B. UN TRAVAIL INTENSIFIÉ
De la mesure de la productivité du travail aux enquêtes auprès des salariés sur l'organisation de leur travail et ses conditions, les thermomètres disponibles indiquent une intensification du travail concomitante à la diffusion de nouvelles méthodes de production et de management .
1. L'ancrage du productivisme toyotiste
a) Du Japon à l'Europe en passant par les Etats-Unis : l'incubation du toyotisme
Dans les années quatre-vingt, l'implantation aux Etats-Unis d'usines Toyota appliquant l'ohnisme (voir encadré infra ) a constitué auprès des salariés américains concernés une acculturation 76 ( * ) dont la réussite à surpris de nombreux observateurs. En effet, les performances de ces usines étaient similaires à celles implantées au Japon, la qualité des produits obtenus s'avérant, en conséquence, sans commune mesure avec celle des grands constructeurs généralistes nationaux.
LA DIVISION DU TRAVAIL, D'ADAM SMITH AU TOYOTISME La division du travail , théorisée par Adam Smith en 1776 et illustrée par le célèbre exemple de la manufacture d'épingles, s'est généralisée avec la révolution industrielle. Adam Smith y voyait un moyen d'enrichissement, la production croissant si les ouvriers sont spécialisés dans une seule opération. Le taylorisme A la suite d'Adam Smith, Frederick Winslow Taylor énonça au début du 20 ème siècle les principes d'une organisation scientifique du travail (OST) destinée à améliorer la productivité . Cette organisation opère non seulement une séparation entre les différentes tâches d'exécution ( division horizontale du travail), qui aboutit au travail à la chaîne (travail posté), mais encore une séparation entre la conception et l'exécution de la production ( division verticale ). L'ouvrier devient alors plus productif. Une critique fondamentale du système réside dans le constat que le travail devient plus aliénant et déresponsabilisant . Or, si le taylorisme s'est depuis transformé, il a toujours cours, non seulement sur certaines chaînes de production, mais encore dans les services, que l'on songe, par exemple, aux « call centers » ou aux fast-food. Le fordisme Henri Ford, s'inspirant largement des travaux de Taylor, généralise dans ses usines le travail à la chaîne qui impose les cadences et repose sur une parcellisation des activités ; parallèlement, la standardisation est poussée à l'extrême (un modèle unique : la Ford T de couleur noire), permettant la production en grande série ; en contrepartie, les ouvriers reçoivent un salaire supérieur aux moyennes observées dans l'industrie à l'époque (le « five dollars a day »). Cette hausse des rémunérations engendre de nouveaux débouchés pour la production . Le fordisme correspondra ainsi à une période de capitalisme social et l'on parle volontiers de « compromis fordiste » , reposant sur un partage de la valeur ajoutée avantageux pour les salariés , jusqu'aux années soixante-dix. De fait, dès la fin des années soixante, les salaires ont progressé plus vite que la productivité , favorisant l'accélération de l'inflation. Or, dans le contexte d'une concurrence accrue, notamment sur le plan international, les salaires pèsent sur les coûts de production et la compétitivité sans garantir, pour autant, de débouchés pour les productions nationales. La nécessité de rétablir les marges s'est bientôt faite sentir dans les pays industrialisés les plus avancés, pesant davantage sur l'évolution de la rémunération du travail, au point de remettre en cause de compromis fordiste. Le toyotisme Le toyotisme constitue un prolongement du taylorisme. Il s'agit d'une OST inventée par l'ingénieur Ohno -on parle indifféremment de toyotisme ou d' ohnisme- mise en place par Toyota autour des années cinquante, proposant de garder les mêmes objectifs de productivité que le taylorisme avec un renversement de perspective, l'« aval » -c'est-à-dire la demande - ayant désormais, seul, vocation à enclencher le processus de production , en lieu et place de l'« amont ». En conséquence, aucune fabrication ne peut commencer tant que le client ne