3. La survie du régime de la RPDC dans une Asie de l'Est fracturée
La République populaire démocratique de Corée (RPDC), lointaine héritière du « Royaume ermite » de l'ancienne Corée, est, avant tout, une survivance. Née de la résistance antijaponaise du parti communiste coréen et surtout du partage de la Corée opéré en avril 1945, après la déclaration de guerre de Staline au Japon, le régime de Pyong Yang a survécu à la chute de l'URSS. Très dépendant économiquement de la Chine, le régime nord-coréen joue sa survie à travers le chantage nucléaire auquel il se livre.
La Chine a condamné verbalement l'essai nucléaire nord-coréen du 25 mai 2009 mais déclare comprendre les « légitimes inquiétudes » de la RPDC. C'est qu'en réalité Pékin inscrit le dossier nord-coréen dans un contexte plus large : celui de ses relations avec les Etats-Unis où les sujets de friction ne manquent pas, notamment en Mer Jaune, avec l'avenir de Taïwan. Pékin imagine une réunification pacifique avec Taiwan sur le modèle de Hong-Kong - « un seul pays, deux systèmes » - et n'envisage pas un règlement rapide du dossier nucléaire nord-coréen. La Corée du Nord lui sert de glacis, face à une Corée du Sud où sont stationnées des troupes américaines. De toute évidence, la réunification des deux Corée souhaitée par Séoul, dans le cadre d'un rapprochement (« Sunshine Policy ») qui, à certains moments, n'était pas sans évoquer « l' Ostpolitik » pratiquée par Willy Brandt en Allemagne dans les années 1970, ne semble pas faire partie des objectifs de la Chine. Celle-ci paraît surtout préoccupée d'éviter l'effondrement d'un régime nord-coréen, par ailleurs loin d'être docile, et que fuient chaque année 200 000 de ses ressortissants.
La Chine, jusqu'à présent, n'a pas voulu utiliser les moyens de pression dont elle dispose (elle fournit à la Corée du Nord la totalité de son carburant). Pour échapper à la tutelle de Pékin qui ressuscite, aux yeux des dirigeants nord-coréens, des visées impérialistes millénaires, Pyong-Yang pourrait être tenté de chercher un dialogue direct avec les Etats-Unis, encore qu'on voie mal quelle garantie de survie ceux-ci pourraient donner à un régime aussi imprévisible.
Les menées nucléaires et balistiques du régime de Pyong Yang font planer une menace sur la Corée du Sud et surtout sur le Japon. La crise nord-coréenne agit, à cet égard, comme un révélateur des tensions qui agitent l'Asie de l'Est. En effet, le Japon est un « pays du seuil » : il maîtrise toutes les technologies qui lui permettraient de se doter d'armes nucléaires que sa Constitution lui interdit de posséder, qu'il s'agisse de l'enrichissement de l'uranium ou du retraitement du combustible usé et la production de plutonium. Il développe par ailleurs un programme balistique.
Le Japon, vivement alarmé par les essais nucléaires et balistiques de Pyong-Yang, a toujours écarté la voie d'une éventuelle nucléarisation dont il avait sous-pesé les avantages et les inconvénients dès 1968. Le Japon a toujours préféré la garantie nucléaire américaine et a encore resserré récemment sa coopération avec les Etats-Unis en matière de défense antimissile. Le gouvernement japonais a accepté dès 2006 le déploiement de missiles Patriot de nouvelle génération ( PAC III ) sur son sol, en vue de protéger les principales villes japonaises et il développe sur ses navires un système d'interception Aegis .
La coopération balistique américano-japonaise qui va jusqu'à l'intégration dans la défense antimissile américaine sera-t-elle suffisante pour écarter toute tentation de nucléarisation de la part du Japon ? Les essais de missiles nord-coréens sont une source d'inquiétude légitime pour le Japon d'autant que le bouclier spatial américano-japonais n'offre pas une parfaite garantie d'étanchéité.
Pour le Japon, la puissance militaire croissante de la Chine est probablement un défi plus préoccupant encore car la Chine a démontré en 2007 sa capacité à détruire en vol par missile un satellite météorologique. La destruction d'un satellite défilant à la vitesse de plusieurs kilomètres par seconde indique une capacité remarquable dans les techniques de guidage. Cette capacité serait de nature, en cas de crise majeure, à réduire les moyens de surveillance et d'alerte avancée dont disposent les Etats-Unis.
