II. UN INCONFORT AU TRAVAIL EN PARTIE CONTRE-PRODUCTIF
Il convient d'apporter des éléments d'explication au « malaise social » dans le monde du travail en France, reflet d'une somme de malaises et de stress individuels.
Le rapport estime que la promesse d'un travail de plus grande qualité, portée par la quasi-totalité des discours managériaux et justifiant une implication professionnelle accrue, n'est pas tenue, tandis qu'il procure une bien moindre sécurité que par le passé.
Cette configuration, qui engendre inconfort et stress chez les salariés, est néfaste pour la productivité. Bien entendu, la diversité des configurations rencontrées d'une entreprise à l'autre ne permet de formuler qu'un diagnostic général, susceptible de nuances et d'exceptions.
Quoi qu'il en soit, les explications d'un nouveau « mal-être », en cohérence avec l'évolution de l'organisation du travail et du management, ne manquent pas.
A. UNE PRÉCARISATION DIFFUSE DANS LE CADRE D'UN ÉQUILIBRE AUTONOMIE/SÉCURITÉ DÉGRADÉ
Si la progression d'un « mal-être » au travail n'est pas générale, et si la médiatisation actuelle de la souffrance au travail participe, comme toute médiatisation, d'un certain effet d'emballement, il serait cependant peu responsable de nier la réalité de ces phénomènes, étayés par un faisceau de statistiques diversifiées et pour lesquels les facteurs explicatifs abondent.
Les salariés ont vécu, ces quarante dernières années, une certaine « émancipation » reposant sur un discours managérial promouvant une responsabilisation croissante, avec une organisation beaucoup moins pyramidale et hiérarchique que par le passé, en phase avec la diffusion d'une culture de résultat à tous les échelons de l'entreprise et un relèvement général du niveau éducatif et des compétences .
En contrepartie, la pérennité de l'emploi occupé ne fait plus l'objet d'un « engagement moral » de l'entreprise - le paternalisme n'a plus cours et la main d'oeuvre est devenue souvent abondante -, la stabilité n'étant d'ailleurs plus considérée comme un avantage en termes d'employabilité, tandis que les rémunérations sont dorénavant ajustées à la productivité , plutôt qu'à l'ancienneté.
Le salarié doit , d'une façon générale assumer la « responsabilité » de sa carrière , au sein puis à l'extérieur de l'entreprise.
Les inconvénients de la responsabilisation des salariés excèdent-ils aujourd'hui ses avantages ? Plus précisément, de leur point de vue, les abandons en termes de sécurité valent-ils les gains (et lesquels ?) obtenus en matière de liberté ?
En premier lieu, se pose la question , centrale, de la liberté dans le travail , qui suppose, d'une part, qu'il puisse être effectué avec une autonomie suffisante et, d'autre part, que celui-ci mobilise et valorise le talent de celui qui l'effectue. C'est, selon une désignation usuelle en la matière, la qualité du travail qui est ici en cause. Est-elle aussi bien orientée que le laisserait supposer la théorie managériale ?
En second lieu, se pose la question des abandons en termes de sécurité . Ces derniers n'apparaissent-ils pas singulièrement excessifs, quand bien même les promesses en termes d'émancipation auraient été tenues ?
1. Une qualité du travail compromise par l'accumulation de contraintes objectives
Les nouvelle méthodes de production et de management peuvent poser problème au regard de la santé physique et psychologique des employés, parfois confrontés à un cumul de contraintes d'une ampleur inédite.
Dans l'attente d'un véritable suivi statistique des risques psychosociaux au travail en France 88 ( * ) , on citera l'enquête Sumer 89 ( * ) de 2003, qui concluait qu'entre 1994 et 2003, « l'exposition des salariés à la plupart des risques et pénibilités du travail a eu tendance à s'accroître . Cette tendance recouvre toutefois des évolutions divergentes, certaines expositions augmentant, d'autres diminuant parfois de manière sensible. Ainsi, les longues journées de travail sont devenues plus rares et le travail répétitif est moins répandu. Mais les contraintes organisationnelles se sont globalement accrues , les pénibilités physiques également ».
