N° 594
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011
Enregistré à la Présidence du Sénat le 9 juin 2011 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation sénatoriale à la prospective (1) sur les villes du futur ,
Par M. Jean-Pierre SUEUR,
Sénateur.
Tome III : Débats
(1) Cette délégation est composée de : M. Joël Bourdin, président ; MM. Bernard Angels, Yvon Collin, Mme Évelyne Didier, MM. Joseph Kergueris, Jean-François Le Grand, Gérard Miquel, vice-présidents ; M. Philippe Darniche, Mmes Sylvie Goy-Chavent, Fabienne Keller, M. Daniel Raoul, Mme Patricia Schillinger, M. Jean-Pierre Sueur, secrétaires ; Mme Jacqueline Alquier, MM. Pierre André, Denis Badré, Gérard Bailly, Mmes Nicole Bonnefoy, Bernadette Bourzai, MM. Jean-Pierre Caffet, Gérard César, Alain Chatillon, Jean-Pierre Chevènement, Marc Daunis, Daniel Dubois, Jean-Luc Fichet, Mmes Marie-Thérèse Hermange, Élisabeth Lamure, MM. Jean-Pierre Leleux, Philippe Leroy, Jean-Jacques Lozach, Michel Magras, Jean-François Mayet, Philippe Paul, Mme Odette Terrade, M. André Villiers. |
Rapport d'information
Villes du futur,
futur des villes
Quel avenir pour les villes du monde ?
Jean-Pierre SUEUR, Sénateur
Tome III
Débats
Avec la participation de Mireille APEL-MULLER, Fabrice BALANCHE, Pierre-Emmanuel BECHERAND, Eric CHARMES, Paul CHEMETOV, Pierre CONROUX, Jacques de COURSON, Julien DAMON, Rémy DORVAL, Jocelyne DUBOIS-MAURY, Alain DUBRESSON, François DUGENY, Brigitte DUMORTIER, Jean-Marie DUTHILLEUL, Nathalie ETAHIRI, Catherine FOURNET-GUERIN, Jean-Pierre GAUTRY, Marc GIGET, Frédéric GILLI, Jean-Jacques GRADOS, Antoine GRUMBACH, Philippe JOURNO, Eric LE BRETON, Dominique LORRAIN, Pauline MALET, David MANGIN, Amin MOGHADAM, Louis MOUTARD, Philippe PETITPREZ, Guillaume POIRET, Baptiste PRUDHOMME, Rémy PRUD'HOMME, Michel SAVY, Nasrine SERAJI, Jean-Michel SILBERSTEIN, Taoufik SOUAMI, Jean-Fabien STECK, Jacques THEYS, Laurent THERY, Carolina VALDÈS, Pierre VELTZ, Philippe VERDIER, WU Jiang.
LEXIQUE
POLIS
Modèle idéal de la ville européenne, la polis devient véritablement un idéal-type dans la culture européenne à partir du XIXe siècle . La référence à la polis grecque est ici associée spontanément à l'invention du politique. La polis implique une conception de la citoyenneté passant exclusivement par l'urbanité, ce qui confère une grande importance à l'espace public. La ville relève dans ce terme d'une triple dimension : poétique, scénique et politique.
L' agora , coeur de la polis , est la scène politique par excellence, là où se construit une communauté de valeurs . Dès lors, le modèle de la polis est finalement moins lié à un cadre physique qu'à l'émergence d'un type d'homme . Ainsi pour Max Weber ( La Ville , tome II Économie et société, 1921) « la ville occidentale - et plus spécialement la ville médiévale - n'était pas seulement économiquement un siège industriel et commercial, politiquement une forteresse et un lieu de garnison, administrativement une juridiction, elle était aussi un lieu de fraternisation communautaire fondé sur le serment ».
Emblèmes : Athènes, Rome, la ville médiévale, les villes de la Renaissance
Enjeux pour demain : Qui appartient à la polis et à qui appartient la polis ? Qui participe dans la cité et comment ? Qui peut y être accueilli ? Faut-il un permis différent de la nationalité pour y résider (cas du Hukou , document administratif d'enregistrement urbain, en Chine) ?
