E. SYNTHÈSE DE LA THÈSE DE LEYLA ARSLAN, CHARGÉE DE MISSION À L'INSTITUT MONTAIGNE

« Entre assignation et sentiment d'appartenance : l'ethnicité des jeunes français de culture musulmane. »

Différenciations liées à l'ascension sociale et émergence de l'individu.

Synthèse

Leyla Arslan

Thèse dirigée par C. Wihtol de Wenden et G. Kepel

Cette thèse, dirigée par C. Wihtol de Wenden et G. Kepel a pour objet l'étude de la construction et du déploiement de l'ethnicité, tant dans la sphère publique que privée, de jeunes étudiants Français cumulant une série de stigmates, étant d'origine maghrébine, turque et africaine, "musulmans" et originaires de quartiers populaires. Elle s'intitule : « Entre assignation et sentiment d'appartenance : l'ethnicité des jeunes Français de culture musulmane. Différenciations liées à l'ascension sociale et émergence de l'individu » Nous présenterons d'abord le cadre théorique, l'échantillon, la méthode d'enquête, les hypothèses, les principaux résultats et enfin le plan.

Le cadre théorique :

Pendant très longtemps en France, l'immigration et ses fruits ont été analysés au travers des théories de l'intégration, notre travail d'enquête cherche plutôt à comprendre comment s'articulent les différentes modalités d'identifications de ces étudiants (appartenance nationale, ethnique, locale, condition d'enfant d'immigré, appartenance de classe ou générationnelle). Il s'agit d'examiner les auto-définitions qu'ils produisent en réponse à d'autres, proposées par de multiples entrepreneurs identitaires (Etat, association, médias...). Plutôt que d'utiliser les théories de l'intégration qui étudient les transformation des différences ethniques et culturelles dans le temps, j'ai choisi d'utiliser celles de l'ethnicité, peu utilisées en France mais qui permettent de mettre en lien identité, culture, pratiques privées et mobilisation sur la scène publique.

Pourquoi ce choix de l'ethnicité ? A la différence de l'intégration, cette notion a l'avantage de pouvoir mettre en lien identité, culture, position sociale et ce tant dans la sphère publique que privée. Elle permet revenir sur les combats politiques et symboliques existant dans une société quant à leur définition et à celle des « porteurs de différences ». Elle permet ainsi d'interroger des phénomènes qui au premier regard ne semble pas toujours connectés : création du CRAN, montée de la diversité, affaire du voile, violences urbaines....

Son second avantage est d'éviter les connotations aujourd'hui négatives de l'intégration. Celle-ci, par ses usages politiques tend aujourd'hui à se transformer en un équivalent, se voulant euphémisé, du concept d'assimilation et devient donc de plus en plus compliqué à utiliser. Il ne s'agit pas de dire qu'il n'existe pas un processus d'intégration, mais l'étude a préféré analyser les recompositions identitaires en lien avec le positionnement social et la perception des chances d'ascension sociale.

Les définitions de l'ethnicité étant multiples, j'ai choisi d'en retenir une, privilégiant une approche subjective. Aussi dans ce travail, l'ethnicité résulte à la fois d'un travail de construction du groupe d'appartenance, de l'individu même définissant une ethnicité pour soi mais elle est aussi celle posée par une majorité, autre. (comme le montre Sartre pour la définition du juif) En ce sens, je reprends l'approche de F Barth pour qui l'appartenance à un groupe ethnique s'exprime lorsqu'une personne se reconnaît dans un groupe ethnique, ou est reconnue par lui. Aussi l'ethnicité n'est pas un donné caractérisé par des traits distinctifs, produisant une identité close, cohérente et définitivement établie mais évolue au fil des interactions. Cette définition de l'ethnicité permet de comprendre comment s'articulent les différentes modalités d'identifications de ces étudiants (appartenance nationale, ethnique, locale, condition d'enfant d'immigré, appartenance de classe ou générationnelle).

