N° 317
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011
Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 février 2011 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation (1) sur les normes applicables aux collectivités territoriales ,
Par M. Claude BELOT,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de : M. Claude Belot, président ; MM. Dominique Braye, Philippe Dallier, Yves Krattinger, Hervé Maurey, Jacques Mézard, Jean-Claude Peyronnet, Bruno Sido, Jean-François Voguet, vice-présidents ; MM. François-Noël Buffet, Pierre-Yves Collombat, secrétaires ; M. Jean-Michel Baylet, Mme Marie-France Beaufils, MM. Claude Bérit-Débat, Pierre Bernard-Reymond, Mme Marie-Thérèse Bruguière, MM. Gérard Collomb, Jean-Patrick Courtois, Yves Daudigny, Yves Détraigne, Éric Doligé, Mme Jacqueline Gourault, MM. Charles Guené, Didier Guillaume, Pierre Hérisson, Edmond Hervé, Pierre Jarlier, Claude Jeannerot, Antoine Lefèvre, Roland du Luart, Jean-Jacques Mirassou, Rémy Pointereau, François Rebsamen, Bruno Retailleau, René Vestri, Mme Dominique Voynet.
INTRODUCTION
De la gestion de l'eau à la sécurité des bâtiments, des transports aux équipements sportifs, de la voirie à la restauration scolaire, la quasi-totalité des domaines d'intervention des collectivités territoriales sont aujourd'hui impactés par l'inflation normative.
Évalué à 400 000 par l'Association des maires de France, le nombre de normes techniques que les élus locaux sont censés faire appliquer (et donc connaître) a largement franchi le seuil de l'overdose : les prescripteurs ont dépassé la dose prescrite.
Le diagnostic, hélas, n'est pas nouveau. Dans son rapport public de 1991, le Conseil d'État dénonçait déjà la « surproduction normative » et ses conséquences en termes de sécurité juridique et de crédibilité du droit. Sa conclusion, « quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu'une oreille distraite » , résonnait comme un écho, deux siècles et demi après, à l'intemporelle formule de Montesquieu : « les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires » .
Malheureusement, il y a parfois loin des belles maximes, aussi sages soient-elles, à leur mise en pratique. Pour ne prendre qu'un seul exemple, celui du code général des collectivités territoriales (CGCT), ce sont respectivement 80 et 55 % de ses articles législatifs et règlementaires qui ont été modifiés en une dizaine d'années... sans parler des centaines de dispositions qui s'y sont ajoutées. Aujourd'hui « riche » de près de 3 500 pages, le CGCT est pourtant très loin de couvrir toutes les normes applicables aux collectivités territoriales.
Point n'est besoin de se perdre en conjectures sur les causes d'un tel gouffre entre le souhaitable, unanimement partagé, et le réel : si la condamnation des textes inutiles ne s'est pas traduite dans les faits, c'est d'abord parce que la notion même de leur utilité, et donc leur raison d'être, ont été perdues de vue.
La norme est un outil au service de l'action publique mais, dans une société qui croit en la responsabilité et au bon sens de ses décideurs, un outil subsidiaire : elle n'a aucune pertinence lorsque les différentes parties prenantes parviennent ensemble à atteindre, à la satisfaction de tous, l'intérêt public ; elle devient même nuisible lorsque, au mépris des réalités, elle fixe aveuglément des objectifs, sans doute nobles sur le papier, mais totalement inatteignables sur le terrain. Le culte de la norme n'est rien d'autre que la négation du bon sens.
Et pourtant, le pli -bien malheureux- a été pris. Pour chaque question, pour chaque risque, pour chaque doute, la réponse est la même : légiférer ou règlementer. L'obligation ou l'interdiction, selon les cas, surgit, tel un réflexe conditionné ; elle s'impose dans son uniformité, sa rigidité, ses coûts (et parfois son absurdité) au responsable local, où qu'il soit et quelles que soient les circonstances locales.
Elle s'impose... et se propage. Dans une société inquiète, voire angoissée, à la recherche du "zéro risque absolu", la norme a vite colonisé tous les secteurs de la sphère publique (et même, de plus en plus, de la sphère privée). Enfant chérie d'un principe de précaution entendu au sens le plus large, pour ne point dire aberrant, elle est énoncée « au cas où » : une commune veut-elle faire nettoyer un tag sur le quai d'une gare désaffectée, elle doit faire venir un agent de la SNCF au cas (par hypothèse impossible, mais sait-on jamais...) où passerait un train ; entreprend-elle la réparation d'un pont sur une rivière à sec, elle doit y installer une barque au cas (par hypothèse impossible..) où un employé tomberait à l'eau ; décide-t-elle d'aménager l'un de ses bâtiments en salle de cinéma, elle doit construire un ascenseur pour accéder à la salle de projection, au cas où, un jour, le projectionniste serait dans l'incapacité de prendre l'escalier...