METROPOLE
Plus qu'à la forme de la ville et à sa taille, la notion (du grec mêtêr, mère, et polis, ville) fait d'abord référence à ses fonctions et renvoie à l'idée de concentration des pouvoirs et des fonctions de commandement (qu'elles soient politiques, économiques, culturelles, industrielles, financières, etc.). La métropole exerce des fonctions organisationnelles sur l'ensemble de la région qu'elle domine, selon un modèle classique de relations centre/périphérie . Le renforcement de la place relative des métropoles depuis une vingtaine d'années dans le monde est traduit par le terme de métropolisation, qui décrit ce processus de concentration des pouvoirs qui affecte la ville dans la mondialisation.
Emblèmes : Les capitales mondiales, nationales et régionales
Enjeux pour demain : Comment réinventer des modes de gouvernance adaptés à la réalité de la métropolisation ? Quelle position adopter face à l'inversion des rapports traditionnels entre le pouvoir politique des Etats et celui des villes ?
MEGAPOLE
Contrairement à la notion de métropole, l'accent est mis ici sur la taille de la ville, son poids démographique et son étalement spatial (voir les travaux de Philippe Haeringer sur le sujet). Le seuil a été fixé par l'ONU à 10 millions d'habitants (auparavant le seuil était fixé à 8 millions, ce qui traduit bien le processus actuel d'inflation urbaine). Certaines mégapoles concentrent trop peu de fonctions pour atteindre le rang de métropole, et ne sont que de gigantesques agglomérations de population.
Emblèmes : Moscou, Mexico, Lagos, Shanghai, Dehli.
Enjeux pour demain : De quelle manière gérer les mobilités croissantes ? Comment lutter contre l'augmentation de nuisances (pollution, engorgement) et l'étalement urbain ?
MEGALOPOLE
La notion désigne un espace urbanisé de manière quasi continue formé de plusieurs agglomérations dont les banlieues s'étalent au point de se rejoindre . L'échelle de la mégalopole est régionale. A l'origine, le concept a été forgé par le géographe français Jean Gottmann dans son livre « Megalopolis », The Urbanized Northeastern Seaboard of the United States (1961), qui traitait de la zone urbaine de la côte nord-est des États-Unis.
Emblèmes : Le BosWash (la zone urbaine située sur la côte Est entre Boston et Washington), la dorsale européenne, le delta de la rivière des Perles en Chine (Canton, Shenzhen, Hong Kong), le Japon de Tokyo à Fukuoka.
Enjeux pour demain : Comment gérer les mobilités de longue distance qui explosent ? Faut-il acter la disparition de la dichotomie traditionnelle ville/campagne ? Comment intégrer l'agriculture en milieu urbain ?
METAPOLE
On doit ce concept à l'urbaniste François Ascher qu'il définit comme « l'ensemble des espaces dont tout ou partie des habitants, des activités économiques ou des territoires sont intégrés dans le fonctionnement quotidien (ordinaire) d'une métropole ». Pas nécessairement continue, mais distendue, hétérogène et polynucléaire, la métapole comporte au moins quelques centaines de milliers d'habitants et intègre la ville et le néo-rural.
Pour François Ascher, la métapole est l'avenir des villes dans la mesure où elle correspond aux mutations économiques en cours, à savoir le passage d'une économie d'échelle (symbolisée par la masse, la segmentation et le taylorisme) à une économie d'envergure (marquée par la flexibilité, la polyvalence, l'incertitude, l'intégration, la complexité). La ville ne peut dès lors plus se substituer à des découpages simples en fonctions (zonage), elle doit être flexible, réutilisable et transformable pour tirer au mieux parti du développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Cette transformation impose le passage de la planification urbaine au projet (ou management) urbain.
Emblèmes : La métapole de Milan, la Randstad (Amsterdam-Utrecht-Rotterdam-La Haye).
Enjeux pour demain : De quelle manière gouverner la complexité ? Faut-il organiser une mobilité diffuse ? Comment repenser les discontinuités urbaines qui ne sont plus seulement physiques mais aussi symboliques, culturelles, psychologiques, sociales, etc. ?
