ANNEXE 2
LES CONFLITS
D'INTÉRÊTS DANS LE SECTEUR PRIVÉ
Vos co-rapporteurs ont souhaité enrichir leur réflexion par l'analyse des expériences de prévention mises en place dans certaines autorités françaises ou au sein de certaines professions règlementées en raison des risques potentiels de conflits d'intérêts auxquelles elles sont soumises et alors que leur mission implique un magistère moral reconnu et irréprochable.
Dans ce cadre, de nombreuses fédérations professionnelles ont été entendues par vos co-rapporteurs : le groupe de travail a ainsi recueilli l'expérience et les observations de l'Association française des conseils en lobbying, de la Fédération nationale des travaux publics, de la Compagnie nationale des commissaires aux comptes, des représentants des avocats, de la Fédération bancaire française, de la Fédération française des sociétés d'assurances, de l'Association professionnelle des responsables des relations avec les pouvoirs publics, de la Fédération des entreprises du médicament (Leem), de la Fédération française du bâtiment, du Syndicat national des journalistes et du Mouvement des entreprises de France (Medef).
Ces auditions ont permis à vos co-rapporteurs de distinguer trois modalités de création des dispositifs de prévention des conflits d'intérêts, dont la mise en oeuvre répond à des problématiques différentes :
- les secteurs ayant bénéficié d'un cycle vertueux , initié par une structure publique dont les missions reposent sur une impartialité renforcée, telle que l'Autorité des marchés financiers (AMF) pour les activités bancaires et financières, dont les outils de déontologie ont été ensuite appliqués au niveau des entreprises du secteur ;
- les secteurs ayant été amené à mettre en place des dispositifs de prévention des conflits d'intérêts en raison de l'évolution législative de l'Union européenne , comme l'illustrent les exemples des commissaires aux comptes et des sociétés d'assurances ;
- les institutions qui, en raison d'évolutions sociétales et à la suite de scandales révélant des conflits d'intérêts, ont été amenées à se saisir de cette question pour permettre à leurs membres de disposer des outils de réflexion et d'action nécessaires ; le Medef en est l'exemple le plus emblématique.
A) Le développement de la prévention dans les autorités administratives indépendantes : l'exemple de l'Autorité des marchés financiers
La création des autorités administratives indépendantes, calquées sur le modèle des agences anglo-saxonnes, répond à une démarche pragmatique visant à assurer une intervention préventive dans un secteur sensible, ayant fait l'objet de scandales révélant l'existence de conflits d'intérêts, voire de collusion d'intérêts, qui sont apparus choquants pour l'opinion publique.
Pour être efficace, l'action des AAI doit reposer sur un magistère reconnu, dont l'indépendance est une des composantes. C'est pourquoi les salariés des AAI sont soumis à des règles déontologiques précises afin que les missions qu'ils accomplissent ne soient pas entachées d'un quelconque soupçon de partialité. La finalité est donc de renforcer « l'irréprochabilité » de l'institution pour laquelle ils travaillent.
C'est pourquoi, en raison de ses missions touchant à des sujets sensibles que sont la protection de l'épargne et le bon fonctionnement des marchés financiers, l'Autorité des marchés financiers (AMF) 104 ( * ) a mis en place un corpus de règles déontologiques exigeantes s'adressant aussi bien aux salariés de l'Autorité qu'aux experts membres des différentes formations la composant.
