauvres en Afrique ? Pour agir sur la pauvreté, il est important d'aider les pouvoirs locaux et de soutenir les politiques publiques menées par les acteurs impliqués dans la gestion de la ville en Afrique. A Antananarivo, la ville dispose d'un budget de 9 millions d'euros pour 1,5 million d'habitants, soit 500 fois moins que celui de Lyon - de taille à peu près identique pour l'agglomération. Pour aider les municipalités, les coopérations décentralisées sont également un levier à développer. A Antananarivo, elles fonctionnent bien avec la région Ile-de-France. Il existe également une association internationale des maires francophones (AIMF), qui permet à la fois l'échange d'idées et des financements précis. Beaucoup d'idées très concrètes et peu coûteuses permettraient d'augmenter les budgets des villes et d'aider celles-ci, par exemple en formant des agents municipaux (urbanisme, services techniques...). Autre moyen, la fiscalité. A Antananarivo, il n'y a que 100 000 contribuables. Il est important d'augmenter le nombre de contribuables en ville, car nombre de personnes physiques ou morales y échappent et s'y soustraient. La fiscalité locale est un moyen efficace de réduire la pauvreté en augmentant les recettes des villes. Enfin, il faut que l'Etat lui-même mène une politique active d'orientation des financements internationaux en direction des villes, et non seulement en faveur du monde rural, comme c'est le cas dans plusieurs pays. Cela permettrait de renforcer les capacités d'investissement des municipalités et donc d'améliorer les équipements, de construire des infrastructures bénéfiques à l'ensemble de la ville et de ses habitants.
Quelques courtes remarques à propos de la gouvernance, qui n'est pas mon domaine de compétence. L'idée de la métropolisation et de la gestion urbaine à cet échelon se développe en Afrique, où s'ébauchent des intercommunalités, du type « Grand Dakar » : il est important pour les acteurs locaux de penser la gestion urbaine non pas à la seule échelle communale (souvent avec un découpage hérité de l'époque coloniale et resté figé, du moins en Afrique francophone) mais également à celle de l'agglomération, souvent très étendue et bien plus peuplée que la ville-centre, comme partout dans le monde.
A l'autre extrémité de la chaîne de la gestion urbaine, il existe énormément d'organisations « par le bas » des citadins en Afrique. De cette manière, les citadins pallient la défaillance de l'Etat, de la région ou de la municipalité. Ces organisations sont des associations ou des comités de quartiers. Très concrètement, des citadins s'organisent pour un but très précis, par exemple la construction d'une passerelle au-dessus d'un canal. Ce type d'organisation fonctionne, mais ce n'est en rien une solution à la gestion urbaine. Il s'agit d'un palliatif qui peut aider à un meilleur fonctionnement de la ville, en s'appuyant sur ce que veulent les citoyens, mais en aucun cas d'une solution de développement et de gestion pérenne et satisfaisante. Souvent, le hiatus entre les élites et les citadins est énorme. Il découle d'un mépris souvent extrêmement fort des élites pour les quartiers populaires. Beaucoup trop de villes délaissent la volonté populaire pour des raisons idéologiques, d'où un sous-équipement persistant dans maints quartiers alors qu'une politique de prestige est menée dans le centre-ville ou sur l'aménagement de la route de l'aéroport à l'occasion d'une rencontre politique internationale. La gestion de la ville par le bas se fait également par des réseaux de commerçants ou d'hommes d'affaires qui vont et viennent entre les villes et les campagnes, voire entre les pays (Mourides, commerçants Haoussa), comme l'a dit Alain Dubresson à propos de Touba. Ce que l'on appelle les « diasporas » (en fait les émigrés à l'étranger, surtout en Europe et aux Etats-Unis) forment des réseaux internationaux qui constituent des supports de circulation des idées, des modèles urbains, ou encore des individus hautement qualifiés qui peuvent à un moment de leur vie professionnelle choisir de revenir travailler dans leur pays pour mettre leur expérience et leurs compétences à son service. Les villes d'Afrique, si elles sont frappées par ce qu'on appelle le « brain drain » voient également ce phénomène de retour d'élites formées à l'étranger et qui s'impliquent dans les responsabilités municipales.
La mixité fonctionnelle et la mixité sociale sont deux sujets différents. A propos de la première, j'insiste sur un phénomène méconnu et pourtant très important. Les villes africaines sont en effet très soumises aux risques industriels. Beaucoup de catastrophes s'y produisent encore. Certaines font des centaines de morts, comme ce fût le cas récemment à Lagos (explosion d'une usine de poudre) ou à Dakar (explosion d'un camion d'ammoniac). Dans nombre de grandes villes, les dépôts de carburants jouxtent des quartiers d'habitat précaire. Il faut assurer une meilleure sécurité des citadins africains par un zonage des activités et une meilleure prévention du risque car c'est un facteur de grande vulnérabilité et d'injustice spatiale très forte.