VILLE MONDE
La ville monde exerce des fonctions stratégiques à l'échelle mondiale (contrairement à la définition de la métropole, l'échelle régionale et nationale n'est ici plus suffisante) en organisant les flux et en structurant les réseaux. Elle est un pôle de commandement dans la mondialisation.
Cette notion de ville mondiale est antérieure au concept de « ville globale » et aux classements publiés ces dernières années par différentes institutions savantes ou commerciales. On la retrouve en particulier dans l'oeuvre de l'historien Fernand Braudel : la puissance d'une « ville-monde » (ou « superville ») s'exerce sur une partie de l'espace terrestre et maritime (la méditerranée) appelée « économie-monde ». La notion est ensuite utilisée en 1986 par l'économiste libéral John Friedmann dans « L'hypothèse de la ville mondiale ».
Emblèmes : Les villes méditerranéennes au temps de Philippe II (XVIe siècle) chez Braudel, puis au XXe siècle : New York, Paris, Londres, Hong Kong, Tokyo, etc.
Enjeux pour demain : Comment gouverner une ville à « plusieurs vitesses » marquée par la tertiarisation, la verticalisation du bâti, les processus de gentrification, d'éviction et de ségrégation ?
VILLE GLOBALE
On doit cette notion à la sociologue américaine Saskia Sassen dans son ouvrage « La ville globale, New-York, Londres, Tokyo » paru en 1991. Elle désigne des villes mondiales engendrées par la nouvelle division internationale du travail et l'émergence d'une économie financiarisée . La ville globale, naguère carrefour commercial et place bancaire, devient aujourd'hui un centre de commandement stratégique pour les échanges financiers planétaires et leurs activités supports. L'espace urbain devient un site de services de proximité : Manhattan (New-York), Shinjuku (Tokyo), la City (Londres), etc. Ces évolutions conduisent à organiser l'espace urbain de manière duale : une ville pour les riches dominée par les immeubles des grandes compagnies de la banque et de la finance, une ville interstitielle pour les travailleurs plus modestes dont le rôle est nécessaire pour faire marcher la ville riche.
Les travaux de Saskia Sassen ont ouvert la voie à de nombreux classements de villes publiés dans les revues et magazines internationaux. Ces classements reflètent l'importance accordée aux notions d'attractivité et de concurrence entre les villes à l'échelle planétaire. Ainsi le groupe d'études sur « la globalisation et les villes mondiales » du département de géographie de l'Université de Loughborough définit des critères et paramètres pour jauger la taille mondiale des métropoles et propose une division des villes en 3 groupes :
Villes Alpha : villes de classe mondiale, aux services commerciaux complets. 10 villes, dont Londres, New-York, Paris et Tokyo.
Villes Bêta : villes de classe mondiale majeures pour le négoce. 10 villes, dont Moscou, Séoul, Bruxelles, Sydney, Madrid et São Paulo.
Villes Gamma : villes de classe mondiale mineure. 35 villes, dont Amsterdam, Boston, Dallas, Pékin, Montréal, Budapest, Copenhague, Istanbul, Munich, etc.
Emblèmes : New York, Londres et Tokyo sont les trois exemples canoniques cités par Saskia Sassen dans son ouvrage de 1991.
Enjeux pour demain : Comment mettre un terme à l'éviction des classes moyennes des villes centres ? Peut-on dépasser l'opposition entre des objectifs de croissance économique et des objectifs d'égalité, de solidarité et de qualité de vie ? Faut-il valoriser à tout prix l'identité et le patrimoine de la ville dans un contexte de compétition qui conduit bien souvent à la standardisation des formes urbaines ? Y a-t-il encore une place pour un développement à base locale qui ne soit pas seulement identitaire, défensif, passéiste ?
VILLE EN ARCHIPEL
L'expression est de Pierre Veltz et se trouve développée dans l'ouvrage « Mondialisation, villes et territoires : L'économie d'archipel » (1996). Dans nos économies de la connaissance, loin de s'étaler ou de se dissoudre dans la télé-activité, les villes sont prises dans un mouvement de concentration sans précédent des activités dans un ensemble de mégacités fonctionnant en réseau . Une « économie d'archipel » émerge, qui croise transversalement le système des Etats-nations et des économies dites «nationales ». Cette nouvelle organisation n'est pas sans poser de nouveaux enjeux politiques résultant du foisonnement des tissages horizontaux qui déstabilisent la belle ordonnance verticale et emboîtée de nos espaces institutionnels et imaginaires de référence.