Les missions de l'Autorité des Marchés Financiers (AMF) Créée par la loi n° 2003-706 de sécurité financière du 1 er août 2003, l'Autorité des marchés financiers (AMF) est née de la fusion de trois anciennes AAI : la Commission des opérations de bourse (COB) 105 ( * ) , le Conseil des marchés financiers (CMF) 106 ( * ) et le Conseil de discipline de la gestion financière (CDGF) 107 ( * ) . L'objectif de ce rapprochement est de renforcer l'efficacité et la visibilité de la régulation de la place financière française. Elle dispose, à l'image de la Financial Services Authority instituée en Grande-Bretagne en 2001, d'attributions étendues en matière de protection de l'épargne investie en produits financiers, d'information des investisseurs et de régulation des marchés financiers. L'AMF comprend : - un collège de 16 membres : il est l'organe décisionnel (budget, règlement intérieur, règles de déontologie, prise des décisions individuelles). Il examine les rapports de contrôle et d'enquête qu'il peut, le cas échéant, transmettre au procureur de la République. Il prend également des décisions individuelles, portant, par exemple, sur la conformité des offres ou l'octroi d'agréments, et peut également ordonner qu'il soit mis fin aux pratiques contraires aux lois ou règlements si ils sont de nature à porter atteinte aux droits des épargnants ou ont pour effet de fausser le marché ; - une commission des sanctions de 12 membres distincts de ceux du Collège : elle a l'exclusivité du pouvoir de sanction, dont l'ouverture de la procédure revient à l'AMF ; - des commissions spécialisées et des commissions consultatives . Le Collège peut déléguer certaines de ses compétences à des commissions spécialisées , constituées en son sein. Elles sont aujourd'hui au nombre de trois et sont spécialisées dans l'ouverture des procédures de sanction. Les commissions consultatives ont pour mission la préparation des réflexions relatives à l'évolution des marchés. Elles sont au nombre de cinq (organisation et fonctionnement du marché ; activités de compensation, de conservation et de règlement-livraison ; activités de gestion individuelle et collective ; opérations et information financières des émetteurs ; épargnants) et sont composées d'experts nommés pour trois ans. |
Selon le règlement intérieur de l'AMF, il est interdit à tout salarié de l'Autorité de posséder un portefeuille actif de valeurs mobilières gérées en direct . Les salariés sont également soumis à l'obligation de déclarer à leur chef de service « toute relation professionnelle étroite » qui serait susceptible de les positionner dans une situation apparente de conflit d'intérêts. Par ailleurs, les décisions prises par certaines directions de l'AMF (direction des prestataires et des produits d'épargne 108 ( * ) et direction des émetteurs 109 ( * ) ) font l'objet d'une double, triple, voire quadruple vérification, tout au long de la chaîne hiérarchique. De même, un collaborateur quittant l'AMF est soumis aux mêmes règles s'imposant aux agents de la fonction publique souhaitant poursuivre leur activité dans le secteur privé, avec notamment un contrôle de la part de la Commission de déontologie, qui examine si les futures activités privées ne sont pas incompatibles avec les précédentes fonctions exercées au sein de l'Autorité.
La principale novation de l'AMF en matière de prévention des conflits d'intérêts repose sur l' existence d'un déontologue 110 ( * ) qui lui est spécifiquement attaché. Sa mission principale est de veiller au respect des règles de déontologie applicables à la gestion des patrimoines financiers des salariés de l'AMF. Ces derniers remplissent chaque année une déclaration faisant le détail de leur patrimoine financier. Le déontologue dispose également de la faculté d'accéder aux comptes bancaires de chaque agent. Le non-respect des règles de déontologie peut être un motif de rupture de contrat entre les deux parties et peut s'accompagner de sanctions pénales à l'encontre du salarié.
Pour les membres de la Commission des sanctions et du Collège de l'AMF, a été mis en place un corpus particulier de règles de prévention des conflits d'intérêts. En effet, les membres de ces deux organes peuvent être amenés à prendre des décisions à l'encontre de sociétés auxquelles ils ont été liés ou continuent de l'être. Pour éviter que cette situation ne nuise à l'objectivité des membres, ces derniers doivent, une fois leur mandat confirmé, faire état auprès du président de l'AMF des fonctions ou mandats qu'ils ont exercés au cours des deux dernières années . Par ailleurs, un membre du collège détenant un portefeuille de titres financiers négociables doit en confier la gestion à un prestataire extérieur, par mandat. De même, toutes les opérations d'achat ou de vente effectuées doivent donner lieu à une information du Président du Collège.
L'AMF a également mis en place une procédure de déport pour les membres du Collège, d'une commission spécialisée, de la Commission des sanctions ou d'une section de celle-ci ; cette procédure doit être mise en oeuvre à chaque fois que, en raison de liens passés ou présents, un membre constate que sa participation à la délibération peut entacher d'irrégularité la décision de l'organe. Ce dispositif a été renforcé par le règlement général de l'AMF qui a introduit l'obligation, pour tout membre de l'AMF, d'informer le président lorsque, au vu de l'ordre du jour de l'organe auquel il appartient, il constate qu'il ne peut délibérer en raison des intérêts détenus par son conjoint, son partenaire lié à un pacte civil de solidarité, son concubin, ses parents (en ligne directe et en ligne collatérale) ou alliés.
Enfin, lors de son audition par le groupe de travail, M. Jean-Pierre Jouyet, président de l'AMF, a indiqué que l'Autorité mettait actuellement en oeuvre de nouvelles dispositions relatives aux opérations financières afin de mieux en assurer la traçabilité par les membres du Collège.
