b) La hantise du chômage dans un marché du travail dual, où les mobilités sont essentiellement subies

Comme le soutient Eric Maurin dans « La peur du déclassement » 111 ( * ) , le pacte social français peut être décrit en termes d'accès et de garantie en matière de statuts.

Le « statut », bien que perçu comme contraire à l'idéal républicain 112 ( * ) , jouit en France d'un prestige et d'une diffusion qui, de facto, excède largement le champ des professions règlementées. Depuis la second guerre mondiale jusqu'aux années 70, s'est déployée une société de salariés « à statut », plus ou moins protégés de l'« arbitraire » patronal. La montée en puissance du salaire minimum donne, selon l'auteur, une illustration de ce mouvement.

Paradoxalement, la crise de 1974 puis les « trous d'airs » de la croissance que nous avons connus depuis se sont souvent traduits par une nouvelle rigidification des statuts, que l'on songe, par exemple, à l'autorisation administrative de licenciement en 1974, ou à l'encadrement des contrats à durée déterminée (CDD) en 1982.

En 2009, comme dans les années quatre-vingt ou quatre-vingt-dix lorsqu'il s'est manifesté, le recul de l'emploi se traduit par les mêmes effets sur les mêmes catégories de personnes :

- les « insiders » 113 ( * ) , c'est- à dire les personnes travaillant en CDI et les fonctionnaires, sont globalement épargnés , tandis qu'ils défendent avec conviction un statut chèrement acquis contre toute velléité d'y atteindre ;

- les « outsiders » payent la crise au prix fort : les personnes en CDD sont les premières licenciées , les nouveaux venus sur le marché du travail, c'est dire les jeunes , sont relégués, tandis que les chômeurs voient leurs perspectives de retour à l'emploi s'éloigner encore.

Depuis la fin des années quatre-vingt dix, s'observe en Europe une segmentation accrue des marchés du travail entre « insiders et « outsiders » , avec des emplois précaires concentrés sur les jeunes et les femmes peu qualifiés, qui sont les moins armés dans la concurrence pour l'accès aux emplois stables et sur lesquels se concentrent les conséquences de la flexibilité.

En France, la part des contrats temporaires (contrats à durée déterminée, intérim, stages et contrats aidés, apprentissage) est passée de 9,6 % en 1990 à 15,3 % en 2007 , l'essentiel de la hausse ayant eu lieu au cours des années quatre-vingt-dix. Désormais, la « couche de flexibilité » 114 ( * ) composée des CDD et de l'intérim serait largement mobilisée pour s'ajuster aux cycles économiques : l'élasticité de la croissance du nombre de chômeurs aux variations du PIB a fortement augmenté, étant passée de -1,4 durant la période 1990-1993 à -7,5 actuellement 115 ( * ) . En termes de flux, la grande majorité des embauches s'effectue aujourd'hui sur la base de contrats courts : en 2007 , la part des CDI dans les embauches a pu être estimée par la DARES à 28 % 116 ( * ) .

Le Conseil d'orientation pour l'emploi 117 ( * ) observe que les contrats courts ne permettent pas toujours d'accéder facilement à un emploi stable : seuls trois salariés sur dix en CDD ou en intérim une année donnée accèdent à un CDI l'année suivante et si, toutes choses égales par ailleurs, les personnes en contrat court accèdent plus facilement à l'emploi stable que les chômeurs, on remarque, pour les débutants, que les contrats temporaires ont moins souvent débouché sur un CDI à la fin des années 1990 qu'au début des années 1980.

Il semble donc que certains salariés se trouvent durablement enfermés dans le chômage ou les emplois courts , même si ces derniers répondent aussi à d'autres objectifs que celui d'une flexibilité accrue 118 ( * ) , dont il semble, d'ailleurs, que la recherche puisse s'accommoder du recours à des CDI 119 ( * ) .

En définitive, les mobilités résultant du recours à des contrats temporaires , qui permettent de fluidifier le marché du travail, apparaissent comme en partie subies par des salariés qui, par ailleurs, se caractérisent par un plus faible accès à la formation 120 ( * ) , ce qui entraîne une déperdition de leur capital humain ( infra ).

Selon certaines approches, la France ferait figure d'exception pour ce qui est de l'intensité de la protection résultant du contrat de travail , avec un degré de protection de la « législation protectrice de l'emploi » (LPE), non seulement relativement élevé , mais encore en augmentation sur les dernières décennies (1985-2003) 121 ( * ) .