Emblèmes : Hong Kong, Singapour, Shanghai, Francfort, Londres.
Enjeux pour demain : Les Etats-nations sont-ils dépassés? Y a-t-il place pour d'autres types de développement que ceux qui se déploient dans le réseau des métropoles de premier rang ? Quel est l'avenir des espaces périphériques et débranchés, dans un monde où les pôles riches les perçoivent de moins en moins comme des gisements de ressources et de plus en plus comme des charges inutiles ?
VILLE DURABLE
La notion se développe dans les années 1990 avec notamment la mise par écrit des objectifs de la ville durable dans la charte d'Aalborg (1994), le développent de l'Agenda 21 local, et la création de réseaux de villes soucieuses de partager leurs « bonnes pratiques » en Europe (Energy cities, etc.). La ville durable vise une haute qualité de vie pour tous en respectant les principes du développement durable et de l'urbanisme écologique. Elle cherche à prendre en compte conjointement les enjeux sociaux, économiques, environnementaux et culturels de l'urbanisme, pour et avec les habitants.
La ville durable poursuit ainsi des objectifs :
- sociaux : accroître et diversifier l'offre de logements, construire du logement social, offrir un accès aux loisirs et à la culture pour tous, promouvoir la vie associative et coopérative, etc.
- environnementaux : suivre le modèle de la ville "neutre" (c'est-à-dire sans impact négatif, ou avec des impacts compensés en termes de bilan global) vis à vis de son environnement local et mondial, parvenir à la sobriété énergétique, réduire les besoins en énergies fossiles, promouvoir les énergies propres et renouvelables, réduire la consommation énergétique des transports, la consommation d'eau, encourager le tri des déchets, lutter contre l'étalement urbain, etc.
- économiques : développer une agriculture de proximité, favoriser le commerce équitable, privilégier l'implantation d'entreprises sur le long terme, etc.
- politiques : promouvoir un modèle de démocratie participative locale, intégrer dans les projets d'urbanisme l'avis des citoyens, etc.
Emblèmes : Les cités d'Europe du Nord (Fribourg, Malmö, Oslo, etc.) et les « éco-quartiers ».
Enjeux pour demain : Comment mettre en oeuvre une fabrication de la ville qui ne correspond plus à des logiques purement sectorielles façonnées par l'histoire et l'existence de grands corps techniques (l'eau, les transports, l'assainissement, l'électricité, la construction, etc.) ? Comment redensifier les villes sans sacrifier l'accès à la nature ? Comment sortir de la logique marketing d'image des éco-quartiers ayant pour socle une échelle locale beaucoup trop faible ?
VILLE MOYENNE
« Objet réel non identifié » pour le géographe Roger Brunet, la ville moyenne n'existe qu'en référence à des villes de tailles différentes. On considère généralement qu'une ville moyenne en Europe possède un nombre d'habitants compris grossièrement entre 20 000 et 200 000 habitants (DATAR). Ancrées depuis le Moyen-Age dans le territoire européen, les villes moyennes ont constitué un « laboratoire de la modernité » pendant les trente glorieuses, avant de devenir progressivement archaïques, car prises en tenaille entre l'inéluctabilité d'un mouvement de métropolisation et le renouveau des campagnes.
Néanmoins, et paradoxalement, de nombreux chiffres nous indiquent que les villes moyennes « marchent » finalement plutôt bien. Ces villes jouent un rôle de filet de sécurité et de stabilisateur conjoncturel de par la force de leur économie résidentielle. Au prisme de ces villes moyennes qui gagnent, nous voyons se dessiner les lieux d'une nouvelle modernité urbaine dans l'économie mondialisée européenne, lieux où le « local » et la qualité de vie ne peuvent plus être séparés des enjeux de développement économique.
Emblèmes : La ville européenne du Moyen-Age, les villes moyennes françaises.
Enjeux pour demain : Comment résister pour les villes moyennes dans une économie mondialisée marquée par la métropolisation ? Faut-il d'abord promouvoir la qualité de vie ou le développement économique ? Comment maintenir une offre en services publics de qualité ?