Quant à la mixité sociale, elle est extrêmement variable. Dans beaucoup de villes, elle est avérée (Lomé, Bamako, Antananarivo...). Toutefois, la mixité sociale n'est pas forcément désirée, ni chez les plus aisés, ni même chez les gens pauvres, contrairement aux discours politiques et urbanistiques quelque peu lénifiants sur le sujet, très en vogue. De plus, les habitants des bidonvilles ne souhaitent pas forcément que leurs quartiers soient rasés. Ils souhaitent que l'habitat et leur vie au quotidien soient améliorés. Par ailleurs, une tendance importance à la « sécession urbaine » se développe en Afrique. Les catégories les plus aisées de la population s'enferment dans des maisons très protégées ou dans des enclaves résidentielles, des quartiers sécurisés que l'on appelle Gated Communities et qui prennent par exemple la forme de lotissements dotés de hauts murs et à l'accès filtré, ou encore de rues fermées et gérées par les riverains. Au Nigeria et en Afrique du Sud, ce phénomène existe depuis très longtemps. Il se développe maintenant dans des villes où la violence est extrêmement faible, par exemple à Madagascar ou au Togo. On parle de sécession urbaine, de fragmentation, qui est susceptible d'affecter le vivre ensemble, l'identité et la cohérence citadines, même si numériquement ce phénomène reste marginal. C'est le cas dans les grandes villes d'Amérique latine, certains chercheurs redoutent cette évolution vers un entre-soi social en Afrique. Cela fragilise des sociétés urbaines déjà clivées.
Jean-Pierre SUEUR
Y a-t-il des réactions par rapport à cela, des gens qui contestent ?
Catherine FOURNET-GUERIN
Je n'en ai pas l'impression en Afrique. Ce sujet de la géographie de l'insécurité me semble dommageable pour l'urbanité africaine. Nous sommes dans une époque de très fort mimétisme, où des modèles circulent dans le monde entier, très rapidement. Ces quartiers fermés en font partie.
Le mimétisme est également paysager, je veux parler de la modernisation et de la standardisation paysagère qui marquent toutes les grandes villes d'Afrique : construction de tours, de buildings, de lotissements, de voies rapides, de centres commerciaux... Certains chercheurs ont parlé de « dubaïsation » du paysage, comme par exemple à Khartoum ou à Addis Abeba, même si le phénomène n'est pas forcément nouveau (à Abidjan, le quartier du Plateau date des années 1970). Il faut bien comprendre que si l'oeil de l'esthète le déplore, en revanche beaucoup de citadins le désirent. Ils aiment ce qui les rattache à des modèles mondiaux dont ils se sentent exclus. Ils aiment davantage ce qui est neuf et moderne que les vieux quartiers considérés comme sales, vétustes, identifiés à la pauvreté. Dans des villes historiquement très basses, nous voyons même apparaître des tours (Addis, Antananarivo). Les centres commerciaux sont ardemment désirés par les habitants. Même s'ils n'ont pas les moyens d'acheter, ils vont s'y promener. Nous le constatons dans des pays très pauvres comme Madagascar ou le Mali.
A l'inverse, nous voyons émerger, dans certaines grandes villes, un processus récent de valorisation du bâti ancien. Des zones de protection du patrimoine commencent à se développer, dans les anciennes capitales francophones notamment. Ainsi, le bâti colonial est conservé à Casablanca ou à Dakar, à Porto Novo, ce sont les maisons dites des « Brésiliens » qui font l'objet de mesures de conservation, et à Zanzibar la vieille ville dite « de pierre » ( Stonetown ) a fait l'objet d'un classement à l'Unesco. Si elles rasent leur bâti ancien et sacrifient tout à la mode de la modernisation paysagère, comme cela a été le cas à Port-Louis à Maurice par exemple, les villes craignent une perte d'image et d'attractivité touristique, d'un potentiel intéressant à valoriser dans une compétition mondiale qui se fonde désormais en partie sur l'image des villes. De fait, le patrimoine devient marketing (effet Bilbao). A Antananarivo, une ville construite au milieu des rizières, l'agriculture intra-urbaine fait l'objet d'une promotion. L'agriculture peut également être considérée comme une bonne image de marque pour la ville, à l'heure où les débats sur l'urbanisation sont très centrés sur les questions du développement durable. La place des activités rurales dans l'espace urbain peut constituer un atout paysager et en termes de qualité de la vie à mettre en avant pour les villes d'Afrique (Kinshasa, Bamako), même s'il ne faut pas oublier que ces activités constituent une réponse aux crises urbaines et à la difficulté de la vie, en représentant une source d'approvisionnement pour les citadins (auto-consommation et vente des surplus, permettant de dégager des revenus complémentaires).
Jean-Fabien STECK
Il me paraît intéressant de rapporter le sujet de la « mégalopolisation » au rapport 2009 de la Banque Mondiale, Repenser la géographe économique , construit autour de trois grands thèmes, qui sont aussi des slogans et, par leur force suggestive, le fondement d'orientations stratégiques pour les projets et politiques d'aménagement du territoire et d'urbanisme : densité, distance et diversité. La densité et la distance apportent des éléments intéressants pour réfléchir à cette question de la « mégalopolisation » et aux plans d'aménagement du territoire que l'on retrouve dans certaines régions d'Afrique, en particulier l'idée selon laquelle l'accumulation du capital se fait mieux dans des espaces de forte densité fortement liés les uns aux autres (mise en réseaux et, d'une certaine façon, gestion et maîtrise de la distance).
