CHAPITRE III - LA GOUVERNANCE : UN DÉSÉQUILIBRE DES POUVOIRS
RÉSUMÉ DU CHAPITRE Il n'existe pas un modèle unique de pacte social dans l'entreprise, comme en témoigne l'évolution du concept d'entreprise au cours des deux derniers siècles et la persistance de multiples avatars de cette notion. On observe néanmoins quelques grandes tendances : - au cours du vingtième siècle, en conséquence de la nécessité d'accumuler du capital en vue de l'industrialisation, le pouvoir est passé progressivement de l'entrepreneur familial au manager technocrate, puis aux actionnaires et investisseurs financiers : il en a résulté une progressive dépersonnalisation des relations dans l'entreprise ; - la tertiarisation n'a pas freiné ce processus, au contraire : les salariés travaillent aujourd'hui en moyenne dans des entreprises plus grandes qu'il y a trente ans, mais au sein d'établissements plus petits ce qui accroît le sentiment de distance par rapport aux lieux de décision ; - l'émergence d'entreprises fonctionnant en réseaux (réticulation), sur fond d'externalisation à des fins productives, a aussi modifié les relations entre parties prenantes, les relations interentreprises devenant un facteur déterminant de réalisation du pacte social. La gouvernance des entreprises s'est-elle adaptée à ces évolutions ? - La participation des salariés à la gestion des entreprises s'est développée, en France, grâce à des mécanismes de représentation, d'information et de consultation, plutôt que par l'association aux instances décisionnelles. Parallèlement, le taux de syndicalisation est passé d'environ 30 % à environ 8 % des salariés depuis l'après-guerre. Or, alors que le thème de la réhabilitation de l'entreprise, comme lieu de poursuite de finalités partagées se développait, les excès du capitalisme financier ont au contraire mis l'accent sur les divergences d'intérêts des parties prenantes, divergences qui peinent à s'exprimer et à se résoudre de façon pragmatique, dans la négociation. - Les salariés ont en effet été « oubliés » de la gouvernance , au nom de l'efficacité économique. Tandis que la cogestion apparaît comme un « serpent de mer » du débat politique, la suprématie actionnariale s'est instaurée. Cette suprématie est pourtant contestée tant du point de vue de sa pertinence juridique que de celui de son efficacité économique. Dans ce contexte, les ouvertures réalisées en direction des salariés s'inscrivent davantage dans le sens d'une reconnaissance de la place de l'actionnariat salarié que dans celui d'une prise en compte des intérêts du facteur de production que constitue le travail. |
I. L'ENTREPRISE ET SES PARTIES PRENANTES : VARIATIONS THÉORIQUES ET HISTORIQUES
« Les spéculateurs peuvent être aussi inoffensifs que des bulles d'air dans un courant régulier d'entreprise. Mais la situation devient sérieuse lorsque l'entreprise n'est plus qu'une bulle d'air dans le tourbillon spéculatif. Lorsque dans un pays le développement du capital devient le sous-produit de l'activité d'un casino, il risque de s'accomplir dans des conditions défectueuses. »
J.M. Keynes, Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie
L'entreprise n'est pas un concept juridique précisément défini, mais plutôt une construction doctrinale en devenir . Comme la notion de pacte social, celle d'entreprise est à la croisée de plusieurs disciplines : les relations entre ces notions sont d'autant plus difficilement appréhendables que le contenu de chacun des concepts est susceptible d'interprétations diverses. S'il est admis qu'une forme de contrat social légitime la souveraineté de l'État et partant, l'ordre juridique étatique, ce schéma n'est pas directement transposable au monde de l'entreprise, qui ne fonctionne ni avec les mêmes objectifs ni selon les mêmes modalités que la société politique. Néanmoins, on peut supposer que le fonctionnement et l'organisation de chaque entreprise repose bien sur un « pacte social » dont l'équité et l'efficacité peuvent être discutées.
