M. Daniel Canepa, Préfet de la région Ile-de-France, Préfet de Paris, président de l'Association du corps préfectoral

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M. Bruno Retailleau, président. - Comme les élus, les préfets sont en première ligne lors des catastrophes naturelles. Tout le monde s'accorde à dire que la gestion de la tempête Xynthia de la part des services préfectoraux fut exemplaire, malgré quelques difficultés dans les rapports entre zones. Mais quand on aborda la question de la cartographie des zones à risques, les choses se gâtèrent. Les préfets ont reçu sans doute des instructions imprécises, et les mêmes hommes ont été ensuite chargés de venir en aide aux sinistrés, puis d'expliquer aux élus et à la population qu'il fallait revoir la cartographie.

Vous qui avez été secrétaire général du ministère de l'intérieur, vous avez sans doute un avis sur la question. L'Etat est prescripteur des plans de prévention des risques naturels (PPRN) et des plans de prévention des risques d'inondation (PPRI), mais ces derniers sont très peu nombreux, comme le rappelait récemment le Président de la République. Les élus supportent mal les injonctions de l'Etat, j'ai encore pu le constater hier en Gironde. Ils réclament plus de concertation, mais l'Etat s'inquiète de ne voir rien venir. Touchons-nous là une des faiblesses de notre système ?

M. Daniel Canepa, préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, président de l'association du corps préfectoral. - Chaque fois que j'ai eu à affronter une crise en tant que préfet, directeur de la sécurité civile ou secrétaire général du ministère de l'intérieur, par exemple les inondations de Vaison-la-Romaine de 1993, les règles d'urbanisme furent durcies afin de mieux protéger la population. Or les maires, qui sont les premiers responsables mais sont soumis aux pressions de leurs électeurs, rechignent à adopter la culture du risque. Le problème tient au fait que les règles d'urbanisme limitent le droit de propriété. Lors des concertations préalables à l'élaboration des PPRI, de fortes réticences s'expriment et conduisent parfois à la constitution d'associations. Par la suite, des contentieux surgissent. Sur ce sujet très technique, des batailles d'experts obscurcissent les débats. Nous ne profitons pas de la paix pour préparer la guerre !

M. Bruno Retailleau, président. - Vous avez raison. L'urbanisme relève des compétences des collectivités locales, mais l'Etat a son mot à dire : 80 % des demandes de permis de construire sont instruites par les préfectures, qui sont aussi chargées du contrôle de légalité - mais les déférés préfectoraux sont rares. Pensez-vous que cette double mission nuit à l'efficacité des services préfectoraux ?

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - Il existait naguère une confusion des genres lorsque les services de l'équipement instruisaient les demandes de permis de construire en même temps qu'ils exerçaient des missions d'ingénierie auprès des collectivités. Désormais l'ingénierie territoriale est concurrentielle. Je ne crois pas que la double tâche des préfectures pose problème.

En revanche la volonté politique fait défaut. Faire accepter les normes de sûreté nécessaires demande du temps, de la constance et une forte mobilisation du personnel. Il faut parfois se résoudre au conflit, y compris avec les élus. Toute la question est de savoir si l'Etat y voit une priorité.

M. Bruno Retailleau, président. - La RGPP a tendance à confier au niveau régional des compétences autrefois dévolues au niveau départemental, ainsi que le personnel compétent. Cela réjouit peut-être le préfet de région que vous êtes, mais cela désole le départementaliste que je suis. Pensez-vous que les préfets de département, chargés d'instruire les dossiers et de vérifier la légalité des constructions, se trouvent ainsi démunis ? Ou bien croyez-vous que l'ordre des priorités est mal établi ? Est-ce le préfet qui le fixe, ou reçoit-il des instructions du ministère ?

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - Le préfet dispose d'une large faculté d'appréciation, car les instructions et circulaires ministérielles sont si nombreuses que tout devient prioritaire. Pour ce qui est du contrôle de légalité, il ne reçoit que des instructions générales. Depuis quelque temps, on voit se dessiner une stratégie cohérente : elle consiste à abandonner le contrôle tatillon de naguère, qui fait grimper les statistiques mais ne sert guère l'intérêt général, et à se concentrer sur quelques domaines prioritaires, comme les délégations de service public ou certaines questions pointues d'urbanisme, en se donnant les moyens d'exercer un contrôle rigoureux.

Quant à la RGPP, elle peut avoir des effets très bénéfiques, à condition que la répartition des baisses d'effectifs entre les administrations centrales et territoriales soit équitable.