VILLE NOUVELLE
Ville créée de toutes pièces (dans les années 1960 en Angleterre, dans les années 1960-1970 en France, à partir des années 1990 en Asie) dans la zone d'influence d'une grande agglomération dans le but d'organiser la périurbanisation et de contrôler l'étalement urbain. Ces projets sont toujours marqués par les réflexions sur la cité idéale et l'utopie. Elles adoptent souvent un tracé régulier (en damier, en cercle, en étoile, etc.) où le désir d'ordre s'inscrit dans le réel, pour réguler dans l'espace la société humaine. Dans le tissu urbain s'incarnent alors des visées idéologiques et politiques.
L'histoire contemporaine des villes nouvelles (depuis les années 1960) est à relier largement au Mouvement Moderne en architecture qui se symbolise par l'édification de barres sur un espace libre, organisé par les flux et la nature (CNAM). La construction de villes nouvelles s'inscrit dans un processus de « refondation mégapolitaine » (Philippe Haeringer) de grandes villes qui cherchent à organiser leur développement dans un polycentrisme maillé et organisé.
Emblèmes : Les villes coloniales, Chandigarh en Inde, Milton Keynes près de Londres, Marne-la-Vallée en Ile-de-France, les New Territories à Hong Kong, Thames Town dans la région de Shanghai.
Enjeux pour demain : Après la crise du modernisme en architecture, comment créer de l'urbain à partir de rien ? Comment penser la ville sans histoire ? A quelles références faire appel (le pastiche, le new urbanism, le symbolisme architectural, la copie, etc.) ?
VILLE MOBILE
La ville mobile est la conséquence de la fragmentation de l'espace urbain contemporain qui tend à se dissocier entre des métropoles orientées vers une production mondialisée et des espaces tournés vers les fonctions résidentielles, domestiques ou récréactives. Cette dissociation des « lieux » a pour revers une explosion des « liens » et donc de la mobilité. Du coup, comme le souligne Philippe Estèbe dans Gouverner la ville mobile (2008) la formule d'un régime unique de gouvernement des villes perd de sa crédibilité. Deux régimes se dessinent : celui des villes centres, socialement mélangées et tournées vers la compétition économique, et celui des intercommunalités périphériques, socialement homogènes et spécialisées dans les services à la personne.
Désormais, dans la « ville mobile », le marginal n'est plus celui qui bouge, mais celui qui reste fixe . Le logement demeure le seul point fixe. La mobilité ne sépare pas, mais permet au contraire la création de réseaux d'appartenance. Internet est une autre ville mobile : on ne vit plus seulement dans des lieux fixes, mais dans les espaces mêmes de la mobilité. Rien n'est plus vraiment excentrique ou périphérique. Les temps sociaux sont désynchronisés. Le quartier n'est qu'un pôle parmi d'autres et les relations de proximité ont une moindre importance.
Emblèmes : Tokyo, le Grand Paris, le Grand Londres, Los Angeles.
Enjeux pour demain : Lorsque les « liens » à grande distance et le temps court des événements mondiaux sont aussi structurants que les liens de proximité et le temps long des enracinements locaux, que deviennent les « lieux », les territoires, les espaces de nos institutions politiques et de nos appartenances naturelles ? De quelle manière gouverner, notion qui impose une certaine immobilité du territoire sur lequel s'exerce le pouvoir, lorsque la ville est en mouvement ? De quelle manière adapter les limites administratives aux limites du vécu urbain ?
VILLE EMERGENTE
Le thème de la « Ville émergente » apparaît dans les années 1990 lorsque le ministère français de l'équipement décide de faire travailler une équipe menée notamment par Yves Chalas et François Ascher sur « la fin de la ville ». Cette notion renvoie à l'idée d'un moment charnière dans l'histoire urbaine où les concepts traditionnels qui permettent de décrire nos villes ne sont plus opératoires . Les villes d'hier ne représentent plus qu'une faible part des territoires urbains : 30 % à 40 % en France et en Italie, moins de 20 % aux Etats-Unis, 10 % en Suisse. Un Français parcourait 3 kilomètres par jour pendant les "trente glorieuses"; il en fait 10 aujourd'hui. Les deux tiers des achats se font dans les centres commerciaux des périphéries. Nous consacrons trois fois moins de temps à notre travail qu'il y a cent ans. Plus rapides et disposant de plus de temps libre, nous étendons notre territoire.
