2. Le mouvement de désinstitutionalisation de la psychiatrie et les limites de son organisation territoriale actuelle

a) Désinstitutionalisation et responsabilisation

Au cours du XX e siècle, la psychiatrie a connu une transformation sans précédent, souvent mentionnée parmi les causes vraisemblables de la présence d'un nombre accru de malades mentaux en prison.

Le XIX e siècle avait vu s'imposer les idées selon lesquelles les aliénés devaient être soignés dans des lieux les isolant du reste de la société. Pour Jean-Etienne Esquirol, à l'origine de la création des asiles, « une maison d'aliénés est un instrument de guérison ; entre les mains d'un médecin habile, c'est l'agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales ».

Sur le fondement de ces thèses, la loi du 30 juin 1838, première à reconnaître aux aliénés un droit à une assistance spécialisée et à des soins, a notamment défini les modalités d'internement des malades mentaux et prévu des dispositions de protection des biens. De manière très significative, son article premier prévoyait que « chaque département est tenu d'avoir un établissement public spécialement destiné à recevoir et à soigner les aliénés ». Les décennies suivantes ont donc vu la construction de nombreux asiles, qui n'ont cependant pas tardé à faire l'objet de multiples critiques portant sur le traitement réservé aux malades.

En 1939, alors que dix-huit départements étaient encore dépourvus de tout équipement, on recensait cent établissements psychiatriques accueillant 115 000 malades environ. Près de 40 000 d'entre eux seraient morts avant la fin de la guerre, du fait de la malnutrition.

A la fin de la guerre, dans le contexte de prise de conscience de l'horreur concentrationnaire, de plus en plus de psychiatres remettent en cause l'idée selon laquelle l'internement du malade mental est le seul instrument thérapeutique pertinent. Certains d'entre eux mettent sur pied des centres de traitement et de réadaptation sociale alliant les nouvelles méthodes biologiques aux méthodes de rééducation pour la réadaptation sociale des internés.

Comme l'écrivent les auteurs d'un ouvrage sur le secteur psychiatrique, « il se passe alors une conjoncture historique inouïe : des moyens plus importants attribués à ces services, une pensée nettement plus libérale chez les psychiatres, ce qui compte tout autant que les neuroleptiques qui inaugurent l'ère psychopharmacologique » 45 ( * ) . Cette triple conjonction provoque une augmentation du nombre des sorties des malades hospitalisés, puis des entrées, à cause des rechutes. Il s'ensuit un mouvement des malades n'existant pas jusqu'alors.

Ce mouvement « désaliéniste », marqué par le développement de l'hospitalisation libre et de la délivrance des soins en ambulatoire, est à l'origine de la création du « secteur », intervenue en 1960. La mise en place de cette unité territoriale et la nouvelle organisation de la prise en charge de la maladie mentale ne s'est pas traduite en France par un rejet de l'hospitalisation, mais celle-ci est devenue une modalité de soins parmi d'autres. Dans un contexte de diminution du nombre d'hospitalisations et de difficultés budgétaires, le nombre de lits et places a progressivement diminué, particulièrement au cours des vingt-cinq dernières années. Dans la période 1985-2005, concomitante à la révision du code pénal qui a donné lieu à la création de l'article 122-1 et à la consécration législative de la distinction entre abolition et altération du discernement, la capacité d'hospitalisation en psychiatrie générale est passée de 129 500 lits et places à 89 800 lits et places.

Dans un avis rendu en 2008 sur la maladie mentale et les droits de l'homme, la commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) a mis en évidence la manière dont l'humanisation de la psychiatrie s'est accompagnée d'une réduction de certaines capacités de prise en charge :

« Aujourd'hui, en effet, l'alternative n'est plus, pour un individu souffrant d'une pathologie mentale, d'être enfermé ou de ne pas l'être. Les soins sont très divers, le plus souvent dispensés en ambulatoire : centre médico-psychologique, cabinet libéral, hôpital de jour, centre d'accueil à temps partiel, appartement thérapeutique, atelier thérapeutique, etc. (...) Il va sans dire que ces modalités de soins supposent d'importants moyens, en personnel infirmier notamment, qui se sont pourtant érodés ces dernières années, mettant en péril le principe sur lequel elles étaient fondées : elles sont en effet directement liées à la politique dite « de secteur », mise en place en France dans les années 1970 dans le prolongement du mouvement de désinstitutionalisation de la psychiatrie ; ce modèle cherchait à sortir les malades des hôpitaux, à les réinsérer dans la cité ; il est aujourd'hui manifestement en crise. Le secteur psychiatrique a en effet connu un mouvement d'« humanisation », d'ouverture, qui s'est traduit par une réduction des moyens, notamment du nombre de lits, la prise en charge des malades les plus difficiles s'en trouvant affectée ».

