B. UN DÉBAT TROP SOUVENT MANICHÉEN

En octobre 2009, la Cour des comptes résumait le sentiment de bien des acteurs et observateurs de la décentralisation en écrivant : « Le but initial, certainement trop rationnel, de distribuer les compétences selon un schéma de constitution de blocs homogènes, nettement distincts pour chaque échelon territorial, évitant imbrication et concurrence, clair pour l'élu et le citoyen, n'a pas été atteint ».

De ce constat, largement partagé, sont nées deux analyses opposées :

- pour les uns, les faits sont là, impitoyables dans leur sévérité : la logique des blocs de compétences n'a pas fonctionné parce qu'elle ne pouvait pas fonctionner ;

- pour les autres, elle a été tuée dans l'oeuf par une clause générale devenue le trop fertile terreau de la jungle des interventions locales.

Deux condamnations pour (au pire) un seul coupable, « Le glaive et la balance » version droit des collectivités territoriales et, au final, des jugements probablement trop tranchés.

1. Le jugement tronqué sur l'échec de la logique des blocs de compétences
a) Une logique qui n'a pas été définie

La logique des blocs de compétences peut se traduire, on l'a vu, par diverses variantes qui, sur le terrain, ne produiront pas, c'est le moins que l'on puisse dire, les mêmes effets. Il est par exemple évident que, selon que l'on opte pour une spécialisation exclusive ou non exclusive des collectivités territoriales, une compétence sera exercée dans des conditions fondamentalement différentes.

Or, s'il s'est toujours prononcé clairement pour une répartition par blocs, le législateur n'a jamais officiellement choisi parmi les formes qu'elle pouvait prendre : compétences exclusives, non exclusives, partagées... Faute de choix clair, la logique des blocs ne pouvait avoir d'objectifs clairs et tout jugement porté sur elle ne peut qu'être, au mieux, réservé : « il n'y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va », écrivait Sénèque.

La réussite d'une politique s'apprécie à la lumière de ses objectifs ; pour conclure à l'échec de la logique des blocs, il aurait fallu lui en avoir assignés.

b) Une logique qui n'a pas été mise en oeuvre

Dans son rapport sur le projet de loi qui devait aboutir à la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, M. René GARREC dressait un constat largement partagé : « La logique initiale , fondée sur une répartition des compétences par blocs associée à l'absence de tutelle d'une collectivité sur l'autre, a été perdue de vue . A la clarification des compétences s'est substituée une autre logique, celle de la cogestion, avec pour conséquence la multiplication des partenariats. »

« La logique initiale a été perdue de vue », en effet... et peut-on condamner un dispositif qui n'a pas été appliqué ?

2. La clause générale : le coupable vite désigné de l'enchevêtrement des compétences
a) Une logique dont notre pays s'est parfaitement accommodé pendant plus d'un siècle

La clause générale de compétence est un concept qui fonde la répartition des compétences des collectivités territoriales depuis la fin du 19° siècle en France. Son affirmation a toujours accompagné la naissance de chaque niveau de collectivités territoriales : le département en 1871, la commune en 1884, la région en 1982.

b) Une logique aux effets souvent bénéfiques

Comme l'ont fort justement souligné nos collègues Jacqueline GOURAULT et Yves KRATTINGER dans leur rapport d'étape pour la mission temporaire sur l'organisation et l'évolution des collectivités territoriales, « Il n'existe pas de mesure officielle de la part des budgets locaux consacrée à l'exercice de la compétence générale par rapport aux compétences attribuées explicitement par la loi ».

Il n'en demeure pas moins que, toujours pour citer nos collègues, « cette compétence générale a été une source indéniable de responsabilisation des collectivités territoriales, qui a permis aux assemblées de répondre aux problèmes rencontrés dans la vie locale avec réactivité et esprit d'initiative ».

Du « socialisme municipal » au développement des réseaux d'infrastructures et de communication, les exemples ne manquent pas pour démontrer que la clause générale de compétence a servi de support à bien des interventions locales à l'utilité reconnue.

Pour autant, la clause générale ne permet ni tout, ni n'importe quoi : sa mise en oeuvre est encadrée.

c) Une mise en oeuvre encadrée

L'importance effective de la clause générale de compétence, indiscutable, doit cependant être relativisée, pour des raisons tant juridiques que pratiques.

Sur le plan juridique, rappelons, même si cela relève de l'évidence, que la compétence d'agir n'implique pas la liberté de faire . Les collectivités territoriales sont à cet égard soumises à une triple contrainte :

- elles doivent d'abord, comme chaque autorité administrative, exercer leurs compétences dans le respect de la légalité sous toutes ses dimensions : loi, droit communautaire, Constitution, règlements nationaux et, plus généralement, toute norme de valeur supérieure à celles qu'elles peuvent édicter dans l'exercice de leurs compétences ;

- leurs interventions sur la base de la clause générale de compétence sont soumises à l'existence d'un intérêt local . Cette notion d'« intérêt local » n'est pas extensible à l'infini. Indépendamment de cas extrêmes tels que le financement par un département de la restauration d'un village d'un autre département, ou la diffusion d'une brochure appelant à voter non au référendum sur le traité de Maastricht, le juge administratif a régulièrement été appelé à fixer des limites ;

- enfin, la clause générale de compétence n'habilite une collectivité territoriale à intervenir dans un domaine d'intérêt local que dans les matières qui ne relèvent pas des attributions exclusives d'autres personnes publiques , État compris. Par exemple, une commune ne peut réglementer le droit de vote des étrangers, matière qui relève du domaine de la loi.