Ces exemples, parmi tant d'autres, prêteraient sans doute à sourire si l'empilement normatif n'avait pas de conséquences plus lourdes que le ridicule de ses auteurs.
Parmi celles-ci figurent évidemment les coûts exorbitants qui en résultent pour les budgets locaux : à eux seuls, les 163 projets de normes de l'État qui ont donné lieu à une évaluation en 2009 représentaient plus de 580 millions d'euros (soit quasiment l'équivalent de ce qui correspond aujourd'hui à la dotation d'équipement des territoires ruraux) ; pour 2010, le coût des 176 projets évalués représentait 577 millions. En deux ans, le cap du milliard est donc largement dépassé, et ce pour une partie des normes de l'État qui est pourtant loin d'être le seul prescripteur. Ainsi, année après année, le coût de l'accumulation des normes atteint inévitablement, pour de plus en plus de collectivités, des montants astronomiques au regard de leur capacité financière.
Le prescripteur lui-même finit d'ailleurs parfois par devoir mettre la main à la poche lorsque sa logorrhée scripturale le place dans la situation ubuesque de devoir lancer un appel d'offres auprès des cabinets d'avocats pour l'aider à simplifier des règles qu'il a lui-même élaborées !
Mais les normes n'atteignent pas que le portefeuille du contribuable. Elles frappent aussi les organes vitaux de la démocratie : le droit, ravagé dans sa crédibilité et son autorité ; la sécurité juridique, victime directe d'une frénésie textuelle devenue chronique ; et, surtout, l'élu local, au pire infantilisé, au mieux fonctionnarisé : la norme décide pour lui ; il n'a plus qu'à faire ou à ne pas faire, selon ce qu'aura prescrit une autorité souvent éloignée des réalités du terrain. Engagé dans la vie publique pour servir ses concitoyens et l'intérêt général, il devient l'otage -d'aucuns diront l'esclave- d'une nouvelle forme de jacobinisme : le centralisme normatif, qui transforme l'élu en administrateur, substitue l'expertise technique à la légitimité des urnes et change la gestion par l'action en gestion par l'intendance.
Censée protéger le citoyen, répondre à une demande sociale, servir un intérêt public, autrement dit accompagner l'action de l'élu, la norme est peu à peu passée du statut d'instrument à celui d'entrave : elle n'aide plus le décideur, elle le bride ; elle n'accompagne plus l'action, elle la paralyse ; au final, elle ne sert plus la société, elle l'inhibe.
Il est donc grand temps d'en revenir à la raison d'être de la norme, de la recentrer sur les intérêts publics qu'elle seule peut garantir et de l'affranchir du diktat du conditionnel pour réapprendre à la conjuguer à l'indicatif.
Il ne s'agit pas de se faire le chantre d'une dérèglementation aveugle, mais de travailler à l'établissement d'un corpus juris adapté aux buts poursuivis, proportionné et, au final, efficace. L'objectif n'est pas de condamner la norme, au nom d'une « normophobie » qui serait tout aussi vide de sens que l'idolâtrie de la règle ; il est au contraire de la réhabiliter, car, on le sait bien, l'excès nourrit l'échec.
Ni totem, ni tabou, la norme doit tenir sa place dans notre société... mais rien que sa place.
Cet objectif fait depuis longtemps consensus. Près de deux décennies après le signal d'alarme tiré par le Conseil d'État, les plus hautes autorités ont enfin pris la question à bras le corps.
Le Parlement, tout d'abord, avec la création de la Commission consultative d'évaluation des normes (CCEN) qui, sous la présidence de notre ancien collègue Alain LAMBERT, effectue un travail unanimement reconnu d'examen des conséquences des projets de norme pour les collectivités territoriales ; le législateur s'est aussi lancé dans une entreprise ambitieuse de simplification du droit, à la suite notamment des travaux remarquables de M. Jean-Luc WARSMANN, Président de la commission des Lois de l'Assemblée nationale ; en 2010, le Premier ministre a nommé un commissaire chargé de la simplification du droit et décidé un moratoire partiel.
Ces initiatives, n'ont cependant pas suffi à desserrer l'étau normatif qui, aujourd'hui, étouffe les collectivités et leurs élus :
- un large pan de normes y échappe, telles que les mesures règlementaires d'application des lois ou directives communautaires (dont la charge pour les collectivités, évaluée à 191,11 millions d'euros en 2009, représente un tiers des coûts évalués en 2009) ou celles adoptées par les fédérations sportives ;
- elles ne portent -ce qui est déjà un effort louable- que sur la maîtrise des flux dont le nombre est sans commune mesure avec le stock de plusieurs centaines de milliers de normes auxquelles sont aujourd'hui confrontés les élus.