La question de la distance peut renvoyer, dans ce contexte très précis et, toujours dans l'esprit de ce rapport, à celle de la constitution des réseaux de villes comme élément structurant de l'aménagement des territoires. Dans ce cadre, la réflexion sur la constitution de conurbations, conurbations sinon de métropoles complètes 1 ( * ) au moins de villes qui, chacune à leur échelle nationale, jouent un rôle assez important dans les dynamiques économiques régionales, nationales, voire, pour certaines d'entre elles, internationales. Plusieurs exemples me viennent à l'esprit, notamment celui du Golfe de Guinée et du continuum urbano-rural entre Lagos et Abidjan. La réflexion sur l'aménagement de cet espace et la mise en réseau de très grandes villes qui, chacune, jouent un rôle important dans leur pays, se sont traduites par une action très importante de financement (venant tant des bailleurs internationaux que des organisations régionales supranationales) dans la construction d'infrastructures de transport, qui participent de la mise en réseau de cet ensemble.
Dans cette approche plutôt fonctionnelle de la « mégalopolisation », il existe des éléments que l'on retrouve ailleurs, autour de la démultiplication des projets d'aménagement du territoire fondés sur une logique de "corridor". Le modèle le plus emblématique est le corridor qui relie Johannesburg à Maputo, repris comme modèle dans le rapport 2009 de la Banque mondiale. Un autre corridor relie Kampala à Mombassa (Northern corridor). L'idée consiste donc à s'appuyer sur des métropoles pour réfléchir à une mise en réseau dans une perspective de valorisation de l'espace économique dans une perspective développementaliste.
Tout cela ne doit pas nous amener à avoir une lecture exclusivement centrée sur les grandes villes. La croissance des villes petites et moyennes est importante. Comme l'a montré Cris Beauchemin en Côte d'Ivoire, on enregistre même des phénomènes d'émigration urbaine qui en fait sont des phénomènes de redistribution de la population urbaine à partir des grandes villes, en l'occurrence ici Abidjan, et au bénéfice des villes petites et moyennes. Ce qui est considéré comme un exode urbain ne l'est donc pas toujours, pas majoritairement. Ces mouvements de population permettent de mettre en lumière le dynamisme de ces villes qui jouent un rôle très important dans l'encadrement du monde rural. L'enjeu porte alors sur la capacité de ces petites villes à gérer cette croissance urbaine qui est la leur. Les problèmes des petites villes sont en effet considérables, et sont souvent ignorés tant les grandes villes attirent l'attention - parfois pour des raisons idéologiques, ou de représentation, ancienne, de ce qu'elles sont. La gestion d'une croissance urbaine diffuse pose en effet de graves problèmes, notamment parce que les municipalités n'ont pas de moyens (financiers, certes, mais aussi humains - ie question des ressources humaines). Certaines villes n'ont même pas le statut administratif de ville. Or, redéfinir le statut d'une ville, c'est lui donner un statut politique, et donc, dans certains cas, remettre en cause un mode de gouvernement du monde rural fondé sur les « chefferies » dites traditionnelles. Beaucoup de questions se posent donc autour des petites villes, surtout en termes d'encadrement. Il n'existe pas de cadre municipal, donc pas d'employés municipaux. Les enjeux sont très forts, et commencent à être perçu comme tels (cf. le rapport annuel du développement durable publié par Sc Po et l'IDDRI en 2010 et dont une fiche portant sur la ville africaine s'intitule "la ville africaine, ville informelle" en entendant l'informalité comme étant l'absence de structure administrative ad hoc).
Le défi de la misère est une question ample. Au début des années 2000, l'architecte néerlandais Koolhaas a travaillé sur Lagos l'envisageant comme une ville informelle qu'il voyait comme étant le paradigme de la ville post-moderne (Harvard project on the city). Cette « esthétique du chaos » a reçu différentes réponses critiques. L'une d'elles a émané d'un chercheur anglais, Matthew Gandy, qui travaille sur les villes du nord. L'historien français Laurent Fourchard a également répondu à Koolhaas. Là où ce dernier voit une esthétique du chaos, les habitants de Lagos ne voient qu'un pis-aller, un moyen de pallier un certain nombre de lacunes structurelles dans le fonctionnement de leur ville et dans la gestion de la misère par les autorités urbaines et nationales. Ces différents débats sur les paysages de la pauvreté et la gestion de la misère sont intéressants pour le regard que nous pouvons en avoir de France. Nous ne pouvons pas nier la part de provocation de Koolhaas. Néanmoins, le défi de la misère pose question sur la manière dont doit être gérée, régulée et appréhendée la gestion de leurs besoins par les citadins. La vision la plus célèbre est celle du bidonville ou de ce que l'on appelle le secteur informel, qui a fait l'objet de définitions très larges et dont la multitude d'études de cas montre bien qu'elles sont plus complexes qu'il n'y paraît de prime abord.
Il me semble important de réfléchir à la manière d'agir sur cette question de la misère. Il est fondamental d'identifier les acteurs qui peuvent intervenir dans la gestion de la pauvreté urbaine, dans la coordination des actions qui sont conduites. Ainsi, l'articulation de l'ensemble de ces initiatives est très importante. A Lomé, l'un des enjeux majeurs porte sur l'articulation de ces actions, spécifiquement centrées sur la question de la gestion de la misère urbaine, avec celles qui ont à voir avec l'aménagement de la ville et celles extérieures à Lomé, voire au Togo (cf. les chantiers du couloir Lagos-Abidjan). Or il n'existe quasiment aucune coordination : l'AFD a son programme, la CDAO le sien, les Chinois interviennent également. Cela a des conséquences sur la manière dont sont pensées la ville et sa gestion. Le défi de la misère est dans la régulation, non seulement de toutes ces actions, mais aussi de la somme des actions individuelles de citadins en situation de grande pauvreté et qui tentent de subvenir à leurs besoins. Cette importance des actions individuelles, dont on attend de fait beaucoup, peut-elle pallier les lacunes de l'investissement étatique ou des autorités locales ? Evidemment non.