Du travail mythifié au travailleur mystifié, telle est peut être l'enchaînement désagréable auquel conduit le discours managérial dominant...
a) Une « charge mentale » parfois excessive, cause de stress
Les nouvelles méthodes de production engendrent souvent une « charge mentale » accrue, liée à la superposition des contraintes, qui favorise à son tour une plus forte propension au stress 90 ( * ) .
Aux exigences de productivité et de flexibilité , légitimées par la « dictature du consommateur » (et rendues, le cas échéant, plus directement sensibles par des éléments de rémunération variable), s'ajoute un faisceau de contraintes nouvelles.
Depuis la fin des années 90, la poursuite de la diffusion des NTIC et la mise en pratique de nouveaux concepts de management (ERP, certification, ...) entrainent une standardisation importante qui, d'une certaine façon, se trouve en rupture avec l'octroi -et l'exigence- d'autonomie croissante qui prévaut pour le personnel .
LES PROGICIELS DE GESTION INTÉGRÉE (PGI), OU ERP 91 ( * ) Pour gagner en efficacité à tous les niveaux de fonctionnement, les entreprises cherchent à intégrer les différentes fonctionnalités des logiciels qu'elles utilisent. Les progiciels de gestion intégrés (PGI) satisfont ces besoins. Ils organisent les échanges d'informations à travers une base de données partagée répondant à des codifications standardisées de l'information. À partir de celle-ci, il devient notamment possible d'automatiser des processus. Par exemple, l'informatisation des achats, selon ces normes, permet au service comptable de déclencher automatiquement un paiement ou encore une mise en production, de mettre à jour automatiquement le stock des matières premières, voire de passer une commande pour renouveler ce stock. Le caractère très structurant des PGI pour l'organisation et leur coût très élevé en font un outil adopté prioritairement par les grandes entreprises ou celles qui appartiennent à des groupes : 56 % des entreprises de plus de 250 salariés utilisent un PGI. Mais parmi ces dernières, beaucoup n'exploitent que partiellement ces progiciels. En effet, l'objectif d'intégration impliquerait de remplacer les autres logiciels spécialisés ; or une forte majorité des entreprises équipées d'un PGI (70 %) utilise parallèlement d'autres applications informatiques achetées sur le marché ou développées en interne. Les petites et moyennes entreprises (10 à 249 salariés) sont peu nombreuses à avoir adopté un PGI. En revanche, elles utilisent massivement des progiciels spécialisés ou des applications « maison » (8 sur 10), pouvant recouvrir des fonctionnalités extrêmement variées et répondre à leurs besoins spécifiques. Aujourd'hui, 93 % des entreprises ont mis en place au moins un type d'application informatique (PGI ou autre) ne serait-ce que dans un seul service. Les entreprises les moins équipées sont les petites structures des secteurs de l'hôtellerie ou de la restauration, du commerce de détail ou de la construction. Ces entreprises se contentent des logiciels bureautiques standards le plus souvent livrés avec les ordinateurs. Entre les entreprises, l' échanges de données informatisées (EDI) est une technique remplaçant les échanges de documents (commandes, factures, bons de livraison, etc.) et le paiement par des échanges entre ordinateurs, connectés par liaisons spécialisées ou un réseau (privatif) à valeur ajoutée (RVA). Les données sont structurées selon des normes techniques de référence (ex : Edifact, Etebac). Chaque document est ainsi acheminé d'un ordinateur émetteur vers un ordinateur récepteur qui interprète et intègre le document à son progiciel de gestion intégré , à la différence d'une réception par fax qui nécessiterait une nouvelle saisie par un opérateur. Source principale : INSEE (2006), site « logistique Conseil » |
Il est, ainsi, fréquent que les salariés connaissent un cumul de contraintes, concernant aussi bien la productivité, qu'imposées par des normes de qualité et diverses modalités de standardisation , chaque fonction ayant son propre type de standardisation.
