C. METTRE EN PLACE UNE AUTORITÉ DE DÉONTOLOGIE OUVERTE SUR L'EXTÉRIEUR

La prévention des conflits d'intérêts au sein du Parlement implique un véritable changement de culture et la mise en place, à l'échelle individuelle, de comportements conformes à l'impératif de probité ; elle impose également, à une échelle plus collective, l'institution d'un organe capable de conseiller et de guider les parlementaires confrontés à des conflits d'intérêts potentiels ou confrontés à des interrogations sur des questions d'éthique.

1. Un organe de déontologie propre à chaque Assemblée, mais associant à ses travaux des acteurs extérieurs au Parlement

Tout d'abord, une large majorité de vos co-rapporteurs a souhaité que la prévention des conflits d'intérêts pour les parlementaires soit assurée par une autorité de déontologie propre à chaque Assemblée.

En effet, bien que quelques personnes entendues par le groupe de travail aient proposé que l'Autorité de déontologie de la vie publique 90 ( * ) , autorité administrative indépendante dont le rapport « Sauvé » préconise la création et qui serait compétente pour tous les membres du pouvoir exécutif lato sensu , cette proposition a été combattue par la quasi-intégralité des spécialistes auditionnés ; plus particulièrement, elle a été fortement critiquée par tous les professeurs de droit interrogés par le groupe de travail.

Ainsi, vos co-rapporteurs soulignent que, si la prévention des conflits d'intérêts au sein du Parlement était confiée à un organe extérieur (et a fortiori à une autorité qui serait susceptible d'être affectée par des décisions rendues par le gouvernement), cette situation poserait trois problèmes majeurs :

- elle serait contraire à une tradition républicaine constante, établie depuis la Révolution française, et qui consacre l'autonomie totale de chaque Assemblée en matière disciplinaire 91 ( * ) . À cet égard, lors de leur audition par le groupe de travail, MM. Guy Carcassonne et Jean Gicquel ont fait valoir que la discipline parlementaire devait impérativement être assurée par le Parlement lui-même, sous peine de porter gravement atteinte au principe de séparation des pouvoirs et à l'indépendance du législateur ;

- elle serait, en pratique, une source de difficultés, dans la mesure où les conflits d'intérêts des parlementaires sont d'une nature différente de ceux des personnes qui ressortissent au pouvoir exécutif -et qui ont, comme vos co-rapporteurs l'ont déjà relevé, un champ de compétence restreint qui s'oppose à la compétence générale du législateur. Ainsi, au vu de la spécificité des parlementaires par rapport aux autres acteurs publics (et notamment à ceux qui sont rattachés au gouvernement) en matière de déontologie, il est probable qu'un système de prévention et de contrôle des conflits d'intérêts interne au Parlement sera plus efficace qu'un système de contrôle externe. On soulignera d'ailleurs que ce contrôle interne a été retenu par la quasi-intégralité des pays étrangers : à l'exception du Canada, où l'ensemble des responsables publics sont soumis à l'autorité du commissaire aux conflits d'intérêts et à l'éthique, tous les États étudiés par le groupe de travail ont ainsi prévu que les conflits d'intérêts de leurs parlementaires seraient prévenus, contrôlés et sanctionnés par un organe propre à l'Assemblée à laquelle ils appartiennent ;

- enfin, la majorité des membres du groupe de travail considère que le statut particulier des parlementaires (qui sont élus au suffrage universel, qui représentent la nation et qui sont dépositaires de la souveraineté des citoyens et de la source de leur légitimité) implique qu'ils ne puissent être jugés que par des personnes ayant une légitimité au moins équivalente à la leur : il pourrait en effet être problématique, au regard des principes démocratiques, qu'une autorité composée de membres nommés discrétionnairement puisse décider de sanctionner une personne régulièrement élue par les citoyens et qu'elle puisse, le cas échéant, la priver temporairement de son droit de vote 92 ( * ) .

Dès lors, vos co-rapporteurs se sont prononcés en faveur de la mise en place d'une autorité propre au Sénat et composée exclusivement de sénateurs en exercice.

Par ailleurs, vos co-rapporteurs ont souhaité que le système de « contrôle interne » des conflits d'intérêts pour lequel ils ont opté ne soit pas, pour le Parlement, un synonyme de repli sur soi et de manque d'ouverture. À une large majorité, ils ont donc voulu enrichir la composition de l'autorité de déontologie et prévoir que celle-ci serait assistée par un magistrat de l'ordre judiciaire . Selon vos co-rapporteurs, ce magistrat devrait être issu de la Cour de cassation (les conflits d'intérêts sont, en effet, un domaine qui confine à la matière pénale) ; pour assurer la totale légitimité de sa désignation, il devrait être élu par les magistrats du siège de cette Cour 93 ( * ) et parmi les magistrats en exercice. Il serait, comme tous les membres de l'autorité, tenu à une stricte obligation de confidentialité sur le contenu des déclarations d'intérêts.