Fermement décidés à aller plus loin, le Président de la République et le Premier ministre ont souhaité pouvoir s'appuyer sur les avis des instances politiques représentant les collectivités territoriales.
Le chef du Gouvernement en a saisi les associations de chaque niveau : l'Association des Maires de France (AMF), l'Association des départements de France (ADF) et l'Association des Régions de France (ARF). Chacune a remis sa contribution dans le courant de l'automne.
Quant au Président de la République, c'est au Sénat et à ses membres qu'il s'est adressé : notre collègue Éric DOLIGÉ a ainsi été chargé d'une mission afin d'identifier les normes « qui doivent être prioritairement modifiées en raison de leur caractère inadapté et coûteux » et de « proposer des mesures de simplification, ambitieuses et concrètes, pour desserrer les contraintes et alléger les coûts excessifs qui pèsent parfois sur nos collectivités territoriales » .
Le présent rapport, lui aussi, s'inscrit dans le cadre d'une demande du chef de l'État qui a émis le voeu que l'assemblée représentant institutionnellement les collectivités territoriales apporte collectivement sa contribution à cette réflexion d'intérêt national. M. le Président Gérard LARCHER s'en est fait le relais en chargeant votre Délégation à la décentralisation d'émettre des propositions avant le 15 février 2011, sur la base notamment des contributions des cinq commissions permanentes les plus directement concernées par les normes imposées aux collectivités territoriales (commissions des Affaires sociales, de la Culture, de l'Économie, des Finances et des Lois).
Votre rapporteur s'est acquitté de sa mission dans le parfait respect de celle confiée à M. Éric DOLIGÉ, et en étroite coopération avec lui, via notamment la tenue d'auditions en commun. Il ne doute pas que les conclusions de votre Délégation seront complétées et enrichies par celles de notre excellent collègue, attendues pour le mois de mars.
I. DESSERRER L'ÉTAU NORMATIF : UN CASSE-TÊTE À MULTIPLES DIMENSIONS
Objectif unanimement partagé, l'allègement du fardeau normatif qui pèse sur les élus locaux ne se traduit guère dans le droit. Le fait est que de nombreux obstacles rendent l'exercice particulièrement complexe : l'atomisation du pouvoir prescriptif, l'extrême diversité des secteurs concernés et la nécessité de se livrer à une analyse quasiment norme par norme.
A. UNE MULTITUDE DE PRESCRIPTEURS
L'État, régulièrement pointé du doigt, n'est pas, loin de là, l'unique artisan du harcèlement textuel des élus. Le centralisme normatif peut ainsi être considéré comme le commun dénominateur de toutes les strates du pouvoir, législatif ou règlementaire, européen, national ou infra-étatique.
1. Les normes de l'État
L'État porte, indéniablement, une part de responsabilité. Celle-ci est d'ailleurs partagée entre le législateur et le pouvoir règlementaire.
a) Les lois
De l'urbanisme aux gens du voyage, en passant par l'encadrement des centres de loisir ou la protection juridique des majeurs, c'est par centaines que se comptent les dispositions législatives qui s'appliquent directement aux collectivités territoriales.
La loi impose en outre l'adoption de mesures d'application qui, elles aussi, se comptent par centaines et s'appliquent dans une large proportion aux collectivités. Selon les estimations de la direction générale des collectivités locales (DGCL), la loi du 13 juillet 2010 portant engagement pour l'environnement (dite « Grenelle II ») représenterait un « potentiel » de 173 décrets d'application !
b) Les normes édictées par le pouvoir règlementaire
Les montants précités, mis à la charge des collectivités territoriales en 2009 et 2010 (580 et 577 millions d'euros), résultent intégralement de normes provenant du pouvoir règlementaire.
Parmi elles, une place à part doit être faite à l'estimation des mesures de revalorisation du point d'indice de la fonction publique (qui ont représenté, pour les collectivités, des coûts de 330 millions et 177 millions d'euros en 2009 et 2010). Celles-ci présentent en effet une double spécificité : par leur objet, tout d'abord, puisque, sans être imposées juridiquement, elles répondent à une nécessité sociale évidente, que l'on ne saurait sérieusement reprocher à l'État de prendre en considération ; par leurs conséquences, ensuite, puisque, en tant qu'employeur, l'État doit directement assumer les coûts de ses décisions en la matière, ce qui constitue un évident facteur de responsabilisation.
