e) Une prévention et une sanction encore insuffisantes des risques psychosociaux125 ( * ) encourus dans l'entreprise
(1) Un droit émergent
Le stress et le harcèlement ont récemment fait l'objet d'accords nationaux qui prennent acte, d'une certaine façon, de l'existence de risques associés aux nouvelles formes de management et d'organisation du travail. Mais ces accords, qui transposent des accords-cadre signés par les partenaires sociaux européens, demeurent largement « déclaratifs » et donc sans effets directs si employeurs et syndicats ne s'en saisissent pas.
• Stress au travail
L'accord cadre européen sur le stress au travail de 2004 a été transposé en France par l'accord national interprofessionnel du 2 juillet 2008 relatif au stress au travail.
L'ACCORD NATIONAL INTERPROFESSIONNEL DU 2 JUILLET 2008
« L'identification d'un problème de stress au travail doit passer par une analyse de facteurs tels que : - l'organisation et les processus de travail (aménagement du temps de travail, dépassement excessifs et systématiques d'horaires, degré d'autonomie, mauvaise adéquation du travail à la capacité ou aux moyens mis à disposition des travailleurs, charge de travail réelle manifestement excessive, des objectifs disproportionnés ou mal définis, une mise sous pression systématique qui ne doit pas constituer un mode de management, etc.) ; - les conditions et l'environnement de travail (exposition à un environnement agressif, à un comportement abusif, au bruit, à une promiscuité trop importante pouvant nuire à l'efficacité, à la chaleur, à des substances dangereuses, etc.) ; - la communication (incertitude quant à ce qui est attendu au travail, concernant les orientations et les objectifs de l'entreprise, une communication difficile entre les acteurs, etc.) ; - et les facteurs subjectifs (pressions émotionnelles et sociales, impression de ne pouvoir faire face à la situation, perception d'un manque de soutien, difficulté de conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle, etc.). L'existence des facteurs énumérés peut constituer des signes révélant un problème de stress au travail. Dès qu'un problème de stress au travail est identifié, une action doit être entreprise pour le prévenir, l'éliminer ou à défaut le réduire. La responsabilité de déterminer les mesures appropriées incombe à l'employeur. Les institutions représentatives du personnel, et à défaut les travailleurs, sont associées à la mise en oeuvre de ces mesures ». |
Etendu par un arrêté du 6 mai 2009 et donc applicable à l'ensemble des employeurs, mais sans force contraignante, l'accord relatif au stress au travail n'avait été que rarement décliné au niveau des branches et des entreprises lorsqu'en octobre 2009, le ministère du travail décida d'enjoindre 126 ( * ) les entreprises de plus de 1 000 salariés d'engager, avant février 2010, des négociations en vue d'aboutir à un accord ou à un plan d'action sur le stress au travail.
Il n'a pas été prévu davantage de sanction 127 ( * ) , mais une liste distinguant les entreprises étant parvenues à un accord, celles ayant engagé des négociations et celles n'ayant rien fait, a été publiées le 18 février 2010. Cette méthode anglo-saxonne du « name and shame » 128 ( * ) , introduisant un élément de « soft law » 129 ( * ) , a fait l'objet de quelques controverses, aussi bien quant à l'exactitude des listes qu'à la pertinence de la méthode, si bien que, seule, a été maintenue et actualisée la « liste verte » des entreprise ayant signé un accord.
Il est à noter qu'un accord d'entreprise sur le stress au travail a été signé à France Télécom en mai 2010. Insistant sur les facteurs de stress pouvant être liés à l'organisation du travail, aux méthodes de management, à l'environnement de travail, aux conditions de travail, au contenu du travail et à ses exigences, cet accord prévoit la création d'un Comité national de prévention du stress, où siègeront syndicats, direction et conseillers en prévention chargés de faire des propositions à la direction pour un « plan d'actions pluriannuel ».
• Harcèlement et violence au
travail
L'accord du 26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail, qui constitue la transposition de l'accord cadre européen sur le harcèlement et la violence au travail de 2007, vient compléter la démarche initiée par l'accord national interprofessionnel du 2 juillet 2008 sur le stress au travail. Ses dispositions abordent les aspects organisationnels, les conditions et l'environnement de travail.