l'a pas demandée. Largement diffusé au cours des années quatre-vingt, ce modèle apparaît adapté à un contexte d'internationalisation des échanges où la compétitivité-prix devient cruciale . Le toyotisme permet de répondre à la demande avec une flexibilité maximale, en produisant « juste à temps » avec le moins de stocks possible grâce à un personnel beaucoup plus polyvalent . Il met alors un terme à une certaine dévalorisation du travail liée à la généralisation des procédés tayloristes, qui se traduisait par un turn-over et un absentéisme important, des conflits ou des malfaçons, augmentant in fine les coûts. Le toyotisme se caractérise par l'observation du « principe des cinq zéros » :
A ces principes, s'ajoute celui de l'« autonomation de la production » (contraction des termes « autonomie » et « automatisation ») qui réside dans la capacité d'une machine à s'arrêter dès qu'elle rencontre un problème. La tâche de surveillance des machines se réduit et les ouvriers peuvent donc travailler sur plusieurs d'entre elles, ce qui améliore la productivité. Les ouvriers sont amenés à travailler en groupes semi-autonomes , organisant eux-mêmes leur production. Seul un objectif quantitatif est fixé par la hiérarchie, ce qui revient à abandonner partiellement le principe de division verticale du travail. De cet ensemble, il résulte que l'organisation est tournée sur les besoins de plus en plus différenciés des consommateurs . L' ouvrier , polyvalent et responsabilisé en termes de qualité , est davantage impliqué . La promotion continue et certaines formes de participation aux bénéfices établissent, par ailleurs, un lien de filiation entre fordisme et toyotisme. Si l'on prétend parfois que l'exigence de qualifications, de polyvalence, de responsabilisation propres au toyotisme ont amélioré le sort des ouvriers dans l'industrie par rapport à l'organisation taylorienne, d'aucuns critiquent la « surcharge mentale » (voir infra ) susceptible d'en découler. |
Ce succès a entrainé une diffusion accélérée des méthodes toyotistes , si bien qu'au début des années quatre-vingt-dix , environ les deux tiers de l' industrie américaine avaient connu un processus de réorganisation s'apparentant au toyotisme.
Les principes du « juste à temps » et du travail en équipes autonomes se sont diffusés à tous les niveaux de l'entreprise, y compris au sein des entreprises du secteur tertiaire , aux Etats-Unis d'abord, puis, une décennie plus tard, en Europe , où la flexibilité du travail a apporté une contribution particulière à la diffusion du modèle, améliorant de façon substantielle le « juste à temps ».
Le potentiel de l'informatique pour les innovations organisationnelles a débouché sur une diffusion concomitante des TIC -créatrices d'un vaste marché- et de la « lean production » (mot à mot « production allégée », mais on parle généralement de « production au plus juste »), qui constitue un toyotisme « naturalisé » et approfondi aux Etats-Unis.
De fait, les TIC facilitent la diffusion de normes de production et de qualité dans la perspective d'une « qualité totale », ainsi que la certification de sous-traitants qui permet « de structurer la production et de réduire l'incertitude sur les fournisseurs jusqu'au consommateur final » 77 ( * ) .
Les TIC autorisent encore une forte réactivité face aux attentes du consommateur, suscitant un « sur-mesure de masse » (« mass-customisation ») ainsi qu'un renouvellement accéléré de l'offre (cf. l'exemple de la marque de vêtements Zara).
Enfin, il semble réciproquement que, sans réorganisation du travail « au plus juste », le recours aux TIC tende à peser sur la productivité, plutôt qu'à l'améliorer 78 ( * ) .
* 76 D'un certain point de vue, l'acculturation n'était pas si grande, si l'on rappelle que la direction par objectifs promue par Peter Drucker dans les années cinquante et sur laquelle repose en partie le toyotisme, est une invention américaine.
* 77 Philippe Askenazy, « Les désordres du travail » (Seuil, 2004).
* 78 Cf. travaux antérieurs de Philippe Askenazy et Christian Gianella.