Or, la France serait un des pays où le sentiment d'insécurité de l'emploi est le plus marqué . Fabien Postel-Vinay et Anne Saint-Martin observent plus généralement que « (....) la protection de l'emploi, telle qu'elle est conçue dans les pays d'Europe (...), ne serait pas une bonne protection contre le sentiment d'insécurité de l'emploi, rôle protecteur que semblerait bien jouer, en revanche, l'assurance-chômage 122 ( * ) ».

Comment expliquer le paradoxe d'une LPE s'avérant, dans une certaine mesure, contre-productive ? D'après les mêmes auteurs, « Il est théoriquement et empiriquement bien établi qu'une LPE plus stricte tend à allonger la durée moyenne du chômage en même temps qu'à allonger la durée moyenne en emploi. Du point de vue des salariés et du risque de perte d'emploi auquel ils font face, c'est donc un instrument à double tranchant : d'un côté, la LPE « joue son rôle » en diminuant le risque individuel de perte d'emploi, mais de l'autre, elle augmente le coût lié à la perte d'un emploi en diminuant les chances de retour à l'emploi. Une interprétation possible des résultats (...) est que ce second effet domine le premier ».

Quoi qu'il en soit, c'est d'abord le niveau très élevé du chômage en France qui crée une peur de la précarisation, la LPE pouvant avoir, dans ce contexte de fond, un impact effectivement ambivalent.


* 111 Seuil, 2009.

* 112 En France, l'accès restreint à certaines professions, que manifeste l'existence d'un numerus clausus, est souvent perçu comme une survivance plus ou moins archaïque de l'Ancien Régime. Cela dit, il n'est pas indifférent de constater qu'en dépit des nombreuses tentatives de réforme ayant eu lieu à l'époque contemporaine, les professions réglementées présentent une remarquable stabilité.

* 113 Terme désignant les personnes bénéficiant des formes d'emplois les plus protégées, qui s'oppose à celui d'outsider, qui désigne les personnes connaissant les diverses formes d'emploi précaire et les chômeurs.

* 114 Expression ayant cours aux Pays-Bas.

* 115 Ces chiffres sont avancés dans le rapport intitulé « Les mobilités des salariés » de Mathilde Lemoine et Etienne Wasmer (Conseil d'analyse économique, La documentation Française, juin 2010), qui en précise ainsi la signification : « Au moment de la récession de 1993, une baisse d'un point de pourcentage de la croissance annuelle du PIB entraînait une augmentation de 1,4 point de pourcentage de la croissance annuelle du nombre de chômeurs après un trimestre. Pendant la récession actuelle, après un trimestre, une réduction d'un point de pourcentage de la croissance du PIB sur un an conduit à une hausse de 7,5 points de pourcentage de la croissance annuelle du nombre de chômeurs ».

* 116 « Forte augmentation des mouvements de main-d'oeuvre en 2007 », Premières informations n° 24.2 (juin 2009), DARES.

* 117 Dans son rapport sur les trajectoires et les mobilités professionnelles du 16 septembre 2009.

* 118 Matthieu Bunel (document de travail n° 82 du Centre d'étude de l'emploi intitulé « Analyser la relation entre CDD et CDI : emboîtement et durée des contrats » de mars 2007) note ainsi que les CDD « ne sont pas qu'un instrument, peu coûteux, d'adaptation aux variations de la conjoncture. Les entreprises utilisent les CDD simultanément comme mode de gestion interne et externe de la main-d'oeuvre. Ainsi, c'est la polyvalence de ce type de contrat qui intéresse les entreprises. Enfin, les CDD constituent une étape dans l'accès à un emploi stable. Ce résultat milite contre la mise à l'écart définitive du modèle de file d'attente. Dans ce processus de transition, il apparaît que la durée de la période pendant laquelle un salarié occupe un CDD affecte positivement la probabilité de s'insérer durablement sur le marché du travail lorsque celle-ci n'est pas interrompue par une période de chômage ou d'inactivité ».

* 119 Dans ce sens : « Le Contrat à Durée Indéterminée dans la tourmente de la firme flexible», par Alain Pichon, Revue des Sciences de Gestion, n°230 - spécial stratégie, mai 2008.

* 120 « Si la branche « travail temporaire » laisse les salariés cumuler l'ancienneté acquise au cours des contrats de mission effectués dans différentes entreprises pour le congé individuel de formation, le congé de bilan de compétences, la validation des acquis d'expérience ou le droit individuel à la formation, cela ne suffit pas à leur garantir le même accès à la formation que les autres salariés » (rapport précité en note).

* 121 OCDE, Rigueur de la LPE - séries temporelles (1985-2003).

* 122 « Comment les salariés perçoivent-ils la protection de l'emploi ? » par F. Postel-Vinay et A. Saint-Martin, Économie et statistique n° 372, 2004.

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