d) Une gestion managériale des nouvelles contraintes parfois peu prévenante
Les diverses formes d'inconfort ou de souffrance au travail sont loin de se retrouver à l'identique dans des organisations comparables. Il vient que, par delà l'accumulation objective des contraintes, la qualité du management peut être en cause.
Philippe Askenazy, dans l'ouvrage précité, souligne que « d'une entreprise à l'autre, d'un secteur à l'autre, d'un pays à l'autre, l'impact des pratiques innovantes sur le conditions de travail est positif ou bien négatif. On aboutit même à une forme de conclusion tautologique : la situation de salariés se détériore dans les entreprises où de bonnes conditions de travail ne sont pas un réel objectif, et elle s'améliore si l'employeur intègre ces conditions . En revanche, il est systématiquement démontré que la dégradation (ou l'amélioration) des conditions de travail est toujours un phénomène collectif de l'établissement ou de l'entreprise ».
Pour sa part, Pascal Ughetto affirme, au terme d'une enquête qualitative 100 ( * ) , qu'« il n'est plus possible de parler des conditions de travail en niant toute la prégnance du fait gestionnaire dans l'entreprise, de si grande importance pour apprécier les conditions de travail. Celui-ci est d'un effet considérable : « bien managé », le travail peut exiger beaucoup mais être source de plaisir ; « mal managé », il devient une épreuve... indépendamment des conditions de travail au sens le plus strict ».
En particulier, les explications données aux salariés pour chacune des nouvelles contraintes qui leur sont imposées et l' accompagnement proposé pour les aider à surmonter les difficultés qui en résultent, apparaissent fondamentales pour que les salariés trouvent ces contraintes « légitimes ».
Aux termes d'un « pacte social » post-tayloriste, fondé sur la pleine responsabilité de « collaborateurs » devant mobiliser le meilleur de leur intelligence et de leur créativité au service de projets communs, il est évidemment nécessaire d'expliquer parfaitement toute les contraintes qui s'imposent au salarié pour les rendre acceptables.
C'est une question d'équilibre : on ne peut à la fois traiter les salariés comme des adultes responsables pour la réalisation de leurs objectifs ou de leurs projets, et comme des incapables majeurs pour les conditions de cette réalisation .
e) L'impasse d'un certain « autisme managérial » en cas de recherche exagérée de rentabilité
Il arrive que, dans une gouvernance actionnariale conduite à son paroxysme, le management par objectif soit totalement préempté par des actionnaires dont l' appétence à court terme est telle que leurs exigences sont formulées sans attention raisonnable portée à l'impact sur la qualité des emplois des objectifs ainsi fixés .
La mondialisation de l'économie et la concurrence par les prix sont bien évidemment de nature à engendrer ou aggraver ce type de comportement actionnarial.
Dans ces occurrences, l'entreprise doit présenter une rentabilité maximale, quel qu'en soit le prix humain. Cette recherche d'un « ROE » (return on equity 101 ( * ) ) maximal constitue une démarche généralement orientée sur le court terme, parfois préjudiciable à la capacité de développement ultérieur de l'entreprise. Et ce qui est vrai des sacrifices qu'elle peut imposer à l'investissement le peut être aussi s'agissant du capital humain.
DU MANAGEMENT PAR OBJECTIF À L'« AUTISME MANAGÉRIAL » Une confiance excessive des dirigeants dans les systèmes de management par objectifs, combinée à une incompréhension - ou, pis, à un désintérêt -pour l'activité et les différents métiers de l'entreprise peuvent s'avérer dangereuses pour une organisation et ses membres. A l'extrême, les dirigeants peuvent en venir à considérer que l'organisation, ses métiers et ses individus sont totalement adaptables et redéployables. Dans une telle situation, l'entreprise perd son épaisseur stratégique. La direction n'est plus un organe où se négocient les objectifs de la firme , en articulant les demandes externes (des actionnaires, des clients) et ses ressources internes. Le rôle du top management se résume simplement à traduire et répercuter les objectifs des actionnaires sur les échelons inférieurs de l'organisation , sans s'interroger sur la capacité de l'organisation à atteindre, supporter, voire enrichir ces objectifs. A trop s'éloigner de l'activité, de ce que les individus sont capables de faire, le top management se désolidarise progressivement de l'entreprise. En réaction, les salariés s'interrogent et se demandent si les dirigeants jouent pour ou contre l'intérêt de l'entreprise , détruisant la confiance nécessaire à tout projet collectif. L'entreprise, entendue comme projet et potentiel collectif, est mise à mal. Mais les effets les plus néfastes sont à craindre lorsque se développe une forme d'« autisme managérial », où le top management fixe des objectifs présentés comme non négociables , et ne souhaite plus prêter d'attention aux difficultés vécues par les acteurs qui réalisent l'activité. Au-delà du stress et de la violence que ces mécanismes génèrent pour les individus , le top management peut rapidement se retrouver pris à son propre piège. En effet, à partir du moment où tout écart par