Une des questions qui se pose alors est celle des dispositifs par lesquels ces coordinations et régulations pourraient se faire. Un mot revient en permanence, celui de la gouvernance. Il me semble pourtant essentiel 1) de ne pas le considérer indépendamment de la question (différente) du gouvernement, essentielle ici ; 2) que cette question de la gouvernance des villes ne soit pas envisagée sous le seul prisme de la participation et des comités de quartiers. Elle doit également s'apprécier à l'aune de l'articulation entre les autorités nationales, dont le rôle, à défaut de décentralisation effective et/ou fonctionnelle, reste déterminant, les autorités métropolitaines (quand elles existent, quand elles sont effectives), les autorités locales et les collectifs de citadins. Cette articulation doit être pensée sur toutes les échelles et pour tous les intervenants. Le sujet de la démocratie participative a davantage à voir avec le développement de la démocratie locale.
L'enjeu autour de cette question de la démocratie locale est fort. Cette question est importante car elle permet d'envisager autrement la question des relations des citadins à leurs autorités municipales, et peut-être d'envisager autrement la régulation des initiatives individuelles dans un contexte de gestion au jour le jour de la misère et de la pauvreté. Mais dans quelles conditions les exécutifs locaux sont-ils nommés ? Au Togo, les dernières élections municipales datent de 1987 et il est donc délicat d'appréhender cette succession d'échelles de gouvernement et de pratiques de gouvernance dans un contexte où les processus de démocratisation sont encore en cours. A Abidjan, les élections municipales de 2001 avaient été très ouvertes sur le plan politique. Tout le monde avait pu se présenter. Les enjeux avaient véritablement été des enjeux locaux. De vraies campagnes électorales locales avaient été menées. Le sujet de la gestion municipale quotidienne avait vraiment été posé. Il s'agit d'une belle illustration d'un enjeu important : là où le débat participatif (une forme de gouvernance ?) a le mieux fonctionné, c'est dans un contexte d'élections libres, donc de démocratie représentative. Les fonctions décentralisées du gouvernement de la ville étaient précisément définies et permettaient aux électeurs d'avoir une bonne visibilité. La définition de l'autorité responsable pour les citadins est un sujet important. Or s'il existe un flou total sur les champs de compétences de chacun, on voit mal comment les différents acteurs urbains pourraient débattre entre eux, participer au processus de gouvernance. Ce flou pose une question fondamentale qui ne sera pas sans conséquence sur la manière de gérer la misère et d'envisager la mise en place d'une planification urbaine stratégique prenant en compte la situation de tous et proposant de véritables options opérationnelles.
J'ai assez peu travaillé sur le sujet de la mixité sociale. Je n'ai que des expériences sensibles, et donc partielles et partiales, de terrain. Ces dernières années, de nouveaux produits immobiliers destinés aux Africains de la diaspora se sont multipliés en Afrique de l'Ouest. Ce sont des quartiers résidentiels. A Lomé, un véritable débat s'est engagé quant à la construction, sur la plage, d'une résidence clairement destinée aux Togolais de France. N'y avait-il pas d'autres priorités en matière de logements à Lomé que la construction de ces résidences fermées pour les Togolais de l'extérieur ? Question à la limite déplacée, puisque ce genre de produit immobilier est proposé par les promoteurs privés et ne se positionne évidemment pas dans le débat sur la production de logement pour les Loméens... il n'en demeure pas moins qu'il contribue à créer de la différenciation au sein de l'espace urbain, et une différenciation forte, fondée sur la (semi-)fermeture de nouveaux quartiers peu compatible avec l'idée et les représentations de la mixité sociale. Ainsi, à Lomé, où il n'y a historiquement pas de quartiers riches et de quartiers pauvres (Gervais-Lambony 1995)... Néanmoins, ce n'est pas parce que des gens riches et des gens pauvres vivent côte à côte qu'il y a de la mixité, mais c'est là un autre débat, conduit à une autre échelle, et avec d'autres outils d'analyse.
En matière de mixité fonctionnelle, je pense comme Mme Fournet-Guérin qu'il faut effectivement porter une grande attention aux enjeux de sécurité industrielle. Mais ce n'est pas ma spécialité, et je ne puis en dire plus.
L'économie informelle, que je connais mieux, est souvent présentée comme étant d'abord une économie de la proximité. Dans toutes les enquêtes que j'ai menées, il apparaît que dans la plupart des cas, les entrepreneurs informels exercent leur activité dans leur quartier de résidence (les 3/4 d'entre eux à Abidjan). La raison de cette proximité est avant tout liée à la pauvreté et à la grande difficulté qu'ont les entrepreneurs informels à se déplacer à l'échelle de la ville. Dans la quasi-totalité des villes, l'offre de transport est informelle. Ce sujet des transports, dont le coût est considérable pour les citadins, est un élément important de la mixité fonctionnelle. Un entrepreneur informel, voulant limiter autant que faire se peut les prix de transport, essaiera de trouver des niches entrepreneuriales dans son quartier de résidence pour dégager le meilleur rendement sur son activité. A Lomé, le coût que les entrepreneurs informels sont prêts à mettre dans le transport pour exercer leur activité dans un autre quartier est à peu près le même que celui que sont prêts à mettre les consommateurs pour aller dans un marché plus grand - ce qui montre une autre forme de mixité fonctionnelle entre entrepreneurs et consommateurs...