La problématique :

Après avoir expliqué sous quel angle mon travail a été envisagé, il me faut revenir sur la construction de la problématique. Je me suis d'abord demandé comment, les Français dits de « culture musulmane » faisaient face à leurs marqueurs identitaires, dans un contexte de stigmatisation de l'islam et des banlieues et en même temps de mise en avant de la diversité. Comment y font-ils face, tant dans leur intimité que politiquement ? La problématique s'est ensuite progressivement enrichie, je me suis alors interrogée sur la façon dont se caractérise l'ethnicité de ces jeunes Français : est-elle assignée ou choisie et dans ce cas est-elle utilisée pour accélérer la mobilité sociale alors qu'est mise en avant la notion de diversité ? Est-elle une ressource individuelle ou une ressource mobilisable dans un combat social et politique? Ou bien n'est-elle qu'une simple attache sentimentale et affective ? Finalement, s'agit-il de garder l'ethnicité dans un cercle intime et familial, mais toutefois recomposée par l'existence en France ou de la projeter dans un combat public pour la faire apparaître politiquement et revendiquer des droits particuliers ? Quel rôle a alors la mobilité sociale, réelle ou rêvée sur l'ethnicité ? On peut se demander si elle ne contribue pas à opposer une ethnicité du pauvre, subie et coûteuse socialement à une autre du « riche » prenant la forme de l'ethnicité symbolique définie par H. Gans pour les White Ethnics américains ? Pourquoi s'attacher autant à l'ethnicité symbolique ? Il s'agit par cela d'interroger l'affirmation de mes enquêtés qui consistait à dire qu'être d'origine marocaine, c'était comme être Breton, que cela n'avait aucune incidence politique ou sur leurs choix de vie.

L'échantillon :

La population étudiée est française de culture musulmane, ce qui permet de sortir des études se cantonnant aux seules populations d'origine maghrébine. J'ai donc décidé d'incorporer en plus de celles-ci, des Français d'origine turque et africaine, principalement de la vallée du fleuve et de comparer ces trois populations ensemble. Cette façon de faire m'a peut être un peu empêché de me pencher sur d'autres terrains, comme l'Angleterre, mais elle m'a en même temps permis de questionner certaines grilles d'analyse. Ainsi étudier les jeunes d'origine turque permet de sortir de la grille d'analyse post-coloniale. Etudier ceux d'origine africaine permet de se demander si un clivage « noir/blanc » n'est pas en train de se créer, également très influent dans la construction de leur ethnicité ou leur choix de mobilisation collective. Le plus faible nombre des enquêtés d'origine turque ou africaine dans l'échantillon peut s'expliquer par le fait que ses populations ont moins investis l'enseignement supérieur que celles d'origine maghrébine. Tous les enquêtés ont des parents ayant grandi dans des pays musulmans et sont donc par conséquent souvent désignés comme étant de « culture musulmane».

L'ensemble de mon échantillon est né et a été socialisé en France, grandissant dans les quartiers populaires de la petite couronne, la plupart d'entre eux ont des origines modestes. Mais très vite, il m'a semblé nécessaire de limiter encore l'échantillon, j'ai donc choisi de me cantonner aux étudiants. Pourquoi les étudiants ? Ayant été scolarisés longtemps, ceux-ci seraient, si l'on en croit les discours sur l'Ecole, en plus grande ascension sociale par rapport à leurs camarades de CAP/BEP, en même temps qu'ils seraient supposés être davantage politisés, ce qui pouvait laisser espérer une meilleure information quant à l'offre proposée par les différents entrepreneurs identitaires s'intéressant aux « musulmans » de France.

Les hypothèses de départ

La première hypothèse affirme l'émergence de l'individu, permise par la désaffiliation qu'a entraîné la migration mais résultant également des évolutions des pays d'origine. Elle a permis de redessiner les ethnicités en leur donnant un nouveau sens et de nouvelles finalités. La désarticulation des communautés d'origine contribue à faire émerger un rapport individualisé aux "différences" en favorisant le questionnement des enquêtés sur la réception de l'héritage transmis par les parents, leur permettant alors de tenter un certain nombre d'expérimentations dans la gestion des marqueurs d'altérité. Des individus, "ethniques" par intermittence seraient ainsi en train d'apparaître, se débarrassant du contrôle social de groupes ethniques, en pleine décomposition.