rapport aux objectifs devient synonyme d'incompétence , plus aucune information sur les dysfonctionnements ne filtre jusqu'aux organes dirigeants. Les opérationnels - middle managers, techniciens, acteurs projets -- deviennent plus animés par la peur de la sanction et le culte de l'indicateur que par le travail bien fait. Ils doivent de plus en plus jongler et prendre des risques pour réaliser leurs objectifs tout en menant à bien leur activité. Dans de telles situations, la direction risque de perdre le contrôle de l'entreprise. C'est lorsqu'une crise grave éclate qu'elle prend conscience -trop tardivement - que les objectifs n'étaient pas tenables et que des dérives graves sont devenues routinières . De nombreuses crises industrielles récentes s'inscrivent dans un tel système, où l'usage inconsidéré du management par objectifs éloigne les dirigeants de l'activité, et rend invisibles des crises couvant depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, dans l'organisation. Le management par objectifs n'est pas, en soi, un mécanisme malsain. Mais ce n'est ni le seul, ni le meilleur levier de pilotage d'une organisation. Mobilisé de manière dogmatique, et combiné à une inattention pour l'activité et les opérationnels, il peut aboutir à une perte de contrôle sur l'entreprise qui peut avoir des répercussions catastrophiques sur la dynamique d'une organisation . Extrait d'un article d'Aurélien Acquier, Le Monde du 18 décembre 2009 |
La mise sous tension se communique alors vers les filiales et les sous-traitants ou, plus largement, les entreprises en contrat dans une quelconque situation de dépendance économique. Ce type de situation est parfois engendré par l'existence d'un monopsone (une entreprise acheteuse pour de nombreuses entreprises vendeuses) ou d'un oligopsone (quelques acheteurs pour un nombre important de fournisseurs). La pression exercée à la baisse, par les centrales d'achat des chaînes de grande distribution, sur les tarifs de leurs « petits » fournisseurs 102 ( * ) , dont le caractère excessif est souvent relevé, est topique de ces situations de concurrence imparfaite.
Quelles qu'en soient les modalités, ces « transferts » de pression à la réalisation de gains de productivité seraient d'autant plus fréquents qu'ils permettent - au moins dans un premier temps - de préserver la qualité de vie et le niveau de rémunération des salariés de l'entreprise donneuse d'ordre tout en parvenant à remplir ses objectifs de rentabilité.
Il est à noter que le risque de maximisation exagérée des objectifs augmente notablement dans le cadre d'opérations de LBO (leverage buyout) 103 ( * ) ou lorsque le capital d'une entreprise s'ouvre largement à des fonds spéculatifs ou à des fonds de pension.
Afin d'éviter l'écueil d'une intensification insupportable du travail, à laquelle une pure logique de gouvernance actionnariale peut conduire, il conviendrait (à la faveur - ou malgré ? - la crise actuelle) de modérer cette logique pour promouvoir le facteur social dans les déterminants stratégique de l'entreprise .
Auditionné par votre Délégation à la prospective, Francis Mer s'est déclaré « effaré par le cas de France Telecom, où les personnes se sont vues appliquer aveuglément certaines méthodes ». Selon lui , « le management doit être un état d'esprit positif, que porte volontiers le « manager de terrain », hélas trop souvent évincé au profit du « manager d'entreprise », en proie aux exigences de la financiarisation . Il convient aujourd'hui de créer un environnement pédagogique conduisant le « top management » à changer de paradigme ».
Lorsque les actionnaires seraient eux-mêmes convaincus de la pertinence financière à long terme d'une telle démarche, les modalités concrètes de la valorisation du facteur social interne à l'entreprise resteraient à inventer. L'introduction de mécanismes conduisant à indexer une partie de la rémunération variable de management supérieur non plus exclusivement sur des résultats financiers, mais aussi sur des indicateurs « sociaux », constituerait une piste 104 ( * ) particulièrement novatrice.
Naturellement, les auteurs du rapport réalisent pleinement, en matière de gouvernance d'entreprise, la « révolution copernicienne » que supposeraient de telles évolutions, sans mésestimer, en particulier, la difficulté à identifier et renseigner les indicateurs pertinents.
L' enjeu n'est pourtant rien moins que celui d'une certaine réconciliation entre les salariés et le management .
* 100 « Faire face aux exigences du travail contemporain », Editions du réseau Anact, mai 2007.
* 101 Rapport entre le résultat net et les capitaux propres investis par les actionnaires.
* 102 La situation tend à s'inverser vis-à-vis des multinationales détenant des marques à très forte notoriété, dont la grande distribution tendrait plutôt à subir, lors des négociations tarifaires, la situation de monopole.
* 103 Rachat d'une société en ayant massivement recours à l'endettement bancaire, avec la perspective d'une revente à terme générant fort effet de levier au regard de la faiblesse des capitaux propres initialement exposés.
* 104 Ainsi que le suggère M. Marcel Grignard, secrétaire général adjoint de la CFDT, auditionné le 6 mai 2010 dans le cadre du présent rapport.