Ce sujet du transport intra-urbain est vraiment essentiel, bien au delà de la seule question des liens entre mobilité et entrepreneuriat informel. La multiplication de l'offre de transport direct entre la campagne et la ville est moins polarisée vers une gare centrale unique en centre-ville. Au contraire, les itinéraires ménagent des haltes. Cela a des conséquences importantes sur l'approvisionnement des marchés. Les agriculteurs peuvent utiliser ces modes de transport pour approvisionner directement les marchés de quartier. Le grand marché central n'est donc plus absolument nécessaire pour s'approvisionner. Cela ne résout pas la question de la sécurité alimentaire en ville, qui reste très dépendante des coûts et des conditions de transport, mais il s'agit d'un élément intéressant pour réfléchir à l'évolution de la mixité fonctionnelle. Tout cela repose sur la demande urbaine des pauvres. Nous sommes finalement dans un système ou les entrepreneurs sont les consommateurs d'autres entrepreneurs, ce qui interroge sur les possibilités d'accumulation et de diversité des activités.
Il y aurait énormément de choses à dire sur la mondialisation des villes. Nous pourrions une nouvelle fois repartir de Koolhaas et de la signification du paysage urbain. L'idée de la verticalisation est ancienne. La manière dont sont représentés les paysages de la modernité évolue. Pendant très longtemps, la ville de Lomé a complètement tourné le dos à la plage. Elle était entièrement construite autour de son grand marché. Depuis quelques années, on constate un regain d'intérêt pour la plage. Une grande banque a décidé de construire son nouveau siège social sur le front de mer. Cette logique joue sur la manière dont sont envisagés le plan de la ville et le positionnement des différents quartiers par rapport à des hauts lieux. Enfin, Abidjan est un exemple intéressant de la ville comme incubateur culturel autour de la création musicale. La Côte d'Ivoire est le deuxième producteur mondial de reggae. Toute une culture urbaine se développe, à Abidjan, autour de la musique, allant jusqu'à créer un nouveau genre, le zouglou, à la fois héritier du reggae et produit d'un quartier d'Abidjan.
Jean-Pierre SUEUR
Merci à vous trois. Vous nous avez dit beaucoup de choses. Votre apport est extrêmement dense. J'ai quelques questions à vous poser. Ainsi, vous avez parlé à plusieurs reprises d'UN Habitat. Ses moyens sont-ils pour vous adaptés à l'ampleur des défis ?
Alain DUBRESSON
Cette agence des Nations Unies, dont le siège se trouve à Nairobi, n'intervient pas directement dans la production urbaine, mais elle possède des moyens extrêmement importants de mise en réseau et de connexion à l'échelle africaine, ainsi qu'entre l'Afrique et le reste du monde.
UN Habitat est d'abord d'une instance d'étude et de réflexion qui a des programmes de travail. Beaucoup de géographes africains francophones ont été mobilisés ces dernières années. UN Habitat mène notamment un programme d'étude sur les bidonvilles et dispose d'une véritable capacité de production et de circulation de connaissances. Le rapport de 2010 est extrêmement intéressant. Il traite notamment de la question foncière, qui est l'un des problèmes à régler et à propos duquel UN Habitat avance un certain nombre de propositions novatrices.
Au-delà de la production de connaissances, cette agence est également une force de proposition qui permet de faire avancer un certain nombre d'idées nouvelles. En outre, elle possède une véritable capacité de mise en réseau. Elle est en relation étroite avec le Partenariat pour le développement municipal (l'ancien programme de développement municipal) basé à Cotonou et avec lequel elle lance des initiatives, mettant par exemple en relation tous les responsables municipaux d'Afrique lors des sommets « Africités » qui se tiennent tous les trois ans. Ces échanges d'expérience sont très intéressants.
Jean-Pierre SUEUR
UN Habitat n'est donc pas une force d'intervention.
Alain DUBRESSON
Non. Ce n'est pas un bailleur de fonds, mais un bailleur d'idées. C'est avec ces idées qu'il a été admis, lors de la première conférence Habitat I, organisée en 1976 à Vancouver, que les bidonvilles n'étaient pas des chaos urbains à exterminer, mais qu'au contraire, il fallait arrêter l'urbanisme du bulldozer et négocier avec les habitants pour restructurer les bidonvilles. UN Habitat a également été porteur de l'idée d'impliquer les populations dans les choix urbains décisifs les concernant.
Jean-Pierre SUEUR
Pensez-vous qu'il soit souhaitable qu'il existe une agence de l'ONU ayant une capacité d'intervention beaucoup plus forte ? Je m'explique. Il existe beaucoup de villes pauvres en Afrique. Vous avez estimé qu'il fallait sortir des stéréotypes et des conceptions misérabilistes. Je le crois tout à fait. Néanmoins, les autorités locales n'ont pas d'argent. Les autorités étatiques n'en ont pas beaucoup non plus. Dès lors, comment répondre à un certain nombre de situations dramatiques ? De même que l'ONU est parvenue à mettre en place des outils d'intervention dans les domaines de l'alimentation ou de la santé, une sorte de gouvernance mondiale dans le domaine urbain vous paraît-elle possible, ou n'est-ce qu'utopique ?