Cette désinstitutionalisation suivie d'une diminution forte du nombre de lits en psychiatrie est, pour de nombreux experts entendus par le groupe de travail, l'une des raisons de la présence accrue de malades mentaux en prison, même si aucun élément statistique ne permet de l'affirmer avec certitude.

Certains psychiatres assument pleinement le fait que la « désaliénation » du malade emporte pour les experts des conséquences sur leur attitude au regard de la responsabilité des auteurs d'infractions, comme le montre l'exemple suivant.


Désinstitutionalisation et responsabilité pénale

« J'illustrerai cette évolution profonde de la jurisprudence expertale par un cas qui me semble absolument archétypique : c'est celui d'un homme qui a mis le feu dans l'hôtel où il vit. Il est représentatif du mouvement de la psychiatrie française vers la désinstitutionalisation. Voilà un homme qui a passé de longues années à l'hôpital psychiatrique et qui vit désormais à l'hôtel, bénéficiant d'une allocation adulte handicapé, d'un traitement neuroleptique retard, d'une mesure de protection des biens, d'un suivi régulier par l'équipe de secteur. Quand il a un coup de cafard, il boit. Il s'est disputé avec un autre client de l'hôtel et, dans un mouvement de colère, il a mis le feu. A tort ou à raison, j'ai estimé que son cas ne justifiait pas de conclure à l'abolition du discernement et j'ai retenu l'altération du discernement. Son acte n'était pas en rapport direct avec une activité délirante mais avec l'expression d'un trouble du caractère. Pourtant le diagnostic de psychose chronique est absolument indiscutable, conforté par son dossier psychiatrique. Un psychiatre des années soixante aurait certainement conclu sans hésitation à l'état de démence : cet homme serait resté dans un service hospitalier. A l'inverse, mon attitude me semble parfaitement logique, dans le mouvement de tout le travail fait dans le sens de la désaliénation, par trois générations de psychiatres depuis la guerre. Nous n'avons pas à rougir de cette évolution, comme le rapportait en termes forts et justes, notre collègue Denis Leguay : « Oui, nous avons évolué. Nous ne sommes peut-être plus prêts à accorder, sans plus de raison, le bénéfice d'un déterminisme psychologique à des personnes qu'hier, une histoire lourde, quelques symptômes, une structure « psychopathologique » nous auraient fait ranger dans la catégorie des irresponsables. Nous partageons d'ailleurs cette évolution avec les juges et les jurys populaires. Et d'ailleurs, n'est-ce pas aussi la conséquence des leçons de l'histoire (Hitler aussi a eu une enfance malheureuse !) et de la reconnaissance de la violence pour ce qu'elle est : un mal qui se combat et qui ne s'excuse que lorsque réellement des phénomènes absolument impérieux, intérieurs au sujet, se sont imposés à lui » ».

Daniel Zagury, « Irresponsabilité pénale du malade mental : le rôle de l'expert », Dalloz, Actualité juridique Pénal 2004

De manière beaucoup plus prosaïque et contestable, il semble également que certains experts renoncent à conclure à l'irresponsabilité de certains auteurs d'infractions afin d'éviter de mobiliser un lit d'hospitalisation dans un contexte de pénurie. En cas de déclaration d'irresponsabilité au titre de l'article 122-1 du code pénal, le patient fait le plus souvent l'objet de soins psychiatriques en hospitalisation d'office. La mesure d'hospitalisation d'office ne peut être levée qu'après avis concordants de deux experts psychiatres et ces mesures durent en pratique très longtemps, de sorte qu'il peut être tentant de conclure à l'altération du discernement, surtout à un moment où les soins dispensés aux détenus ont connu d'importants progrès.

b) Les limites de l'organisation actuelle de la psychiatrie

S'il n'entrait pas dans les missions du groupe de travail d'analyser le fonctionnement de la psychiatrie générale, il n'en reste pas moins que son organisation, notamment territoriale, n'est pas dépourvue de toute conséquence sur l'arrivée en prison de personnes atteintes de troubles mentaux. Selon une étude réalisée en 2003 et 2004, sur une cohorte d'environ mille détenus, « les antécédents de problèmes psychiatriques sont également fréquents, en termes de consultation ou d'hospitalisation pour motifs psychiatriques (respectivement 32 % et 16 % des hommes de métropole de l'enquête transversale ») 46 ( * ) . De tels chiffres suggèrent qu'un certain nombre de personnes arrivent en prison après un suivi par le secteur psychiatrique sans que celui-ci ait été en mesure d'assurer une continuité des soins suffisante pour éviter des passages à l'acte.