La seconde hypothèse pose que la faiblesse d'action collective à base ethnique ou religieuse peut s'expliquer par le caractère même de l'ethnicité, développée par les enquêtés. Ceux-ci dans un contexte hostile à toute expression de particularisme, notamment ethnique et religieux, ont préféré dans leur très grande majorité reléguer leurs différences dans la sphère privée, préférant apparaître comme des citoyens « normaux », « pareils » selon leur terme dans la sphère publique.

Résultats :

1- La première hypothèse s'est affirmée à moitié juste. La première partie montre ainsi que la migration a contribué à désarticuler les communautés d'origine qui n'ont jamais reconstitué les cadres sociaux des pays d'origine. Elle a aussi transformé les acteurs de la socialisation des individus, notamment les familles dont la structure oscille entre une forme néo traditionnelle (famille nucléaire mère au foyer et un grand nombre d'enfants) et un « nouveau modèle » où la femme travaille et avec un nombre d'enfants moindre.

Cette désarticulation des communautés d'origine a fait émerger un rapport individualisé aux « différences » en favorisant le questionnement des enquêtés sur la réception de l'héritage transmis par les parents, ce qui leur permet de tenter un certain nombre d'expérimentations dans la gestion des marqueurs d'altérité. Cela leur permet d'avoir une attitude de tri par rapport à l'héritage reçu des parents. Ainsi comme le remarque plusieurs enquêtés, par rapport à eux- mêmes, leurs pairs et leurs parents, « les traditions, c'est quand ça les arrange ». Ce phénomène est particulièrement flagrant dans les attitudes qu'adoptent les individus par rapport au religieux. Trois attitudes principales ont ainsi été identifiées :

les non musulmans, convertis à une autre religion ou estimant ne pas correspondre à une définition du musulman comprise comme étant celui qui prie,

les « confessants séculiers », plus proches des pratiques parentales et abordant l'islam de façon plus culturelle, voire en adoptant une définition morale

les « born again muslims », se construisant un islam littéraliste et normatif différent de celui des parents, et offrant plusieurs visages fréristes, tablighis ou salafs ».

Le processus d'individualisation des conceptions de soi apparaît également dans le fait que les chances d'ascension sociale de l'individu, liées en général à la plus ou moins grande réussite scolaire contribuent à forger les représentations de soi et du monde. Quatre attitudes ont été dégagées, le passage de l'une à l'autre ayant été constaté chez plusieurs individus :

- les « galériens », inquiets pour leur avenir, en difficulté scolaire et lisant leurs difficultés au crible d'une grille ethnique ou religieuse très essentialiste

- les « intégrationnistes », en meilleure réussite scolaire, soucieux de maintenir leurs « différences » à la seule sphère privée (familiale, amicale, à la maison) comme le réclame le discours républicain dominant

- les « critiques », en plus grande réussite scolaire que les « galériens » et questionnant non le système républicain mais plutôt sa mauvaise application, son « hypocrisie » face à l'instauration d'un « deux poids deux mesures »

- les « grimpeurs », souvent dans les grandes écoles, maintenant leurs « différences » dans la sphère privée mais n'hésitant pas à jouer avec elles pour surfer sur la vague de la « diversité », en proposant une définition plus liée à la "couleur" qu'à des normes culturelles et religieuses.

J'ai cherché à utilisé les catégories de cette dernière typologie dans l'ensemble du mémoire pour analyser leur rapport à l'ethnicité dans la sphère publique et privée

