CHAPITRE II : UN MANAGEMENT DE MOINS EN MOINS RESPECTUEUX DU TRAVAIL

RÉSUMÉ DU CHAPITRE

Une préférence généralisée pour la rentabilité financière à court terme conduirait de nombreuses entreprises à agir sur le levier de l'organisation du travail pour soutenir tant bien que mal une productivité plombée par un déficit cumulé de recherche et d'investissement.

Avec un niveau de qualification général sans progrès notable et un dialogue social toujours médiocre, les organisations à flux tendus s'approfondiraient au détriment des organisations « apprenantes ». Une proportion accrue de contrats courts, de droit (CDD, intérim) ou de fait (gestion « flexible » du CDI), participerait à la flexibilité nécessaire, la dualité du marché du travail s'en trouvant encore accrue.

Le reflux du chômage attendu se heurterait au socle de chômage structurel d'une population restée trop longtemps éloignée de l'emploi tandis que le régime d'assurance chômage serait fragilisé par la contrainte globale d'un désendettement public. Cette rigueur stériliserait les velléités d'acclimater une « flexisécurité » efficace mais onéreuse, notamment dans les domaines de la formation et du logement.

A cette insécurité persistante, se superposeraient les contraintes multipliées d'organisations toujours plus finement calibrées en effectifs, si bien que le déséquilibre actuel résultant, du point de vue des salariés, d'une évolution défavorable du compromis sécurité/autonomie, s'accentuerait. Il en résulterait un stress accru et une multiplication des troubles psycho-sociaux tandis qu'un nombre croissant de salariés, découragés par les conditions locales, quitteraient le territoire.

La concurrence internationale continuerait de s'accroître dans la plupart des secteurs avec la « montée en gamme » des pays émergents, tandis qu'aucune force de rappel ne s'exercerait réellement pour freiner la mobilité des capitaux.

Cette configuration consoliderait les conditions menant à une préférence généralisée pour la rentabilité financière à court terme dont l'exigence, dans les pays industrialisés, nécessiterait la réalisation continuelle de gains de productivité par tête allant au-delà des contributions du stock de capital productif et du strict progrès technique, lesquelles stagneraient notamment en raison 245 ( * ) :

- de l'absence de ressaut technologique majeur, faute d'avoir pu engager, dans un contexte de désendettement public et privé, les moyens d'une relance très énergique de la recherche et de l'innovation,

- d'un niveau d'investissement relativement faible, qu'expliqueraient des perspectives macro-économiques et financières où la contrainte de désendettement pèse durablement sur la demande,

- ainsi que des incidences sur l'investissement productif, entendu au sens large, de la priorité accordée à l'affichage de rentabilités financières élevées.

Dès lors, la réalisation des gains de productivités requis impliquerait, pour de nombreuses entreprises, d' agir sur le levier de l'organisation du travail , qui permet notamment d'optimiser le retour sur investissement dans les NTIC.

Avec un niveau de qualification général sans progrès notable et un dialogue social d'une qualité toujours médiocre, le recours à des organisations du travail à flux tendus - ou leur approfondissement - constituerait alors, en France, une alternative s'imposant à de nombreuses entreprises, au détriment de l'adoption d'« organisations apprenantes » qui, plus favorables au bien-être des salariés, nécessitent une forte qualification jointe à un véritable climat de confiance.

Dans ce contexte, il semblerait « logique » qu'afin de satisfaire à des besoins de flexibilité encore accrus, la part des contrats courts (CDD, intérim) dans l'emploi, après avoir connu un palier au cours des années 2000, reprenne au cours des prochaines décennies la trajectoire ascendante observée durant les années quatre-vingt-dix, sans que le « statut » du contrat à durée indéterminée ne soit par ailleurs remis en cause, excepté dans son degré d'application (de tels contrats seraient réservés à une portion de plus en plus étroite du salariat, hautement qualifiée ou confirmée ; en sens inverse, une gestion plus « flexible » du CDI pourrait se banaliser).

En effet, le CDI s'affirmerait en véritable « graal » des parcours professionnels, sur la préservation duquel continueraient à se crisper, non seulement les « insiders », mais aussi l'opinion et les syndicats, voyant dans toute perspective d'assouplissement le spectre d'une généralisation de la précarisation. Pour leur part, les entreprises y verraient un moyen d'attirer, en la fixant, la partie de la main d'oeuvre la plus productive.