L'ACCORD DU 26 MARS 2010 SUR LE HARCÈLEMENT ET LA VIOLENCE AU TRAVAIL Le document rappelle l'obligation de l'employeur de protéger les salariés contre le harcèlement. S'il ne reconnait pas de lien de causalité direct 130 ( * ) entre l'organisation du travail ou le mode de management et les situations de harcèlement et de violence , il admet que « l'environnement de travail peut avoir une influence sur l'exposition des personnes » à ces situations. En revanche, l'accord explique que les phénomènes de stress découlant « de facteurs tenant à l' organisation du travail , l'environnement de travail ou une mauvaise communication dans l'entreprise, peuvent conduire à des situations de harcèlement et de violence au travail plus difficiles à identifier ». Selon l'accord, « les mesures visant à améliorer l'organisation, les processus, les conditions et l'environnement de travail et à donner à tous les acteurs de l'entreprise des possibilités d'échanger à propos de leur travail participent à la prévention des situations de harcèlement et de violence au travail. En cas de réorganisation, restructuration ou changement de périmètre de l'entreprise, celle-ci veillera à penser, dans ce nouveau contexte, un environnement de travail équilibré ». Concrètement, « l'employeur, en concertation avec les salariés ou leurs représentants, procèdera à l'examen des situations de harcèlement et de violence au travail lorsque de telles situations sont constatées, y compris au regard de l'ensemble des éléments de l'environnement de travail : comportements individuels, modes de management, relations avec la clientèle, mode de fonctionnement de l'entreprise,... ». |
Bien que l'accord, signé à l'unanimité des syndicats, ait été étendu par un arrêté publié le 31 juillet 2010, son impact semble dépendre essentiellement de la bonne volonté des entreprises , auxquelles il offre un cadre d'analyse et l'amorce d'une méthode. En termes de potentiel d'amélioration des situations critique et surtout de responsabilité effective de l'employeur, l'avancée pourrait demeurer ténue.
Heureusement, depuis 1992, le harcèlement sexuel puis, depuis 2002, le harcèlement moral , sont directement prohibés par le code du travail 131 ( * ) . Les mesures individuelles (affectation, formation, sanction, licenciement...) trouvant leur origine dans un comportement de harcèlement moral sont annulables, la responsabilité, tant du salarié harceleur que de l'employeur 132 ( * ) , peut être engagée, et des sanctions pénales sont encourues.
La jurisprudence civile estime que le harcèlement peut être constitué en l'absence d'intention malveillante 133 ( * ) et que la proscription du harcèlement moral permet même de condamner une méthode managériale faisant peser un risque psychosocial sur un salarié 134 ( * ) : « peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en oeuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu'elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».
Sur la base de cette jurisprudence, le rapport de Mme Sylvie Catala, inspectrice du travail, sur France Telecom, constate que cette entreprise recourt à des « méthodes de gestion caractérisant le harcèlement moral » .
UN INSPECTEUR DU TRAVAIL RELÈVE QUE FRANCE
TELECOM PRATIQUE
Dans un rapport de plus de 80 pages transmis au procureur de la République le 4 février 2010, l'inspection du travail accuse la société de « méthodes de gestion caractérisant le harcèlement moral » . Rappelant les réorganisations intervenues depuis la privatisation de l'opérateur historique, l'inspectrice du travail Sylvie Catala s'attarde sur le plan ACT - le volet ressources humaines du plan NexT mis en oeuvre par le PDG Didier Lombard peu après son arrivée en 2005 - et ses 22.000 suppressions d'emploi. Elle observe que « lorsqu'une entreprise supprime 22.000 emplois et fait changer de métier 10.000 personnes, elle s'inscrit normalement dans le cadre réglementaire prévu à cet effet, à savoir la mise en oeuvre d'un plan de sauvegarde de l'emploi ou d'un accord de gestion prévisionnel des emplois et des compétences. Or ni l'un ni l'autre de ces dispositifs n'ont été mis en oeuvre » au sein de France Télécom. Caractère pathogène de la politique Elle note ensuite que « de 2006 à 2009, des événements se sont produits au sein des établissements de France Télécom répartis sur tout le territoire national, démontrant le caractère pathogène de la politique de réorganisation et de management mise en oeuvre par FT . » S'appuyant sur une citation du DRH Olivier Barberot lors d'une convention (« le déclic se fait sur un projet, sur l'envie d'une vie nouvelle, sur une frustration que l'on ressent chez France Télécom »), l'inspectrice conclut : « c'est donc sur le sentiment de frustration des travailleurs de FT que la direction compte s'appuyer pour qu'ils se réorientent dans le cadre des espaces de développement ou qu'ils quittent la société. » Au bord de la route « Soulignons que dès la phase de mise en route du plan ACT, la direction de France Télécom savait que certains salariés resteraient « au bord de la route » », écrit l'inspectrice entre guillemets, reprenant une déclaration de Louis-Pierre Wenes, l'ex-patron de la France. « La direction a été alertée à maintes reprises non seulement par les CSCHT, les médecins du travail de l'entreprise mais aussi dans certains cas par l'inspection du travail et les Centres régionaux d'Assurance maladie », déplore le rapport. Or les réponses apportées par le groupe à ces alertes, comme les cellules d'écoute, n'ont « pas permis une démarche de prévention » et les autres mesures pour l'essentiel n'ont « pas été déclinées dans les établissements . » Harcèlement moral Dans la rubrique « Qualification juridique » de son rapport, l'inspectrice relève que « les réorganisations, restructurations et les méthodes de management mises en oeuvre au sein de France Télécom sont de nature à provoquer des troubles de la santé mentale », ce qui constitue une infraction aux dispositions du code pénal, ajoutant que « dans les cas les plus graves, l'organisation du travail conduit au suicide ou y contribue ». Au regard du droit du travail, l'inspectrice met en cause l'entreprise pour harcèlement moral : « il ressort des différents cas étudiés et du rapport Technologia que l'employeur a mis en oeuvre des méthodes de gestion du personnel qui ont eu pour effet de fragiliser psychologiquement les salariés et de porter atteinte à leur santé physique et mentale ». (...) Source : La tribune du 10 avril 2010 |
Malgré ces avancées, la réflexion théorique sur la nature du travail et son organisation ne semble pas suffisamment aboutie pour parvenir à une qualification juridique stabilisée des diverses situations envisageables . Dès lors, il semble encore difficile de parvenir à un équilibre entre protection des salariés et sécurité juridique des employeurs, ces derniers devant garder la liberté fondamentale de faire évoluer leurs méthodes sans risquer de se voir condamnés de manière aléatoire sur la base de critères ambigus.
• Défaut de
sécurité
L'article L. 4121-1 du code du travail dispose que « L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs », ces mesures comprenant des actions de prévention, d'information et de formation, ainsi que « la mise en place d'une organisation et de moyens adaptés ».
Sur ce fondement de ce concept, qui semble fécond 135 ( * ) , la jurisprudence estime que l'employeur a une « obligation de sécurité de résultat » 136 ( * ) , dont le défaut peut résulter de l'organisation collective de l'entreprise 137 ( * ) . Le rapport précité de l'Inspection du travail relève, pour sa part, que les mesures pour protéger la santé mentale des travailleurs n'ont pas été prises et que « la prévention des risque d'atteinte à la santé (...) n'a pas été planifiée en prenant en compte l'organisation du travail ».
* 125 « Les risques psychosociaux sont souvent résumés par simplicité sous le terme de « stress », qui n'est en fait qu' une manifestation de ce risque en entreprise . Ils recouvrent en réalité des risques professionnels d'origine et de nature variées, qui mettent en jeu l'intégrité physique et la santé mentale des salariés et ont, par conséquent, un impact sur le bon fonctionnement des entreprises. On les appelle "psychosociaux" car ils sont à l'interface de l'individu ( le "psycho") et de sa situation de travail » (site du ministère du travail, de la solidarité et de la fonction publique).
* 126 Cette décision s'inscrit dans un « Plan d'urgence opur la prévention du stress au travail », présenté le 9 octobre 2009, organisant par ailleurs des réunion au niveau régional afin que les entreprises ayant de bonnes pratiques puissent les exposer aux partenaires sociaux, ainsi qu'une information des PME et TPE.
* 127 « La sanction, c'est la transparence », a déclaré, le 14 février 2010, Xavier Darcos, alors ministre du travail.
* 128 Nommer et faire honte.
* 129 Droit mou. La « soft law » se caractérise par l'absence de contrainte. Relativement fréquente en droit international, son caractère incitatif repose souvent sur la réputation.
* 130 Ce que souhaitaient en revanche les syndicats de salariés.
* 131 Par ses articles L. 1153-1 et 1152-1.
* 132 L'article L. 1152-4 du code du travail dispose que « l'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral ».
* 133 Cass. Soc., 10 novembre 2009, Moret contre société HSBC, n° 08-41.497. A noter qu'en toute hypothèse, un élément intentionnel demeure requis pour les sanctions pénales.
* 134 Cass. soc. 10 novembre 2009, Association Salon Vacances Loisirs contre Marquis,
n° 07-45.321.
* 135 Voir le rapport de la Mission d'information sur le mal-être au travail et de la commission des affaires sociales du Sénat, déposé le 7 juillet 2010.
* 136 Arrêts « amiante » de 2002.
* 137 Cass. soc., 5 mars 2008, société Snecma, n° 06-45.888.