Mais alors en quoi la première hypothèse est-elle à moitié fausse ? En effet, cette individualisation dans le façonnement de l'ethnicité ainsi que son cantonnement à la sphère privée, essentiellement dans les loisirs, que décrit le chapitre III de la seconde partie pourrait laisser croire que tous nos enquêtés sont bien dans une ethnicité symbolique, les faisant être ethniques à leur guise par intermittence, lors de grands événements. Cependant la question du mariage montre que l'individu peut rencontrer de grandes difficultés à faire reconnaître ses choix à son entourage, des pressions fortes de la part de la famille voire du quartier subsistent dans ce domaine dont les enquêtés ont du mal à s'affranchir. Même si ces dernières années, le marché matrimonial a tendu à s'élargir, du village au pays puis à la région d'origine et enfin à l'appartenance musulmane, les familles, en particulier néo traditionnelles cherchent toujours à peser de façon plus ou moins forte et efficace sur les choix de leurs enfants, filles comme garçons, en transmettant de nombreux tabous conduisant à des formes d'autocensure de l'individu (« honte » de se marier à un « noir » liée au risque de perte de statut de la famille dans le quartier, peur de se marier à un Algérien, « barbare » ou à une Marocaine, « sorcière », nés ou non en France) ou intervenant parfois de façon plus directe. Briser l'ultime tabou du mariage avec un non musulman entraîne souvent des ruptures fortes avec la famille, mais les mariages entre musulmans d'origine différente ne vont pas toujours de soi. L'organisation de la fête de mariage incarne matériellement la sensibilité de cet enjeu de la perpétuation de la communauté. Ainsi malgré sa déstructuration toujours croissante, le groupe maintient des formes de contrôle notamment dans les familles néo-traditionnelles et dans les quartiers où vivent de nombreux compatriotes.

L'apparition d'un individu ethnique par intermittence, dégagé du poids social que fait peser sur lui le groupe pour qu'il exprime son ethnicité en se montrant « fidèle à ses origines » existe encore assez peu et est plutôt visible dans le nouveau modèle familial, notamment chez les « grimpeurs ». Etre un jeune Français d'origine marocaine n'est donc pas l'équivalent d'être un jeune Français bretonnant. Cependant, l'ethnicité symbolique devrait constituer le futur de l'immigration. Ainsi, aujourd'hui, l'ensemble des enquêtés se situent dans une posture d'entre-deux, entre l'ethnicité des parents et une autre, symbolique, par intermittence et sans coût social. Cette posture en plus de résulter des liens entre l'individu et son groupe d'appartenance découle également du regard stigmatisant de la société sur ces jeunes. Ce qui nous permet d'aborder la seconde hypothèse.

Qu'en est-il de la seconde hypothèse affirmant que la faiblesse de l'action collective à base ethnique ou religieuse serait liée au fait que les individus s'inscrivent dans une ethnicité plus affective qu'instrumentaliste? On aurait pu penser que face à l'importance des stigmatisations et des discriminations, se mettrait en place un vaste mouvement collectif mobilisant sur une base ethnique ou religieuse. Mais un tel mouvement n'existe pas en France. Si l'ethnicité est instrumentaliste, elle se situe davantage au niveau individuel, dans des logiques de cooptation qu'au niveau collectif, on la retrouve alors plutôt chez les grimpeurs. Aussi, l'enquête a confirmé la seconde hypothèse.

La seconde partie montre en effet que dans un contexte hostile à toute expression de particularisme, notamment ethnique et religieux, les individus ont préféré dans leur très grande majorité reléguer leurs différences dans la sphère privée, préférant apparaître selon leurs termes comme des citoyens « normaux », « pareils ». Les enquêtés, quels qu'ils soient rejettent ainsi l'injonction à l'intégration présent sur la scène publique : ils souhaitent apparaître comme semblables, l'intégration devant être l'effort de tous pour vivre ensemble, et pas uniquement le leur pour entrer dans la nation française. Ils reprennent par là les définitions plus sociologiques de l'intégration, proposées notamment par le HCI. Cette volonté d'apparaître comme semblables les conduit à se montrer extrêmement méfiants vis-à-vis de la discrimination positive, craignant qu'elle ne se retourne contre eux. Face à l'urgence, des mesures transitoires fondées sur des critères géographiques et sociaux peuvent à la limite être prises. Mais dans tous les cas, la « diversité » fait place à beaucoup de scepticisme, la notion d'« égalité des chances » étant préférée.