Sur le plan pratique, l'exercice d'une compétence juridique dépend évidemment des moyens nécessaires à sa mise en oeuvre. Le voudraient-elles, les collectivités territoriales auraient bien du mal à intervenir en tout et sur tout, ne serait-ce que pour des raisons financières. Au demeurant, l'article L. 1111-4 du CGCT leur impose de financer « par priorité les projets relevant des domaines de compétences qui leur ont été dévolus par la loi (...) ». Cette exigence, combinée avec des crédits plus ou moins importants mais par essence plafonnés, transforme les compétences susceptibles d'être exercées au titre de la clause générale en compétences résiduelles : ne peuvent être décidées sur ce fondement que des interventions dont le financement reste possible une fois décomptés les crédits nécessaires à l'exercice des attributions conférées par la loi.

d) La clause générale de compétence n'est pas l'unique responsable de l'enchevêtrement des interventions locales

Il n'est pas contestable que la clause générale de compétence, en fournissant un fondement juridique aux interventions des différents niveaux de collectivités territoriales dans la plupart des domaines, s'est traduite, pour reprendre les termes de la Cour des comptes, par la « définition de politiques et par le déploiement de moyens concurrents et redondants sur un même territoire ».

Elle porte, à n'en pas douter, une part de responsabilité dans le maquis des interventions locales.

Mais que dire de l'enchevêtrement des financements ? Qu'il n'aurait jamais été possible sans la clause générale ? Sans doute -quoique des attributions par blocs non exclusives auraient probablement conduit au même résultat-...

Mais c'est oublier un peu vite que la responsabilité principale en incombe à l'attitude de l'État qui, comme le souligne la Cour des comptes, succombe un peu trop facilement à la tentation de rechercher des financements supplémentaires auprès des collectivités territoriales.

Que dire du développement des procédures contractuelles, encouragé par l'État et qui conduit à généraliser l'intervention de tous les niveaux de collectivités dans des secteurs de plus en plus nombreux, parfois même dans des champs de compétences pourtant attribués ?

Que dire de la faiblesse du contrôle de légalité qui, dans son application, ne permet pas de faire respecter une logique de blocs aux contours flous et que, en définitive, l'État lui-même ne trouve pas intérêt à faire respecter ?

Que dire, enfin et surtout, de l'enchevêtrement des compétences organisé par le législateur lui-même (par exemple, dans les domaines de l'action sociale ou de l'éducation nationale) ? La clause générale serait-elle également responsable de la volonté de légiférer à la hâte, en traitant dans un même cadre général des secteurs d'activité très différents, mettant en scène des acteurs aux préoccupations diverses ? A-t-elle un lien quelconque avec la succession de lois qui ont prévu et délibérément organisé l'imbrication des interventions de l'État et des collectivités pour partager un dispositif ou pour le copiloter ?

Que l'on ne se méprenne surtout pas sur les lignes qui précèdent : elles n'appellent pas, bien au contraire, à donner quitus à la clause générale de compétence. Elles visent uniquement à reformuler les termes d'un débat trop souvent simplifié et qui, de ce fait, n'a jamais pu être résolu de manière satisfaisante :

- d'une part, c'est indiscutablement sur la clause générale qu'a pris racine et que s'est développé le maquis des interventions locales aujourd'hui dénoncé. A ce titre, elle ne pouvait demeurer la caution d'une répartition des compétences qui aurait alors été condamnée à l'anarchie éternelle ;

- mais, d'autre part, la clause générale n'est pas l'unique responsable de la situation actuelle : son remplacement pur et simple par une logique des blocs, à la fois abrupte et mal définie, n'apporterait pas une distribution optimale des rôles de chaque collectivité territoriale. La suppression de la clause générale serait, en outre, bien difficile à mettre en pratique car elle suppose, ce que les faits démentent tous les jours, que l'on puisse cantonner les collectivités dans des compétences prédéfinies.

C'est l'un des grands mérites de la mission temporaire sur l'organisation et l'évolution des collectivités territoriales, conduite par le Président Claude BELOT et sous la plume des nos collègues Jacqueline GOURAULT et Yves KRATTINGER, d'avoir appréhendé la question de la répartition des compétences sans parti-pris ni manichéisme ; ses recommandations équilibrées, tendant à donner un nouveau souffle à la logique de la spécialisation des collectivités sans éradiquer une clause générale qui avait fait la démonstration de son utilité, doivent être la source d'inspiration privilégiée des mesures d'adaptation appelées à se greffer sur la récente réforme des collectivités territoriales.

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