A ces difficultés, peuvent s'ajouter celles engendrées par une organisation matricielle de la production, fréquente dans les grandes entreprises qui doivent adapter leur organisation hiérarchique à la conduite de projets successifs, et dont il peut découler pour les salariés des instructions difficilement conciliables.
L'ORGANISATION MATRICIELLE Le fonctionnement par projets nécessite la mise en place d'une organisation spécifique non permanente qui va se superposer à la structure de l'entreprise. L'organisation matricielle est une structure croisée : les directions métiers et le directeur de projet sont co-responsables de la performance du projet. Le directeur de projet désigne, planifie, organise, contrôle son équipe projet. Il a une autorité hiérarchique sur les intervenants du projet. Il peut ainsi donner des priorités dans la réalisation des différentes tâches. Il est responsable de l'utilisation des ressources sur son projet mais les intervenants dépendent hiérarchiquement de leurs directions métier. Ces intervenants consacrent une partie de leur temps de travail au projet et doivent également assumer une partie de leurs tâches quotidiennes. Ce type d'organisation est régulièrement mis en place dans les entreprises qui travaillent en parallèle sur plusieurs projets de même nature représentant un enjeu fondamental. Elle se rencontre, par exemple, dans les industries pharmaceutiques. Source : OlsenConseil, adresse : http://www.journalolsen.org/ . |
Outre la gestion difficile d'une situation de stress durable , le salarié peine à développer son professionnalisme dans un contexte de contraintes croissantes dont certaines peuvent, au surplus, s'avérer ainsi contradictoires.
Ici se trouve une cause avérée de souffrance au travail .
La charge mentale peut se trouver encore aggravée lorsque le mode de fonctionnement de l'entreprise requiert une mobilité et une disponibilité physique, notamment en cas d' horaires flexibles , peu compatibles avec les exigences de la vie privée, notamment familiale . Les contraintes et les inquiétudes relevant de l'organisation domestique sont alors renforcées, et peuvent venir s'ajouter aux précédentes.
Si le télétravail tend à isoler le salarié du collectif de travail ( infra ), son développement peut, dans une mesure assez significative, contribuer à pallier certains des inconvénients qui précèdent, mais il semble cantonné non seulement en termes d'activités (certains emplois de cadres et d'ingénieurs, fonctions administratives support...), mais encore, dans une certaine mesure, en termes d'organisation du travail, ses caractéristiques le prédisposant aux organisations apprenantes (le Centre d'analyse stratégique 92 ( * ) observe ainsi que « le télétravail est d'autant plus aisé à mettre en oeuvre que la structure de l'organisation est légère, peu hiérarchisée, réactive et que les processus internes font appel aux TIC »).
* 88 A la demande du ministre en charge du travail, un collège d'experts présidé par Michel Gollac a reçu pour mission, en septembre 2008, de formuler des propositions en vue d'un suivi statistique des risques psychosociaux au travail. Les conclusions définitives sont attendues pour le mois de décembre 2010.
* 89 Enquête surveillance médicale des risque. Copilotée par la Dares et la DGT, cette enquête décrit les contraintes organisationnelles et les expositions professionnelles de type physique, biologique et chimique auxquelles sont soumis les salariés. Une nouvelle enquête est en cours.
* 90 Un état de stress survient lorsqu'il y a un « déséquilibre entre la perception qu'une personne a des contraintes que lui impose son environnement et la perception qu'elle a de ses propres ressources pour y faire face » (définition de l'accord national interprofessionnel du 2 juillet 2008 sur le stress au travail).
* 91 Enterprise Ressources Planning.
* 92 Le développement du télétravail dans la société numérique de demain, novembre 2009.