La dualité du marché du travail s'en trouverait encore approfondie, de même que les difficultés des « outsiders » pour devenir « insiders » ainsi que, concernant ces derniers, la peur tétanisante d'un déclassement durable. Cet état d'esprit s'avèrerait peu favorable aux redéploiements d'effectifs requis par une adaptation continue de l'appareil de production conforme aux exigences concurrentielles, toujours accrues, de la mondialisation.

Le déséquilibre actuel résultant, du point de vue des salariés , d'une évolution défavorable du compromis sécurité/autonomie , ne se résorberait pas.

En raison des pertes de capital humain liées à la prégnance du chômage de longue durée et faute d'une formation professionnelle suffisamment orientée vers les « outsiders », le reflux du chômage attendu -plutôt en conséquence du départ à la retraite des nombreux effectifs issus du « baby boom » que du retour durable d'une croissance forte- ne s'effectuerait que très lentement, se heurtant au socle de chômage structurel d'une population restée trop longtemps éloignée de l'emploi et apparaissant comme insuffisamment productive même au regard des minimas salariaux, qui pourraient n'être pas préservés.

Dès lors, la sécurité matérielle des salariés ne s'améliorerait pas, avec une proportion de contrats courts qui tendrait plutôt à s'accroître et un régime d'assurance chômage dont la générosité pourrait même subir la contrainte globale du désendettement public, alors que les mobilités géographiques seraient toujours compliquées par de nombreuses tensions locales sur le coût du logement qu'un taux de fécondité longtemps élevé en France ne contribuerait pas, d'une façon générale, à atténuer.

En dépit des discours et des intentions, la « sécurité de l'employabilité » , c'est à dire la « flexisécurité », qui nécessite des moyens de formation importants et articulés de l'enfance à la retraite en anticipant et accompagnant toutes les transitions professionnelles, un engagement des entreprises dans la gestion des compétences ainsi que diverses politiques d'accompagnement matériel visant à faciliter, d'un point de vue financier et géographique, les changements d'emploi, peinerait à s'acclimater.

Soumis à de fortes contraintes budgétaires (voire politiques) et donnant à l'attractivité sa signification la plus pauvre de réduction des coûts de travail (et non celle d'une amélioration de la qualité de l'emploi), le pouvoir central ne prendrait pas les décisions énergiques - ou n'inciterait pas assez fortement entreprises, collectivités territoriales et partenaires sociaux à certains consensus - susceptibles de faire évoluer profondément la régulation en des domaines (formation, logement...) qui demeureraient ainsi opaques, complexes et marqués par la multiplicité d'acteurs insuffisamment coordonnés ou pilotés, ainsi que par certains manques de moyens. In fine , rien ne viendrait véritablement se substituer , du point de vue des salariés, aux pertes enregistrées en termes de « sécurité de l'emploi ».

Ce sentiment d'insécurité persistant, joint à la superposition des contraintes caractérisant des organisations du travail « au plus juste » , toujours plus nombreuses et plus finement calibrées en effectifs, engendrerait un stress accru et une multiplication des troubles psycho-sociaux , cela à la plupart des échelons de la production, la mise sous tension englobant les grandes entreprises, leurs filiales, fournisseurs et sous-traitants. Dans un climat persistant de défiance relative entre salariés et employeurs, les formules de télétravail, susceptibles d'aider à concilier des contraintes professionnelles multipliées avec celles de la vie privée, ne connaîtraient pas un développement optimal dans les champs professionnels qui s'y prêtent.

Marquée par une mobilisation insuffisante de la population en âge de travailler et un déséquilibre accru de ses comptes sociaux, la France ne parviendrait pas à sortir de l'ornière caractérisée par un déficit de production, d'innovation et de compétitivité , dans laquelle elle s'enfoncerait. On ne saurait alors exclure qu'à terme, un nombre croissant de salariés découragés par les conditions locales ne décident de quitter le territoire, les moins qualifiés rejoignant des zones de production moyennement intensives (Afrique du nord, Europe centrale) où de faibles rémunérations (dont le différentiel avec les rémunérations nationales irait cependant en diminuant) seraient compensées par un logement bon marché et complétées par des revenus de transfert, les plus qualifiés étant attirés par des zones de production à forte valeur ajoutée, caractérisées par de fortes dépenses publique et privée de recherche et d'innovation, ainsi que par des salaires élevés.


* 245 A quoi il faut ajouter les considérations relatives à la globalisation et à la contraction des structures industrielle d'un coté et à l'éparpillement des fournisseurs de l'autre.

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