Alain DUBRESSON
Vous pourriez vous rapprocher de l'association des professionnels du développement, qui regroupe beaucoup d'anciens de la coopération urbaine française ayant réfléchi à votre question. L'un de leurs rapports sur la question urbaine en Afrique est arrivé à la conclusion qu'il fallait assurer le financement de l'urbanisation qui, quelle qu'en soit la forme, est inéluctable. Le financement de l'urbanisation est nécessaire. La question doit plutôt être : qui doit l'assurer ? Pour l'instant, les principaux financements sont surtout assurés par les grands bailleurs de fonds habituels. La Banque Mondiale a modifié sa position sur la ville dans les années 70. Elle a pris en compte la question urbaine. La Banque Africaine de Développement et divers autres opérateurs apportent également leur concours. De plus en plus d'opérateurs bancaires du Maghreb et du Machrek, qu'ils soient publics ou privés, interviennent.
Jean-Pierre SUEUR
Existe-t-il un document sur l'intervention de la Banque Mondiale en matière urbaine ?
Alain DUBRESSON
La sociologue Annick Osmont a publié un ouvrage sur la Banque Mondiale et les villes en 1995, aux éditions Karthala.
Catherine FOURNET-GUERIN
La Banque Mondiale publie également des rapports, consultables en ligne, nationaux, à l'échelle du continent ou à l'échelle mondiale.
Jean-Fabien STECK
Enfin, l'organisation Cities Alliance est une émanation de la Banque Mondiale et publie de nombreux documents stratégiques, études...
Alain DUBRESSON
Ce n'est sûrement pas localement, sauf cas particuliers, que des financements peuvent être mobilisés. Ces financements ne peuvent être qu'internationaux. Cela pose un débat très politique. Je serais assez séduit par l'idée qu'une agence des Nations Unies soit un véritable opérateur, et non plus seulement un coordinateur ou un passeur d'idées. Après tout, les Nations Unies sont déjà plus interventionnistes qu'avant dans le domaine alimentaire. Il pourrait donc y avoir un programme urbain. Les Nations Unies, qui avaient été associées au Programme de Gestion Urbaine lancé en 1985, en ont les moyens et les compétences.
Jean-Fabien STECK
Depuis deux ou trois ans, il existe un important débat entre Cities Alliance et UN Habitat, en particulier sur les modalités d'intervention en ville. La ligne directrice d'UN Habitat reste la résolution prioritaire des objectifs de réduction des slums , tandis que Cities Alliance préfère d'abord assurer le développement économique des villes.
Jean-Pierre SUEUR
Dans vos exposés, vous avez parlé de « durcifier » les bidonvilles, par opposition à la politique du bulldozer. Disposez-vous d'exemples d'autorités locales ayant choisi de commencer par construire des rues ou des réseaux pour petit à petit passer d'un habitat informel précaire à du bâti pérenne ? Avez-vous connaissance du cas d'un bidonville qui, petit à petit, soit devenu un quartier de sa ville ?
Catherine FOURNET-GUERIN
Il y a eu beaucoup de cas précis. Mes collègues en parleront mieux que moi. Ces politiques passent d'abord par la régularisation du foncier, ensuite l'installation d'infrastructures telles que l'eau et l'électricité, le recensement de la population et, parfois en parallèle, l'attribution de documents d'identité. Il existe beaucoup d'exemples en Afrique de l'ouest, à Nouakchott (grand programme financé par la Banque mondiale) ou Bamako notamment. Cependant, la politique d'éradication brutale des quartiers irréguliers, appelée « déguerpissement » est toujours fréquemment pratiquée, avec des phénomènes d'alternance destruction/reconstruction, tant les habitants de ces quartiers précaires ont besoin de se loger et d'être proche du centre.
Alain DUBRESSON
Il y des exemples de `durcification' évolutive à Douala (Zone Nylon), à Djibouti (Balbala), à Dakar (Dalifor), à Abidjan (Port-Bouet II). Il y aussi des processus de `durcification' parallèles aux interventions publiques proches. Pikine, qui est situé à une quinzaine de kilomètres de Dakar, est l'un des exemples les plus emblématiques. Il existe un Pikine légal et un Pikine illégal. L'équipement du quartier irrégulier est supérieur à celui du quartier régulier. Il existe d'autres exemples de montée graduelle en durcification et en équipement. Cela suppose cependant l'existence d'une volonté politique. Il faut une politique publique vis-à-vis de l'habitat précaire. L'autre question qui est posée est celle de l'autorité locale et de sa capacité d'action réelle. Au Sénégal, au Cameroun, en Côte d'Ivoire, c'est l'appareil d'Etat qui a suscité et favorisé les opérations de `durcification' dans les bidonvilles.
Jean-Pierre SUEUR
Autrement dit, la politique de la ville suppose davantage un Etat qui ait une volonté que des autorités locales.