En conséquence, l'ascension sociale est conçue de façon individualiste, il s'agit non pas d'avoir des revendications collectives par rapport aux pouvoirs publics puisque « l'on n'attend rien du système » (K. James) mais de profiter des opportunités de formation données pour pouvoir prétendre à un meilleur emploi, ou en tout cas en trouver. Cet individualisme n'empêche pas d'agir autour de soi en aidant les « petits frères et soeurs. » L'engagement massif dans l'accompagnement scolaire révèle la profonde foi en l'école, même des « galériens ». En effet, malgré les inégalités vécues dans les parcours scolaires, l'école apparaît toujours comme l'instrument privilégié permettant la mobilité sociale et venant combler un déficit en capital économique et surtout social, valorisable en France, le réseau amical et professionnel des parents se composant essentiellement de compatriotes de même niveau social. Les enquêtés, quelles que soient leurs appartenances typologiques se caractérisent donc par une forte attitude de participation à la vie sociale. Leur citoyenneté s'exprime par le vote, par l'adhésion à des activités associatives, notamment de soutien scolaire 25 ( * ) , par la participation à des manifestations, par une éducation du quotidien dans le quartier pour aider les « petits frères ». Plus qu'une citoyenneté instrumentale faisant bénéficier de droits, les enquêtés quels qu'ils soient se revendiquent d'une citoyenneté de coeur, droits et devoirs, leur permettant d'être les égaux des autres citoyens. Cette quête de la normalité et de la similitude s'exprime dans l'attitude dubitative des enquêtés vis-à-vis des différents paradigmes de gestion des "différences" ethniques, culturelles et religieuses qui se sont succédées dans le temps : « l'intégration » à partir de la fin des années 1980, « la lutte contre les discriminations », la « discrimination positive » et la « diversité » à partir de la fin de années 1990.

Face à cette volonté d'apparaître politiquement comme « normale », l'offre pourtant variée d'entrepreneurs identitaires, religieux, post coloniaux, culturels ou liés à un phénotype a du mal à se construire une audience large, le religieux apparaissant d'ailleurs comme le plus efficace. Pourtant ces entrepreneurs identitaires se sont profondément renouvelés comme l'a montré l'ouvrage de Catherine de Wenden et de Rémi Leveau dans leur ouvrage «La Beurgeoisie, les trois âges de la vie associative issue de l'immigration » et de nombreux autres sont apparus comme les Indigènes de la république faisant émerger une grille d'analyse post coloniale ou le CRAN, conseil représentatif des associations noires de France

Cette frilosité du contexte politique face à toute constitution de groupe faisant référence à des critères ethniques ou religieux empêche en outre de nombreux entrepreneurs identitaires d'accéder à la scène politique et médiatique, étant étiquetés comme trop extrêmes et menaçants pour l'indivisibilité de la nation (art 1 de la constitution). D'autres groupes privilégient avec plus ou moins de succès le lobbying auprès des pouvoirs publics. Ceci fait que dans les deux cas, ces entrepreneurs ne sont pas toujours connus des enquêtés, à l'instar des indigènes de la république. Plusieurs quiproquos sont même nés, certains enquêtés pensaient que je leur parlais du film Indigène. De plus, ces entrepreneurs identitaires suscitent souvent chez les enquêtés de la méfiance notamment chez les "intégrationnistes", leur jugement se faisant souvent à partir de miettes d'informations glanées sur les grands médias (journal télévisé de TF1 et France 2). Le film « Indigènes » ou encore certaines chansons de rap ont été plus efficaces que les Indigènes de la République pour sensibiliser notre échantillon à l'histoire coloniale. On voit donc qu'il existe un décalage entre les discours publics et les discours et expériences privés des enquêtés, ce qui se lit dans leurs revendications, très larges et reprenant peu ou par hasard les grilles d'analyse proposée par les entrepreneurs identitaires. On voit donc que la faiblesse de l'emprise des entrepreneurs identitaires fait douter de la volonté des enquêtés à s'inscrire dans l'ethnicité instrumentaliste qu'ils proposent. Globalement, les enquêtés souhaitent la fin des discriminations, fin d'un deux poids deux mesures tant au niveau du religieux que des relations internationales, reconnaissance d'une histoire de l'immigration (les critiques et les galériens se faisant toutefois plus contestataires). Aussi, loin d'une citoyenneté différenciée revendiquée par des mouvements à référent ethniques ou religieux, les enquêtés insistent plutôt sur la nécessité de réaliser les promesses républicaines d'égalité et de liberté plutôt que de créer les contours d'un nouveau modèle politique. Se fondent-ils alors sur les expériences politiques de leurs aînés ?

