3. Le problème au niveau macroéconomique
Schématiquement, le problème macroéconomique posé par la répartition est le suivant. Pour que la répartition du revenu soit cohérente avec un objectif d'équilibre économique et de croissance forte, il faut, d'une part, que la production crée sa propre demande et, d'autre part, que l'investissement soit suffisant pour élever le potentiel de croissance.
La condition que la production crée sa demande n'est pas nécessairement respectée dans un contexte où il est possible de thésauriser ou d'affecter ses revenus à consommer des biens étrangers ou à une épargne destinée au désendettement ou à l'achat d'actifs étrangers.
Or, il faut envisager que la concentration des salaires sur les plus hauts revenus et la déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salaires puissent favoriser ces fuites hors du circuit économique national.
Par ailleurs, le gonflement de l'épargne auquel aboutit un mode de répartition de la valeur ajoutée devenant de plus en plus inégalitaire peut entraîner une attrition de la consommation sans pour autant être suivie d'une utilisation de l'épargne correspondante pour investir dans l'économie dont cette épargne est issue.
La question de l'optimalité de la répartition du revenu est entièrement reposée dans un contexte de globalisation économique .
Certains pays peuvent faire le choix d'un modèle de croissance tirée par l'extérieur. Puisqu'ils comptent sur la demande étrangère, ils peuvent être indifférents aux ressorts de la demande domestique. Plus encore, ils peuvent estimer avoir intérêt à ce que ces ressorts soient les moins tendus qu'il se peut. Ils gagnent en compétitivité-prix à une décrue des coûts salariaux et ils comptent sur le fait que le prix à payer en termes de croissance économique de la faiblesse de la demande domestique peut être compensé par la dynamique d'une demande étrangère d'autant plus forte qu'ils escomptent des gains de parts de marché.
Il existe, avec l'Allemagne, au coeur de l'Europe, un pays qui a fait ce choix. La soutenabilité de ce modèle de croissance sans salaires internes dépend de la dynamique des demandes adressées à ce pays par ses partenaires. Mais, des déséquilibres commerciaux sont la résultante de cette stratégie. Sa pérennité dépend de la soutenabilité de ces déséquilibres mais aussi de l'hypothèse d'un maintien de l'écart de salaires entre l'Allemagne et le reste du monde (et, tout particulièrement, de ses partenaires européens).
Par ailleurs, la stratégie allemande occasionne un creusement nécessaire des inégalités internes. En effet, les salaires sont comprimés et le taux de profit augmente. L'Allemagne est le pays d'Europe où ces dernières années le partage de la valeur ajoutée s'est le plus déformé aux dépens des salaires. Dans un tel modèle, la question de l'utilisation des profits est décisive. On ne voit pas les raisons pour lesquelles ces profits pourraient s'investir localement dans le système productif. Il est sans doute plus rentable de les investir à l'étranger, à la source même de la croissance économique. Cependant, les mécanismes de marché et les inégalités qu'ils engendrent entre ménages peuvent aussi s'accompagner d'investissements locaux, mais dans des actifs patrimoniaux. Sauf si des surcapacités existent, il est alors à prévoir que des bulles d'actifs traditionnelles (sur l'immobilier, en particulier), surviennent tôt ou tard 233 ( * ) . L'Etat peut lui aussi tirer bénéfice de l'augmentation des profits à travers des recettes fiscales élevées. C'est une des raisons pour lesquelles, malgré des comportements de concurrence fiscale passant notamment par une baisse du taux d'imposition des sociétés, l'Allemagne a pu résorber son déficit public. Cette dernière performance financière permet à l'Allemagne de supporter de bas taux d'intérêt sur sa dette publique.
Une question ultime est cependant de savoir à quoi sert à un pays qui se désendette de disposer de bas taux d'intérêt et, au-delà, à quoi sert de disposer d'excédents budgétaires.
Une réponse vient : une telle stratégie n'est justifiable que par une volonté de constituer un patrimoine. Pour l'Etat allemand, cela peut aller dans le sens d'une sorte de fonds souverain. Cet objectif est d'ailleurs assez cohérent avec la perspective d'un vieillissement important du pays et d'une baisse drastique de sa croissance potentielle en lien avec le déclin de sa population.
Quoi qu'il en soit, le modèle allemand pose un problème majeur à ses partenaires, dont notre pays. Calquer la stratégie allemande, ce qui serait très préjudiciable à notre voisin d'outre-Rhin, reviendrait à accepter de renoncer à des perspectives justifiées de croissance interne, ce qui entraînerait une forte augmentation du chômage. Continuer à s'en démarquer serait sans doute favorable à l'Allemagne mais entraînerait des déséquilibres commerciaux et financiers intenables sauf à ce que les excédents de ce pays soient recyclés pour financer la croissance de ses partenaires.
Une chose est sûre : la stratégie conduite par notre premier partenaire commercial, du point de vue économique mais aussi pour tout ce qui concerne son propre pacte social, est, pour la France notamment, une variable tout à fait décisive pour le futur de son pacte social. La prolongation des tendances actuelles conduirait à des troubles sans précédents.
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En bref, le contexte de globalisation financière affaiblit considérablement la portée des approches traditionnelles du profit, dans le sens d'un renforcement de la position des détenteurs du capital , mieux à même de maximaliser son rendement.
En même temps, elle amplifie les problèmes d'équilibre économique en augmentant la probabilité d'occurrence de désajustements entre la valeur créée par un espace économique et la répartition de sa contrepartie dans cet espace .
A cet égard, on devrait mieux tenir compte de ce que le niveau élevé des rendements du capital dans les économies émergentes s'accompagnent d'un taux d'investissement également élevé qui ne paraît pas exclusif de la constitution d'actifs sur le reste du Monde.
A l'inverse, dans certains pays avancés, le rendement du capital ne semble pas s'accompagner d'une dynamique satisfaisante de l'investissement productif mais plutôt d'investissements directs à l'étranger dans le « meilleur » des cas ou, dans le pire, de bulles d'actifs .
* 233 Cela ne s'est pas encore vérifié en Allemagne. Mais l'absence de bulle immobilière y semble due à l'existence de surcapacités immobilières dont la persistance est à prévoir dans un pays démographiquement exsangue.