Alain DUBRESSON
En l'état actuel de l'Afrique, oui. Concernant la reformulation du périmètre d'action de l'Etat, la littérature est abondante. Nous possédons toute une série de synthèses sur les décentralisations en Afrique. Transférer des compétences à des collectivités qui n'ont aucun moyen de les exercer, c'est un désastre. Au stade actuel, il existe un véritable besoin d'Etat, mais d'un Etat fonctionnant comme une institution déconnectée de la sphère et des intérêts privés tendus vers la capture des rentes, porteur des notions d'intérêt public et d'intérêt général. Il est fondamental, pour le long terme, que cessent le chevauchement permanent et la confusion de genres, que s'opère une véritable déconnexion entre la sphère publique et la sphère privée, seule la première étant en mesure de produire des biens publics, fût-ce en partenariat, dont les villes ont besoin.
Une grande partie des citadins africains échappe à toute gouverne politique instituée. La recherche des moyens de consolidation du politique, de construction originale de liens entre formel et informel, est donc très importante, faute de quoi nous nous retrouverons dans des situations à la somalienne, sans Etat, mais également sans gouverne d'ensemble, avec une atomisation clanique. Ce n'est certainement pas vers cette situation de chaos criminalisé vers laquelle il faut tendre pour affronter la question urbaine en Afrique.
La production de l'habitat et la montée en puissance de l'entre-soi vont dans le sens de l'hétérogénéité. En revanche, la structuration de l'espace, très étalé, par les réseaux - pas seulement de transport, mais également l'eau, l'électricité et l'assainissement - va dans le sens de l'unification. En Afrique comme en Amérique latine ou en Asie, l'un des moyens d'organiser ces nappes urbaines que nous considérons comme inorganisées, ce sont les réseaux, d'abord physiques, qui solidarisent les citadins ordinaires les uns avec les autres. Les réseaux permettent toutes les péréquations tarifaires possibles, toutes les compensations possibles entre quartiers riches et quartiers pauvres, comme cela se fait au Cap, en Afrique du Sud. Ils permettent aussi de penser la desserte de l'hétérogénéité, l'adaptation aux segments de clientèle sans abandonner les citadins les plus pauvres à la bienveillance humanitaire des ONG. D'après Dominique Lorrain, le gouvernement technique de la ville est une modalité par laquelle il est possible de penser le gouvernement de la ville. Cela suppose qu'il y ait des services publics ou que les privatisations par délégation de gestion continuent d'être maîtrisées par les pouvoirs publics.
Jean-Pierre SUEUR
Je ne crois pas que les nappes urbaines ne soient pas constituées. La ville, dont l'on dit souvent qu'elle prolifère, relève à la fois de la sphère privée et de la sphère publique. Finalement, elle est exactement dans l'économie mixte : elle est dans le plan et dans le marché. Comment s'opère cet équilibre dans les villes d'Afrique ? Comment penser l'articulation entre la prolifération et l'organisation ? La prolifération domine-t-elle sur la planification ? Commet-on, en Afrique, les mêmes erreurs qu'en France, par exemple lorsque ce sont créées les centaines « d'entrées de villes » que l'on connaît aujourd'hui ?
Alain DUBRESSON
Il faut entrer dans l'urbanisme négocié et contractuel. C'est ce qui se passe au Brésil. En Afrique, cela pose deux problèmes. Du côté de la planification stratégique, c'est celui de la nature des pouvoirs politiques. L'Etat postcolonial est encore de nature très rentière, avec des chevauchements public-privé. Selon Philippe Hugon, les avoirs à l'étranger des élites africaines avoisinent tout de même 700 à 800 milliards de dollars. C'est un vrai problème. Il faudra du temps pour que change cette nature rentière, si elle change. Voilà pourquoi du côté plan, à la fois son financement et sa mise en place, devraient intervenir des agences comme celle des Nations Unies.
La situation n'est pas simple non plus du côté des citadins. Au Burkina Faso, à l'époque révolutionnaire de Thomas Sankara, les populations des périphéries ouagalaises se sont fortement mobilisées autour de projets précis d'équipement. Une fois ces projets réalisés, elles se sont démobilisées. Elles se sont mobilisées pour construire une école, un dispensaire ou un marché, mais le problème est ensuite de savoir qui enseigne, qui soigne, avec quel matériel et quels médicaments, qui rémunère les maîtres et les personnels de santé. Cet exemple parmi d'autres montre que la mobilisation populaire a un sens à un moment donné et pour un certain temps. Mais sans relais des politiques publiques à différentes échelles, elle ne sert à rien, sauf à produire des frustrations et à favoriser les initiatives privées marchandes dont on peut douter qu'elles soient favorables aux plus démunis en matière de scolarité et de santé.
Catherine FOURNET-GUERIN
Il existe des exemples de planification urbanistique et de réalisations architecturales liées, notamment à Nouakchott ou à Abuja, au Nigéria, plus largement dans ce cadre de construction de nouvelles capitales à l'intérieur des terres en opposition aux logiques coloniales (Yamoussoukro). A Touba, la planification urbanistique n'a pas émané de l'Etat. Toutefois, ces exemples restent rares. Ce qui domine extrêmement largement, cela reste le développement urbanistique sans plan, sans hiérarchie et sans priorité. Aujourd'hui, les villes d'Afrique sont prises dans un télescopage temporel. Deux phénomènes se produisent en même temps : des constructions anarchiques, une auto-construction et, du fait de la faiblesse des pouvoirs, des constructions modernes pour lesquelles les entrepreneurs privés sont les vrais donneurs d'ordres, et la volonté de développer une image fondée sur la préservation du patrimoine.