La majorité de vos co-rapporteurs ont estimé que le magistrat ainsi désigné devait non pas participer à la prise de décisions au sein de l'autorité, mais assister les membres de cette dernière dans l'exercice de leurs missions : ils ont donc souhaité qu'il ne dispose pas d'une voix délibérative, mais d'une voix consultative .

Plus précisément, le magistrat serait doté de plusieurs rôles au sein de l'autorité :

- en premier lieu, il serait chargé de rappeler le droit en vigueur et les règles applicables à la situation dont l'autorité a à connaître et de plaider, en conséquence, en faveur de l'adoption d'une certaine solution : un système de présentation de conclusions -comparables à celles que le rapporteur public présente devant la juridiction administrative- pourrait ainsi être envisagé ;

- en second lieu, il serait chargé de faire le partage entre les cas qui relèvent de la déontologie (et donc de la compétence de l'autorité) et ceux qui relèvent du domaine pénal, et donc du juge judiciaire : il pourrait donc saisir le parquet lorsque l'autorité soupçonne l'existence d'une atteinte au devoir de probité (corruption, trafic d'influence, etc.). Ce pouvoir de saisine devrait être, selon vos co-rapporteurs, un pouvoir autonome , qui pourrait être exercé par le magistrat sans obtenir l'aval des membres de l'autorité : il devrait ainsi mettre cette compétence en oeuvre dès lors qu'il constate que les faits reprochés à un parlementaire constituent une infraction pénale.

Cette association d'un magistrat aux décisions d'une Assemblée, bien qu'inédite, permettra de conforter la légitimité de l'autorité de déontologie et d'assurer la prééminence des poursuites pénales sur l'action disciplinaire ; certainement contribuera-t-elle aussi à donner, auprès du public, une image de plus grande impartialité.

Proposition n° 19

Prévoir que l'autorité en charge de la déontologie pour le Sénat sera composée exclusivement de sénateurs, assistés par un magistrat de l'ordre judiciaire, élu au sein de la Cour de cassation par les magistrats du siège de cette Cour et ayant notamment pour mission de saisir le parquet des éventuels manquements pénaux.

Pour les mêmes raisons que celles qui ont conduit à préférer la mise en place d'une autorité de déontologie propre à chaque assemblée, vos co-rapporteurs ont également voulu que la possibilité de saisir cette autorité soit réservée aux membres du Parlement. L'autorité en charge des conflits d'intérêts devrait ainsi pouvoir se prononcer sur saisine du Président du Sénat ou de n'importe quel membre du Bureau .

Le groupe de travail rappelle que la possibilité accordée à tous les membres du Bureau de saisir l'autorité sera un gage d'ouverture et de pluralisme, puisque chacun des groupes politiques constitués au sein du Sénat est représenté au Bureau.

Afin d'assurer l'indépendance et la totale impartialité de l'autorité et de garantir la crédibilité de son action, vos co-rapporteurs ont aussi souhaité, à l'unanimité, qu'elle soit dotée d'un pouvoir d'autosaisine .

Proposition n° 20

Prévoir que l'autorité en charge de la déontologie pour le Sénat peut se prononcer sur saisine du Président du Sénat, de chacun des membres du Bureau ou sur autosaisine.


* 90 Cette proposition a notamment été formulée par M. Daniel Lebègue (qui envisageait, plus précisément, la mise en place d'un système à deux niveaux, faisant intervenir à la fois un organe propre à l'Assemblée en cause et l'Autorité de déontologie de la vie publique), et par M. Jean-Olivier Viout.

* 91 Cette tradition, qui est le corollaire naturel du principe de séparation des pouvoirs, a notamment pour conséquence la compétence disciplinaire exclusive du Bureau (dont il ne peut pas être fait appel des décisions devant une autre autorité) ; l'exclusivité de cette compétence a d'ailleurs été récemment rappelée par le Conseil d'État (ordonnance de référé n° 347869 du 28 mars 2011).

* 92 Voir infra, dans la partie consacrée aux sanctions : le groupe de travail propose en effet que les parlementaires ayant commis certains manquements puissent être sanctionnés par une censure avec expulsion temporaire, c'est-à-dire par une interdiction de participer aux travaux de leur Assemblée pendant une certaine période de temps.

* 93 Des modalités de désignation identiques sont prévues pour le membre de la Cour de cassation siégeant à la Commission pour la transparence financière de la vie politique.

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