M. Bruno Retailleau , président. - L'administration territoriale paie-t-elle un plus lourd tribut ?

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - Cela ne fait aucun doute. La RGPP épargne l'administration centrale, pour des raisons à la fois politiques et techniques, ainsi que les régions, dont on veut faire un des principaux échelons d'élaboration des politiques publiques. Le niveau départemental, en revanche, est délaissé.

La réforme de l'administration territoriale de l'Etat a des vertus : je l'avais moi-même préconisée en 2003-2004, et j'ai contribué à lancer dans le Lot le projet Ose. Désormais, les objectifs assignés aux services départementaux correspondent mieux aux attentes des citoyens, les projets ont une dimension interministérielle, et l'unité de commandement entre les mains du préfet est assurée.

Mais il y a des effets pervers : les directions départementales interministérielles sont déconnectées des services centraux, puisqu'elles ne relèvent d'aucun ministère spécifique pour leurs crédits et leurs effectifs. En revanche, tous les ministères leur confient des missions : leurs tâches sont donc lourdes. Le problème risque de s'accentuer, étant donné les contraintes budgétaires.

En outre, les services préfectoraux pâtissent d'une concurrence nouvelle : il est à la mode de créer à tout propos des agences, dont les effectifs sont en partie prélevés sur ceux des services de l'Etat. En ne donnant pas aux services départementaux de l'Etat les moyens de remplir leurs missions, on prépare l'effacement des départements.

M. Bruno Retailleau, président. - C'est d'autant plus problématique que cet échelon territorial joue un rôle de proximité essentiel, comme on a pu le constater lors des marées noires ou lors de la tempête Xynthia, et que les préfets de départements sont les plus directement responsables.

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - Cette évolution pourrait être freinée si l'on appliquait quelques règles de bon sens. Dans les préfectures, on ne remplace même pas seulement un fonctionnaire sur deux parti à la retraite, on en est à moins d'un ! C'est une régression. Cela tient à ce que l'objectif d'un remplacement sur deux est fixé au niveau national, et que les administrations centrales sont privilégiées. Or il y a beaucoup plus de cadres A en administration centrale et plus de cadres C dans les administrations territoriales.

Certains responsables s'interrogent même sur l'avenir des directions départementales, placées sous l'autorité du préfet de département, qui est lui-même subordonné au préfet de région. L'interrogation porte sur la pérennité du niveau départemental et l'intérêt de leur métier. Nous assistons à une fuite des ingénieurs généraux, des ingénieurs de l'équipement et des eaux et des forêts vers les établissements publics, les agences ou encore le secteur privé. Si la crise ralentit ces départs, ceux-ci sont potentiellement importants. Bref, nous risquons d'être en difficulté pour les cadres C, le niveau de l'exécution, et pour les cadres A, le niveau de direction. Le tableau est noir.

M. Bruno Retailleau, président. - Constatez-vous un moindre appétit des élèves sortant de l'ENA pour la fonction préfectorale ?

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - Non, l'intérêt demeure pour ce métier riche. Les interrogations des élèves portent davantage sur les conditions de travail. En tant que président de l'association du corps préfectoral, je note que seuls les préfets de département ont de tels doutes. Je leur adresse le message qu'ils auront toujours du grain à moudre, que le niveau départemental est un échelon de proximité et de régulation indispensable à l'État, l'échelon avancé, qui paye éventuellement... Au reste, il faut veiller à conserver à cet échelon des moyens, un système opérationnel qui permette un appui immédiat de la région au département. La tempête Xynthia a d'ailleurs montré que l'absence de la région dans le dispositif de crise était source de défaillances. Nous avons cherché, moi le premier, à ce que la gestion directe de la crise soit confiée à la zone et au département, l'échelon de mutualisation, de projection de moyens...

M. Bruno Retailleau, président. - N'oublions pas les préfets maritimes.

Pensez-vous qu'il faille rajouter un échelon dans la chaîne de commandement ?

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - Non, ce serait une erreur. Pour moi, le commandement doit rester à l'échelon de proximité, c'est-à-dire au préfet de département qui doit avoir un droit de tirage sur le préfet de zone. Pour autant, il faut distinguer trois temps dans la crise. Tout d'abord, celui de la prévention, de la préparation avec la question de l'alerte, difficile et jamais réglée. Météo France n'a pas un type d'alerte adapté à ce type d'événement, m'ont dit tous mes collègues. Ensuite, vient le temps de la gestion de crise avec une unité de commandement et une bonne coordination entre le préfet et le maire. Enfin, le temps de l'après-crise où chacun reprend sa liberté. Par exemple, tel maire soutient aujourd'hui des avis différents de ceux du préfet avec lequel il avait parfaitement collaboré durant la crise. Durant cette période, il faudrait mobiliser l'ensemble des services chargés de l'exécution des politiques publiques, notamment la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement ou encore la direction de la cohésion sociale, et, surtout, le préfet de région avec un système analogue de droit de tirage.