Jean-Fabien STECK
Il est essentiel de dire que la situation est vraiment très contrastée. Des villes ont été planifiées. Certaines planifications en sont restées à l'état de projet. D'autres planifications ont été très fragmentées, par quartiers ou par projets, mais sans articulation d'ensemble à l'échelle de l'agglomération. La diversité se retrouve donc entre les villes, mais également à l'intérieur des villes.
Il existe également des différences dans le temps. L'Afrique francophone a connu des moments importants de planification, notamment dans les années 60 (rôle de la coopération française notamment). Depuis le début des années 2000, nous assistons à un retour de la planification stratégique d'ensemble, impulsée entre autres par Cities alliance. La question qui se pose porte sur l'articulation entre cette planification stratégique et sa réalisation. Les quelques plans stratégiques de ces dernières années, à Cotonou ou à Douala, ont mis en lumière le fait que la difficulté majeure de la planification tenait à l'absence d'interconnaissances entre les différents éléments qui font la ville... et ce défaut d'interconnaissance associé à des projections peu réalistes pose réellement problème quand il s'agit ensuite de s'inspirer de la planification stratégique pour mettre en place des projets concrets, réalisables et réalistes. Cela renvoie, me semble-t-il, à un double impératif : un impératif de réalité ; un impératif de négociation pour la mise en oeuvre.
Jean-Pierre SUEUR
J'aimerais vous entendre sur un dernier sujet. Nous sommes beaucoup sollicités, en France et en Europe, sur le sujet de la ville écologique. Cela nous amène à réfléchir aux modes de construction, aux réseaux et à la circulation. Qu'en pensent nos partenaires africains ? Considèrent-ils que ce sont des questions de riches qu'ils n'ont pas les moyens de se poser ou, au contraire, pensent-ils que ces sujets sont bien réels ? Leur semble-t-il possible de marier le développement et la prise en compte de la contrainte écologique ? Quelle est la place de l'écologie dans la pensée des décideurs africains ? Comment reçoivent-ils nos grands discours écologiques au travers desquels nous leur disons de ne pas faire ce que nous avons fait, et en particulier ce que nous avons fait chez eux... ?
Alain DUBRESSON
Il faut d'abord se méfier de la notion d'empreinte écologique, qui mesure la prédation d'une ville sur les ressources et ses conséquences environnementales. Ouagadougou est l'une des villes qui a la meilleure empreinte écologique au monde. Pour autant, je ne suis pas persuadé qu'il s'agisse d'un modèle vers lequel il faille tendre.
Cela étant dit, les élites politiques africaines sont devenues sensibles, au moins en apparence dans les discours et des documents de planification stratégique, à la dimension écologique. Elles se réapproprient des grands courants d'idées dominantes, mobilisent évidemment la notion floue mais commode de développement durable mais je crois que les changements climatiques annoncés provoquent réellement de l'inquiétude, particulièrement en matière de santé publique. Par exemple, des maladies que nous croyions en voie de régression ou de disparition en ville regagnent du terrain, des vecteurs s'adaptent aux environnements urbains. Les anophèles vecteurs du paludisme peuvent maintenant se reproduire dans des eaux urbaines sales et polluées, ce qui n'était pas le cas il y a vingt ans, et le réchauffement climatique annoncé est source d'interrogations. La santé est l'une des entrées pertinentes permettant de sensibiliser les citadins à la question environnementale.
Catherine FOURNET-GUERIN
Les gestionnaires des villes d'Afrique considèrent que le développement durable est le levier le plus efficace pour obtenir des financements. Ils ont bien compris que c'était indispensable dans la course aux subventions. Le développement durable est désormais brandi comme argument vis-à-vis de tout bailleur de fonds pour obtenir des financements. Les acteurs de la ville en Afrique manient ces nouvelles argumentations avec aisance pour capter l'attention des bailleurs de fonds. Pour glaner des subventions aujourd'hui, en Afrique comme partout ailleurs, il faut afficher des thématiques de ville durable, fussent-elles totalement artificielles et en rien prioritaires pour la ville et ses habitants : c'est le « green washing » de la politique urbaine en Afrique.
Jean-Fabien STECK
J'irai dans le même sens critique. L'argument « vert » est trop souvent devenu un moyen de mener une politique urbaine d'éviction, la fameuse politique du bulldozer destinée à se débarrasser des bidonvilles et des commerçants de rue. L'argument sur l'insalubrité et l'environnement ressort de manière de plus en plus nette comme étant la justification d'une politique dont l'autre volet est sécuritaire.
Jean-Pierre SUEUR
Ce que vous dites est extrêmement important. Nous assistons à un dévoiement dès lors que l'argument écologique est utilisé comme un argument antisocial et que des stratégies d'éviction et de ségrégation sont menées au nom de la qualité de l'environnement. Cela doit nous encourager à aller vers une écologie humaniste. Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas dissocier l'écologie du social.
Merci à tous pour vos riches contributions.
* 1 J'entends ici par métropole une ville qui par la pluralité de ses fonctions, son rayonnement et son insertion dans différents réseaux permet l'articulation entre eux de territoires d'échelles variées. Tout l'intérêt est alors de considérer les métropoles ainsi définies comme des lieux clés dans la structuration et l'aménagement des territoires; tout l'enjeu est, question majeure, de parvenir à penser conjointement l'aménagement de ces territoires à ces échelles et l'aménagement intra-urbain et l'urbanisme. La question de la disparité abordée par le rapport de la Banque mondiale devrait se lire à ces différentes échelles.