Vos co-rapporteurs observent que ces pratiques se sont largement diffusées hors de l'AMF : ainsi, les représentants de la Fédération bancaire française ont informé le groupe de travail que les problématiques de conflits d'intérêts faisaient l'objet d'une prise en charge spécifique au niveau des grandes banques françaises, qui se sont largement inspirées des dispositifs de prévention mis en place par l'AMF. Ainsi, à titre d'exemple, chaque banque dispose, au niveau national, d'un déontologue chargé du respect et de la surveillance des règles de déontologie et de leur application par ses salariés. Il s'ensuit qu'un cycle vertueux, initié par l'AMF, s'est mis en place dans le secteur bancaire, qui a intégré la nécessité de définir des règles déontologiques strictes afin d'éviter tout conflit d'intérêts, inhérent même à l'activité bancaire, ce qui permet également de renforcer la confiance des clients envers leurs conseillers financiers.
B) Les règles de déontologie s'appliquant à certaines professions sensibles : l'exemple des commissaires aux comptes
Le deuxième exemple de prévention des conflits d'intérêts qui a retenu l'attention de vos co-rapporteurs est l'ensemble des dispositifs mis en place par la profession des commissaires aux comptes.
Institué par la loi du 24 juillet 1867 sur les sociétés anonymes avec l'obligation de désignation d'un commissaire aux comptes, de l'établissement d'un rapport par celui-ci et de sa présentation en assemblée générale, le commissariat aux comptes a vu ses missions consacrées et renforcées, ce qui a induit la nécessité d'augmenter la transparence de la profession 111 ( * ) .
La principale mission des commissaires aux comptes est de certifier que les comptes annuels de l'entité contrôlée sont réguliers et sincères et donnent une image fidèle du résultat des opérations de l'exercice. Or, l'une des originalités de la fonction de commissaire aux comptes provient du fait que « celui qui est contrôlé est celui qui paye » : dans un contexte de recherche de baisse des coûts, cette situation peut inciter à une diminution de l'intensité ou de la qualité des contrôles. En effet, les dirigeants d'entreprises peuvent être tentés soit de diminuer le temps de prestation des commissaires aux comptes, soit, au contraire, de proposer une rémunération très élevée afin d'orienter les conclusions du contrôle à leur avantage. Ce risque avait déjà été relevé par le Service central de prévention de la corruption dans son rapport annuel de 2005 112 ( * ) .
Afin d'assurer au mieux leurs missions, les commissaires aux comptes sont donc soumis à un certain nombre de dispositifs qui visent à renforcer l'objectivité de leurs travaux et à éviter toute collusion d'intérêts avec les entités contrôlées. Il convient de rappeler que ces dispositifs de prévention figurent déjà dans une directive du Parlement européen et du Conseil de l'Europe concernant le contrôle légal des comptes annuels et comptes consolidés du 16 mars 2004.
Le dispositif de prévention qui s'applique aux commissaires aux comptes repose principalement sur un code de déontologie , publié par un décret du 16 novembre 2005 113 ( * ) et modifié par un second décret d'avril 2006 114 ( * ) , qui précise les conditions d'exercice des missions des commissaires aux comptes. Le respect des dispositions de ce code est assuré par le Haut Conseil du commissariat aux comptes, créé en 2003 115 ( * ) , placé sous l'autorité du garde des Sceaux, composé de douze membres, parmi lesquels trois commissaires aux comptes et trois magistrats et présidé par un haut magistrat. Pour assurer ses missions de surveillance et de respect des règles déontologiques, le Haut conseil procède à des inspections, des contrôles périodiques et des contrôles occasionnels et peut également donner des avis, par exemple, sur la justification des appréciations des commissaires aux comptes.
L'article 1 er du code de déontologie des commissaires aux comptes rappelle que ces derniers ont une mission d'intérêt général, ce qui leur donne des marges d'action appréciables pour effectuer leurs missions, mais qu'ils sont, dans le même temps, soumis à des obligations et des contraintes fortes, qui s'accompagnent de contrôles et de sanctions en cas de non-respect des dispositions du code de déontologie.
Le code rappelle également les principes fondamentaux sur lesquels reposent les missions des commissaires aux comptes -à savoir l'impartialité, l'indépendance, la discrétion avec le secret professionnel, l'absence de conflit d'intérêts, la confraternité et la compétence.