La ville émergente vise donc plus à définir un processus qu'un type d'espace urbain particulier en esquissant quelques traits précurseurs de changements de fond de notre société et de la ville qui l'abrite. Il s'agit notamment de saisir la réalité de ces nouveaux territoires, ni urbains, ni ruraux : rurbanisation, périurbanisation, ville territoire, ville diffuse, ville-campagne, ville-nature, entrée de ville, etc.
Emblèmes : Les périphéries des grandes villes françaises ; leurs échangeurs routiers et leurs centres commerciaux.
Enjeux pour demain : Comment sortir d'une logique de zonage pour faire coexister au mieux des espaces résidentiels (qu'ils soient ruraux, urbains ou périurbains), des espaces productifs (qu'ils soient agricoles, industriels ou commerciaux - les centres commerciaux), des espaces de circulation (échangeurs routiers, aéroports) et des espaces protégés (la nature) ?
VILLE FRANCHISEE
On doit cette appellation à l'architecte urbaniste David Mangin (2004) qui cherche à décrire ce que devient une ville affranchie de toute contrainte (comme par exemple celle de la planification ou du projet urbain), une ville qui échappe à ses cadres régulateurs classiques (État, pouvoirs locaux, etc.), mais en réalité soumise à trois modèles de désorganisation spatiale : la sectorisation, l'entre-soi et l'hégémonie du privé.
Emblèmes : Disneyland à Marne-la-Vallée, les banlieues de Los Angeles, les villes nouvelles de Shanghai, les périphéries riches et sécurisées de Bogota.
Enjeux pour demain : Faut-il à tout prix condamner ce modèle alors qu'il est attractif pour une certaine frange de population et plaît à de nombreux habitants (voir le succès de la ville Disney à Marne-la-Vallée) ? De quelle manière promouvoir un urbanisme passant, métissé et durable ? Comment sortir des logiques de privatisation, de cloisonnement et de zonage de la ville franchisée ?
URBAIN GENERALISE
Le terme d'urbain généralisé est défini par Olivier Mongin comme l'avènement « d'un espace illimité qui rend possibles des pratiques limitées et segmentées ». Le terme rend compte de villes qui s'effacent peu à peu en s'étalant et en perdant leurs limites. Cette continuité spatiale, territoriale, géographique, selon laquelle il y a de l'urbain partout, rend la vieille opposition ville/campagne obsolète. Les représentations de la ville oscillent entre ces versions de l'illimité, de l'informe et du chaotique qui ont pour point commun de repousser les limites et de briser la relation à un environnement proche.
Emblèmes : Karachi, Calcutta, Los Angeles.
Enjeux pour demain : Comment réinventer une « culture urbaine des limites » (Mongin) ? Face à l'éclatement multipolaire et à l'étalement des mégacités, faut-il considérer l'Etat comme l'instance susceptible de contrôler l'extension spatiale et le désordre urbain (thème de la « refondation mégapolitaine » de Philippe Haeringer) ?
VILLE GENERIQUE
Ce terme forgé par l'architecte néerlandais Rem Koolhaas cherche à saisir un processus qui conduit à l'absence de singularité de chaque ville, à l'extension indéfinie d'espaces toujours semblables car greffés sur les flux et la vitesse de circulation . Dans un monde urbain marqué par des mutations accélérées et une compétition entre métropoles, faire comme son voisin devient le meilleur moyen de minimiser les risques inhérents à toute transformation urbaine : les villes s'imitent, se copient et échangent leurs modèles.