L'entreprise a connu de multiples avatars historiques , depuis l'abolition des corporations par la loi Le Chapelier en 1791, jusqu'à l'avènement de la grande multinationale cotée sur les marchés financiers. Ce concept désigne toujours aujourd'hui des réalités multiples : entreprise familiale ou financiarisée, locale ou mondiale, agricole, industrielle ou de services, sans que l'une des facettes de ces alternatives soit forcément exclusive des autres, ce qui complique l'analyse.
Avant d'envisager l'avenir de l'entreprise, et des entreprises, se pencher sur leur passé permet de mesurer le chemin parcouru depuis l'avènement concomitant de la démocratie et du capitalisme. Ce chemin peut être caractérisé de deux manières :
- d'une part, le concept d'entreprise a progressivement émergé comme lieu de définition d'un pacte social régulé par la puissance étatique ;
- d'autre part, l'évolution des entreprises réelles, en conséquence de mutations économiques structurelles, a modifié la relation des parties prenantes à l'entreprise .
A. UN CONCEPT ECONOMIQUE ET JURIDIQUE DE CONSTRUCTION RÉCENTE
Le concept d'entreprise, considéré comme ayant longtemps été un « point aveugle » de la théorie, ou encore une « boîte noire », « insaisissable et incontournable » 151 ( * ) , a pourtant progressivement émergé au vingtième siècle, tant dans les disciplines économiques que juridiques.
1. Entreprise et marché
Le concept d'entreprise fut tout d'abord ignoré de l'analyse économique néoclassique, dans laquelle les ressources sont allouées par le marché. Dans ce schéma, les entreprises, lieu de combinaison des facteurs de production, sont un élément transparent du système économique .
La première tentative d'identification de l'apport économique de l'entreprise est celle de l'économiste né au Royaume-Uni Ronald Coase 152 ( * ) . Coase conteste le présupposé d'un système économique coordonné par les prix, fonctionnant comme un « organisme » plutôt que comme une « organisation », ce qui ne correspond pas d'après lui au « monde réel ». Citant son collègue DH Robertson, il évoque l'existence d' « ilots de pouvoir conscient dans un océan de coopération inconsciente ». A l'extérieur de la firme, la production dépend des mouvements de prix, la coordination étant assurée par le marché. A l'intérieur de la firme en revanche, on trouve, en lieu et place de la structure de marché, une structure dans laquelle c'est l'entrepreneur qui coordonne l'activité, alloue les ressources et contrôle la production.
L'entrepreneur joue dans l'entreprise le rôle que les prix jouent sur les marchés, car ce rôle de coordination permet une réduction des coûts . La régulation par les prix engendre en effet de forts coûts de collecte d'information, que l'existence de l'entreprise permet de diminuer . Celle-ci réduit par ailleurs le nombre de contrats nécessaires pour combiner les différents facteurs de production, et permet d'inscrire l'activité de l'entreprise dans la durée . L'entrepreneur optimise ses coûts en arbitrant en permanence entre internalisation et externalisation des tâches, en sorte d'égaliser les coûts de ces deux types de fonctionnement, étant entendu que la fiscalité peut introduire des incitations supplémentaires en faveur de tel ou tel type d'organisation.
L'entreprise, selon cette analyse, est par conséquent le « système de relations qui apparaît lorsque l'allocation des ressources dépend de l'entrepreneur ».
Au sein de ce système de relations, le contrat de travail est un maillon essentiel. Ce contrat se distingue d'une relation de marché par l'existence du lien de subordination , qui est l'expression du pouvoir de direction de l'entrepreneur.
L'émergence du concept d'entreprise dans la théorie économique s'est accompagnée de constructions doctrinales visant à acclimater ce concept en droit.
* 151 « L'entreprise en droit », Jean-Philippe Robé, Droit et société 29-1995
* 152 The nature of the firm, Economica, New Series 1937, vol. 4, N° 16 p. 386-405.