En outre, l'article 29 interdit la prise de fonctions lorsque le « futur » commissaire aux comptes a réalisé au cours des deux dernières années une mission pour l'entreprise portant sur des montages financiers qu'il serait conduit à évaluer, sur des évaluations comptables, financières ou prévisionnelles, ou sur des prestations de conseil ou comptables.
Enfin, le titre VI donne aux commissaires aux comptes les moyens en termes d'honoraires de disposer d'un budget financier suffisant pour leur permettre d'accomplir leur mission et, en contrepartie, leur interdit toute insuffisance pour un motif financier .
L'exemple du secteur des assurances présente de nombreuses similarités avec celui des commissaires aux comptes. Sous l'impulsion de la directive européenne « Solvabilité II » adoptée en 2009, et qui consacre la notion de conflits d'intérêts dans ce secteur, les sociétés d'assurances ont développé en leur sein des dispositifs préventifs avec, entre autres, la présence d'un déontologue au sein de chaque société au niveau national ou la déclaration de cadeaux perçus d'un montant au moins égal à 40 euros, envoyée au déontologue précité.
C) Des préconisations transversales : l'exemple du Medef
Enfin, le groupe de travail note que le Medef a publié, en février 2011, un guide destiné aux dirigeants d'entreprises afin de les sensibiliser à la question de la prévention et de la gestion des conflits d'intérêts au sein de leurs entreprises. Ce guide a pour objectif de leur donner des outils, issus de bonnes pratiques, pour les aider à résoudre les conflits d'intérêts auxquels eux-mêmes ou leurs salariés peuvent faire face.
Le guide précise qu'une telle démarche vise à protéger les dirigeants et « à améliorer l'image de l'entreprise et sa réputation », dans la mesure où la réputation du dirigeant « détermine largement celle de l'entreprise et de [ses] collaborateurs ».
Ainsi, le guide s'articule autour de cinq recommandations qui sont :
- l'organisation d'une réflexion sur la question des conflits d'intérêts en interne ;
- l'identification des conflits d'intérêts potentiels ;
- la transparence avec la mise en place d'une déclaration d'intérêts ;
- la définition des autorisations, des abstentions et des interdictions à prendre lors de la survenance d'un conflit d'intérêts réel ou potentiel ;
- la mise en place des structures et des moyens nécessaires à la mise en oeuvre, au contrôle, à la sanction du non-respect des mesures prises .
* 104 Il convient toutefois de rappeler que, selon les dispositions de l'article L. 621-1 du Code des Marchés Financiers, l'AMF est une « autorité publique indépendante » et non une autorité administrative indépendante.
* 105 Créée par l'ordonnance n° 67-833 du 28 septembre 1967 instituant une commission des opérations de bourse et relative à l'information des porteurs de valeurs mobilières et à la publicité de certaines opérations de bourse.
* 106 Loi n° 98-546 du 2 juillet 1996 de modernisation des activités financières.
* 107 Loi n° 89-531 du 2 août 1989 relative à la sécurité et à la transparence des marchés financiers.
* 108 Dont la mission est la délivrance des agréments aux prestataires de services d'investissement. Cette direction a également des fonctions de conseil auprès de ces mêmes prestataires.
* 109 Cette direction s'occupe des sociétés cotées.
* 110 Il s'agit aujourd'hui d'un conseiller maître à la Cour des comptes.
* 111 On rappellera que la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales a défini les grands principes régissant la profession (comptes certifiés, professionnels indépendants, incompatibilités, regroupement au sein d'une organisation professionnelle) et que son rôle a été confirmé par la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques, la loi n° 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière et l'ordonnance n° 2005-1126 du 8 septembre 2005 relative au commissariat aux comptes.
* 112 Service Central de la Prévention de la Corruption, Rapport 2005 : « La commande publique, Le conflit d'intérêts dans le secteur privé, La contrefaçon », La documentation française.
* 113 Décret n°2005-1412 du 16 novembre 2005 portant approbation du code de déontologie de la profession de commissaire aux comptes.
* 114 Décret n°2006-469 du 24 avril 2006 modifiant le décret n° 2005-1412 du 16 novembre 2005 portant approbation du code de déontologie de la profession de commissaire aux comptes.
* 115 Décret n°2003-1121 du 25 novembre 2003 portant modification du décret n° 69-810 du 12 août 1969 relatif à l'organisation de la profession et au statut professionnel des commissaires aux comptes de sociétés et relatif au Haut Conseil du commissariat aux comptes.