M. Bruno Retailleau, président. - Pour la cartographie et les zones de solidarité, aurait-il été utile de recourir à l'échelon régional ?

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - Cela aurait évité le difficile face-à-face entre le préfet de département et les maires sur des sujets complexes tels que l'urbanisme.

M. Bruno Retailleau, président. - Le débat s'apaise, mais la douleur des sinistrés reste vive. Pensez-vous que les préfets ont été placés dans une situation délicate face aux populations du fait de la diversité des communications ministérielles ?

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - On oublie trop que la communication est un élément essentiel de la gestion de crise et qu'il ne faut pas qu'elle ajoute de la crise à la crise. Elle doit obéir à la même règle d'unité de commandement qui fait la force de la réponse française.

M. Bruno Retailleau, président. - Tout à fait, les Néerlandais ont dit nous l'envier...

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - ...de même que les Japonais, qui nous ont consultés après les attaques au sarin. Durant cette crise, la communication a été, si j'ose dire, plurielle. Nous avons assisté à une concurrence dans la communication. Et l'escalade est rarement bénéfique...

M. Bruno Retailleau, président. - Merci de votre franchise.

M. Bruno Retailleau, président. - Puisque les moyens de l'Etat régressent, il doit se donner des priorités. La sécurité publique est une de ses missions régaliennes. Ne faudrait-il pas instaurer un contrôle de légalité systématique dans les zones couvertes par un PPRN ou un PPRI? La méthode du sondage n'est pas satisfaisante.

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - J'y serais personnellement assez favorable. Mais on est allé trop loin dans l'application du principe de précaution, érigé au rang constitutionnel. Pour qu'un PPRI soit à la fois rigoureux et respecté, il faut qu'il couvre une zone où les risques sont évidents. Si le tracé est trop large, tout le monde veut en sortir et le contrôle de légalité ne peut être effectué dans des conditions satisfaisantes. En outre, afin de limiter le nombre de contentieux, je propose d'inverser la charge de la preuve : si le préfet a constaté qu'un projet est en contradiction avec le PPRI, cela doit suffire à annuler le permis de construire, et ce doit être au demandeur d'apporter la preuve du contraire.

M. Bruno Retailleau, président. - Le système actuel explique-t-il la rareté des déférés préfectoraux - 0,024 % des cas ?

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - Les préfets usent du contrôle de légalité comme on se sert de l'arme nucléaire : un moyen de dissuasion, que l'on rechigne à employer réellement. En revanche ils envoient aux élus des lettres d'observations, qui les conduisent généralement à modifier leurs délibérations. Chaque fois que je menace de déférer un cas, mes relations avec le maire de Paris se tendent, comprenne qui pourra...

M. Bruno Retailleau, président. - En matière d'urbanisme, la France dispose d'une réglementation foisonnante. Mais les textes relatifs au niveau d'alerte sont mal compris par les maires, et notre droit est morcelé entre le droit de l'urbanisme et le droit environnemental, entre les PPRN, les PPRI, les Programmes d'actions de prévention des inondations (PAPI), etc. D'ailleurs la culture du risque nous fait défaut. Pourquoi ?

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral. - Pour vous répondre sur un terrain philosophique plutôt que strictement administratif, je dirais que les individus ont trop tendance à croire que l'Etat finira toujours par intervenir, quoi qu'il arrive, et à ne pas tenir compte personnellement des risques. Il est vrai que l'Etat, étant ce qu'il est, ne peut demander aux gens d'assumer seuls les risques qu'ils prennent et il intervient à chaque fois. D'ailleurs, comme j'ai pu le constater dans le nord de la France entre 1993 et 2005, à chaque crise l'on crée une commission et l'on renforce les règles existantes, ce qui abaisse encore le niveau de vigilance.

M. Bruno Retailleau, président. - Tout se passe comme si le principe de précaution était un parapluie universel, qui réduit l'attention aux risques.

M. Daniel Canepa, président de l'association du corps préfectoral - C'est paradoxal, mais c'est vrai. Je n'ai jamais été un chaud partisan de l'inscription du principe de précaution dans la Constitution...

J'insisterai pour finir sur la nécessité de davantage de prudence dans la communication. Les déclarations discordantes récentes, tendant à réfuter l'idée que certaines zones à risque doivent être protégées, sont particulièrement néfastes et devraient être dénoncées.

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