La standardisation, le nomadisme, l'éphémère sont les repères de cette ville sans identité , et si les médias, les services, les aéroports et les supermarchés en sont les marques spatiales, deux termes anglo-saxons caractérisent au mieux la ville générique : junkspace (des objets architecturaux sans saveur dont le shopping center est un symbole) et fuck context (la ville devient une accumulation d'objets solitaires sans liens entre eux). « La ville générique atteint à la sérénité grâce à l'évacuation du domaine public. Désormais la trame urbaine est réservée aux déplacements indispensables, c'est-à-dire essentiellement à la voiture. Les autoroutes, version supérieure des boulevards et des places, occupent de plus en plus d'espace, leur dessin, qui vise apparemment à l'efficacité automobile, est de fait étonnamment sensuel : l'utilitaire entre dans le monde de la fluidité » (Rem Koolhaas, Mutations, actar, Arc en rêve, Centre d'Architecture, Bordeaux, 2000).
Emblèmes : Las Vegas, Shenzhen, Lagos.
Enjeux pour demain : Faut-il considérer la ville générique comme une évolution contre laquelle il est devenu impossible de lutter et s'orienter comme le fait Rem Koolhaas vers une apologie du chaos urbain ?
« TROISIEME » VILLE
Pour l'architecte Christian de Portzamparc, l'âge III de la ville a pour ambition de succéder à deux époques : l'âge I qui a fabriqué la ville avec ses rues, ses immeubles accolés qui les bordent, ses places, ses perspectives, et une partition harmonieuse entre espaces privés et espaces publics (la ville européenne jusqu'au Paris d'Haussmann serait le symbole de cet âge I) ; l'âge II, âge de la ville moderne, de la ville pour l'automobile, de l'éclatement entre des bâtiments solitaires et les voies de circulation repose quant à lui sur des utopies en rupture avec le passé (Le Corbusier apparaît comme la figure majeure de cet âge II). L'âge III, héritier de ces deux modèles, devra les modifier et les remodeler.
Il ne connaît pas de modèle idéal, d'idéal type reproductible, universel et applicable partout comme une recette miracle. La troisième ville repose sur la création de limites dans l'expérience urbaine, la redécouverte du patrimoine, des friches urbaines, l'intensification de l'existant, le dézonage. C'est aussi penser l'imprévisible, la poésie et le voyage dans la ville.
Emblèmes : le Grand Paris des architectes, Manhattan, le coeur de Londres.
Enjeux pour demain : La « troisième ville » est-elle la seule affaire des architectes et des spécialistes de l'urbain ? Comment réintégrer d'autres voix dans la fabrication plus démocratique de l'urbain ?
DIGITAL CITY / VILLE 2.0
Digital city renvoie à l'idée que le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) a un impact sur l'évolution de la forme de la ville, sur les pratiques de l'espace urbain, sur la manière de vivre la ville et enfin sur la façon dont la ville est gouvernée . A « l'âge de l'accès » (Jeremy Rifkin), la ville se charge de codes et tend à fonctionner sur le modèle des réseaux et du web 2.0, alimentée par la possibilité de parcourir l'espace urbain sur un écran virtuel grâce aux applications urbaines sur les smartphones (opérateurs de mobilité, google map, GPS, géo-localisation, etc).
Digital city correspond au monde post-industriel, et à la révolution de l'informatique , et se définit par des branchements, des interconnexions, d'une part ; des séparations, des fractures, d'autre part. On se branche sur des unités que l'on a sélectionnées, on vit entre soi dans des ensembles qui forment un tout fermé, des totalités auto-référentielles coupées de leur environnement, connectées avec d'autres totalités du même type. La proximité n'est plus géographique (le voisin, l'autre côté de la rue, l'immeuble d'en face) mais dépend de sa position dans un vaste réseau de branchements sur lesquels l'usager-citoyen vient se plugger. Dès lors, composée et organisée par ses réseaux, la ville devient invisible pour ses habitants tant sa perception comme un tout, une totalité continue et homogène, devient impossible (voir les travaux de Bruno Latour sur Paris, ville invisible).
Emblèmes : les Paris, Londres, Shanghai New York, Tokyo sur un écran d'Iphone.
Enjeux pour demain : De quelle manière contrôler et gouverner pour le politique cette ville virtuelle qui échappe aux pouvoirs traditionnels ? Comment redonner du visible aux habitants et réinventer la ville comme une totalité, une communauté de valeurs ? Peut-on tirer parti du modèle de partage du web 2.0 pour une ville plus démocratique ?
Pierre-Emmanuel BECHERAND