Ainsi, hors revalorisation du point d'indice de la fonction publique, les normes de l'État ont, pour les collectivités territoriales, représenté en 2009 et 2010 :
- 191 et 360 millions d'euros pour les mesures d'application des lois et des textes communautaires. Ces coûts trouvent certes leur origine dans la loi ou le droit communautaire, mais le pouvoir exécutif y a sa part de responsabilité lorsqu'il adopte un règlement plus exigeant que le texte qu'il s'agit d'appliquer. Ainsi, un décret exigeant des portes d'une largeur de 90 cm (supposant une mise aux normes lorsqu'elles n'en font que 89) est plus contraignant qu'une loi qui requiert simplement que les locaux soit accessibles aux personnes à mobilité réduite ;
- 59 et 38 millions d'euros pour les règlements autonomes, édictés directement par le pouvoir exécutif sans qu'un texte législatif l'y oblige. On constate ainsi que, sur les deux années considérées, les règlements autonomes ont représenté près de 18 % des coûts générés par les normes de l'État, hors fonction publique (et ce, malgré le moratoire intervenu au milieu de l'année 2010 qui concerne précisément les règlements autonomes) : 97 millions sur 551.
L'État porte en outre la responsabilité de décisions prises par ses services déconcentrés (agences, académies...). Pour ne citer qu'un seul exemple, les taux d'encadrement des élèves exigés pour les heures de piscine ou pour les activités périscolaires donnent parfois lieu à des décisions s'affranchissant totalement des conséquences pratiques qui peuvent en résulter pour les collectivités, alors même que l'apport des modifications décidées au regard de la sécurité reste à démontrer ; notre collègue Marie-Hélène DES ESGAULX a ainsi porté à la connaissance de la commission des Finances la toute récente décision (en plein milieu d'année scolaire) d'un Inspecteur d'académie d'exclure désormais les intervenants bénévoles agréés du taux minimum
2. Les autres prescriptions applicables aux collectivités territoriales
Les normes autres que celles de l'État proviennent de décideurs multiples, d'ailleurs bien identifiés :
- les autorités communautaires, dont les décisions, on le sait, interviennent dans de nombreux domaines relevant des collectivités territoriales et qui représentent aujourd'hui l'essentiel du corpus juris au respect duquel elles sont astreintes ;
- les prescriptions édictées par des organismes de droit privé investis d'un pouvoir réglementaire, tels que les fédérations sportives ;
- les collectivités territoriales elles-mêmes, qui peuvent par exemple être tentées de subordonner leurs subventions au respect, par la collectivité potentiellement bénéficiaire, de telle ou telle exigence technique ;
- les normes correspondant à de « bonnes pratiques », à l'instar de celles de l'Association française de normalisation (AFNOR), qui sans être juridiquement contraignantes, s'imposent souvent en pratique aux collectivités.
Typologie des normes applicables aux collectivités territoriales En s'inspirant de la typologie présentée par M. Pierre RICHARD, Président de DEXIA, dans son rapport rédigé en 2006 sur « les enjeux de la maîtrise des dépenses publiques locales », les normes applicables aux collectivités territoriales peuvent être classées en trois catégories : - les règles prescrites par les pouvoirs publics, en particulier de l'État (lois ou règlements) ou des institutions communautaires ; - les normes techniques édictées par des titulaires de délégation, dont la règlementation des fédérations sportives constitue l'exemple type ; - les normes professionnelles, au sens de l'AFNOR, c'est-à-dire des éléments de référence approuvés par des instances de normalisation. D'une valeur théoriquement indicative, elles sont de fait souvent obligatoires : elles permettent de définir un « langage commun » entre les différents acteurs économiques et, dès lors, ne sauraient être ignorées par les collectivités territoriales qui doivent s'y référer dans le cadre de leurs marchés publics ; une partie conséquence de ces normes « facultatives », à l'instar de celles définies dans les domaines de la construction et de la sécurité, emportent une présomption de conformité des travaux et, si elles ne sont pas suivies, peuvent donc avoir de lourdes conséquences en cas de mise en cause de la responsabilité d'une collectivité devant le juge (exemples : normes relatives à la sécurité des ascenseurs, des aires de jeux ou des piscines). |
CONCLUSION
L'atomisation du pouvoir prescriptif complique forcément la recherche d'une régulation du flux de normes. Il semble en particulier difficile, voire illusoire, d'espérer une solution générique, applicable aussi bien aux lois qu'aux règlements des fédérations sportives, aux normes européennes, aux bonnes pratiques de l'AFNOR ou autres.
Cette atomisation complique aussi toute entreprise de simplification du fait de la nécessité de respecter la hiérarchie des normes : si des mesures contenues dans des règlements, a fortiori autonomes, peuvent assez aisément être modifiées ou abrogées, la tâche est plus complexe pour les dispositions législatives... sans parler des normes résultant du droit communautaire.