Droit à la différence, à l'indifférence, ce débat a animé la scène publique depuis l'apparition des premiers Français issus des immigrations non européennes. Cependant ce débat malgré sa longévité peine à être repris par les jeunes Français issus de l'immigration d'aujourd'hui, qui pour la plupart, même pour ceux d'origine maghrébine méconnaissent son existence. Les années 1980 étant oubliées, sauf dans la figure du beur traître, les enquêtés, pour répondre à la question du droit à la différence ou à l'indifférence se positionnent davantage par rapport à d'autres paradigmes qui leur sont plus contemporains, comme celui de « l'intégration », de la « lutte contre les discriminations », de la « discrimination positive » et enfin de la « diversité ». Que disent-ils ? Ils affirment vouloir détenir le monopole sur leur définition sociale, refusant une assignation exogène à un groupe culturel et religieux, qui les particulariserait encore davantage dans une société française qui n'accepte pas ces dernières catégorisations. De plus, la stigmatisation que ces « différences » culturelles, religieuses et sociales provoque au sein de la société française, leur apparaît comme trop lourde à porter et injuste. Ils rejettent l'étiquette de « différents », questionnant la notion, notamment par le fait de refuser une essentialisation de l'identité française, transformant cette dernière en une identité chrétienne, « blanche ». Même lorsque ces catégorisations essentialistes les favorisent, ils les rejettent craignant d'y être emprisonnés et de devenir les nouveaux « juifs » d'Europe au cas où le vent tournerait comme en 1940. Plutôt que de contester le système républicain, ils préfèrent souligner sa mauvaise application, préférant partir au cas où aucune amélioration n'interviendrait. Ainsi dans la quasi totalité des cas, les enquêtés affirment ne pas se vouloir, dans la sphère publique, se différencier à partir de critères ethniques et religieux, (même si de temps en temps un lobby « diversité » est souhaité), l'ethnicité se concentre dans la sphère privée.

Plus que par rapport à ces discours des entrepreneurs identitaires, l'ethnicité se forge au quotidien de façon expérimentale dans des interactions avec le groupe, le reste de la société. Les enquêtés se particularisent tous par leur volonté de détenir le monopole de leur définition sociale, refusant une assignation exogène à un groupe culturel et religieux, qui les particulariserait encore davantage. Même lorsque ces catégorisations essentialistes pourraient les favoriser, ils les rejettent craignant d'en être emprisonnés. Plutôt que de contester le système républicain, ils préfèrent souligner sa mauvaise application, préférant partir au cas où aucune amélioration n'interviendrait. Aussi au plan politique, cette posture ne leur fait pas demander la mise en oeuvre d'une citoyenneté différenciée

Ainsi malgré l'importance des discriminations et des stigmatisations, l'absence de mouvement collectif à base ethnique ou religieuse résulte du caractère particulier de l'ethnicité des jeunes Français d'origine maghrébine, turque et africaine. Sa nature fondamentalement sentimentale et affective l'empêche de constituer un tel mouvement, condamné par le modèle politique français. Plus préoccupés par leur ascension sociale que par la nécessité de maintenir le groupe, ils adoptent pour la plupart des démarches individualistes, plus rarement collectives très locales (associations de quartier) pesant difficilement sur l'échiquier national. Se mobiliser comme Arabe et surtout comme musulman apparaît inutile, voire même risquant de compromettre les chances d'ascension sociale dans un contexte de méfiance très forte vis-à-vis de l'islam. Les enquêtés usent donc pour cela des moyens à disposition, comme l'École, conscients toutefois de leurs limites. La stigmatisation et les discriminations, au lieu de produire un mouvement collectif, produisent l'effet inverse, il s'agit autant que faire se peut de se cacher dans la masse des citoyens en affirmant être les mêmes, seuls ceux ayant plus de ressources comme les « grimpeurs » mettent en scène certaines de leurs « différences » (les moins dangereuses, sociales, ethniques, géographiques et non religieuses) mais à leurs risques et périls tant il faut être attentif à la succession des modes du prêt à penser des pouvoirs publics.


* 25 Cependant, les jeunes enquêtés sont plus consommateurs d'activités proposées par les associations ou bénévoles d'associations déjà constituées qu'ils n'en créent de nouvelles. Les difficultés à s'organiser en action collective sont très fortes pour une génération qui n'en a aucune expérience.

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