Créés par la circulaire du 15 mars 1960 relative au programme d'organisation et d'équipement des départements en matière de lutte contre les maladies mentales, les secteurs psychiatriques (SP) étaient au nombre de 830 en psychiatrie générale en 2007. Selon la formule du plan psychiatrie et santé mentale 2005-2008, l'existence du secteur « garantit à chaque habitant le recours à une équipe psychiatrique de référence et l'accès à une première palette de prises en charge adaptées allant du suivi ambulatoire au sein de structures de proximité à l'hospitalisation complète ». Il s'agit de la gestion par une même équipe pluridisciplinaire de moyens hospitaliers et non hospitaliers de prise en charge des patients afin d'assurer la continuité des soins. Un secteur couvre en moyenne une population de 55 000 habitants.

Plusieurs études récentes ont montré la grande hétérogénéité des secteurs de psychiatrie générale au regard des moyens dont ils disposent et des populations qu'ils doivent prendre en charge. Le rapport établi par Alain Milon au nom de l'office parlementaire d'évaluation des politiques de santé (Opeps) 47 ( * ) met en évidence l'apparition de véritables « zones blanches » sur le territoire national, sans accès au secteur.

Selon une autre étude récente, « si le secteur psychiatrique constitue un cadre organisationnel ou fonctionnel commun, la réalité des pratiques, la variabilité de l'engagement vers une psychiatrie communautaire - notamment dans le développement du travail en équipe pluridisciplinaire, des liens avec la communauté et des alternatives à l'hospitalisation temps plein -, comme la disparité des moyens (humains, matériels et financiers) mis à la disposition des secteurs psychiatriques, font de la sectorisation une politique territoriale de santé hétérogène » 48 ( * ) . Ainsi, les écarts entre secteurs vont de un à treize pour les lits et places en psychiatrie générale, tandis que la densité de psychiatres exerçant à l'hôpital varie de un à cinq selon les départements. Selon le rapport précité de l'Opeps, « la répartition territoriale des psychiatres est à l'image de celle des autres médecins, avec une prédominance marquée des centres urbains et une disparité forte entre trente départements disposant d'un psychiatre pour 3 333 habitants et un groupe de treize départements qui ne comptent qu'un psychiatre pour 8 473 habitants ».

Dans le même temps, le recours à la psychiatrie augmente de manière régulière et le nombre de patients pris en charge en secteur de psychiatrie générale a augmenté de 50 % depuis 1993.

Ces déséquilibres et difficultés d'organisation entretiennent des liens évidents avec la question des auteurs d'infractions atteints de troubles mentaux. Aux termes du rapport « Missions et organisation de la santé mentale et de la psychiatrie » remis en janvier 2009 à la ministre de la santé, « on a pu se rendre compte à l'occasion d'événements dramatiques récents que l'aggravation de l'état pathologique est à la fois cause et effet d'un affaiblissement ou d'une perte du contact entre le patient et le dispositif de soins. La perte de contact a généralement pour effet des problèmes d'observance médicamenteuse et conduit souvent à une décompensation rendant nécessaire une nouvelle hospitalisation ».

Ce rapport a non seulement mis en évidence les déséquilibres existant dans l'organisation de la psychiatrie, mais également la nécessité de clarifier le rôle des différents professionnels de santé, des multiples structures sanitaires et de mieux coordonner les divers acteurs des soins et de la réinsertion sociale.

* 45 Marie-Claude George et Yvette Tourne, « Le Secteur psychiatrique », PUF, 1994, page 28.

* 46 Frédéric Rouillon, Anne Duburcq, Francis Fagnani et Bruno Falissard, « Etude épidémiologique sur la santé mentale des personnes détenues en prison ».

* 47 « La psychiatrie en France : de la stigmatisation à la médecine de pointe », rapport n° 328, 8 avril 2009.

* 48 M. Jean-Marie Coldefy, Philippe Le Fur, Véronique Lucas-Gabrielli, Julien Mousquès, « Une mise en perspective de l'offre de soins des secteurs de psychiatrie générale et du recours à la médecine générale », Pratiques et organisation des soins, volume 40 n° 3, juillet-septembre 2009.

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