A l'arrière-plan de ces considérations, il convient de ne pas perdre de vue que les contentieux nés de la Deuxième guerre mondiale n'ont pas été réglés en Asie, comme ils l'ont été en Europe. L'occupation japonaise en Corée et en Chine a laissé des souvenirs vivaces. Même si elle s'inscrivait dans le cadre d'une stratégie d'indépendance nationale vis-à-vis des Etats-Unis, fondée sur le refus de toute dissuasion « graduée », la nucléarisation du Japon ne serait pas acceptable par la Chine. On peut penser qu'elle ne le serait pas non plus par les Etats-Unis.
L'Asie est une zone d'instabilité potentielle. Des regroupements régionaux « à géométrie variable » témoignent de la multipolarité de l'Asie :
- ASEAN plus trois (les pays de l'ASEAN plus les trois « grands » : Chine, Japon, Corée du Sud).
- Forum de l'Asie de l'Est (ASEAN+3, Inde, Australie, Nouvelle-Zélande)
- Organisation de coopération de Shanghai (Chine, Russie, Etats d'Asie centrale avec, comme « observateurs », l'Inde, le Pakistan, l'Iran et la Mongolie).
On ne peut qu'encourager une stratégie de rapprochement à petits pas entre les principaux acteurs. Il paraît hasardeux d'attendre que le régime nord-coréen, appuyé sur un nationalisme régressif mais profondément enraciné dans l'histoire, s'effondre de lui-même. Il y a pourtant urgence, car le chantage nord-coréen est très déstabilisateur pour toute la région. Le dossier ne pourrait être traité que dans le cadre d'un compromis sino-américain, ménageant l'avenir des dirigeants de Pyong-Yang et offrant, même à terme, la perspective d'une réunification au peuple coréen. Ce qui a été permis à l'Allemagne devrait l'être à la Corée. Peut-on imaginer une neutralisation et une dénucléarisation de la péninsule coréenne, qui fassent droit aux intérêts de sécurité de la Chine et du Japon ? La politique de l'actuel gouvernement japonais visant à effacer les traces psychologiques laissées par l'expansionnisme japonais en Corée et en Chine ne peut qu'être approuvée. Le reste dépend d'une gestion avisée et précautionneuse par les Etats-Unis et la Chine de la montée en puissance inévitable de celle-ci.
A l'Europe et à la France le dossier nord-coréen échappe largement. Il n'est cependant pas possible de nous en désintéresser, car les activités proliférantes de Pyong-Yang peuvent toucher directement nos intérêts de sécurité. Sur le fond, le dossier nord-coréen sera un test de la capacité de la Chine de gérer de manière responsable son avènement au rang de superpuissance. La France, qui a été la première à reconnaître la République Populaire de Chine en 1964, a certainement un rôle à jouer, de concert avec les autres pays européens, pour faciliter l'accession de la Chine au sens des responsabilités qui va avec ce rang.
Le problème du désarmement n'est pas un problème abstrait qu'on pourrait traiter « en soi ». Il comporte des arrière-plans politiques que nous devons demander à la communauté internationale de prendre en compte, y compris à l'occasion de la Conférence d'examen. C'est ainsi seulement qu'on pourra, pas à pas, progresser vers le désarmement. « Il n'y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités » (Charles de Gaulle).
Inscrire le maintien de l'ordre nucléaire mondial dans la perspective d'une réduction des tensions et d'un traitement des problèmes politiques pendants. Principales conclusions et préconisations ? Le maintien de l'ordre nucléaire mondial, incarné par le TNP, est un facteur essentiel de sécurité et de stabilité pour l'ensemble des Etats. Il suppose la consolidation des instruments juridiques et le renforcement des contrôles en matière de prolifération. Il exige également de traiter les causes profondes des crises de prolifération, qui s'enracinent dans des motivations régionales de sécurité, au Proche et au Moyen-Orient, entre l'Inde et le Pakistan, et en Asie de l'Est. ? La mobilisation de la communauté internationale, au travers du Conseil de sécurité des Nations unies, doit continuer à s'exercer en vue de la résolution des crises iranienne et nord-coréenne. Ces deux crises sont potentiellement très déstabilisatrices pour le TNP. Selon leur issue, d'autres Etats pourraient reconsidérer leur politique de sécurité et enclencher de nouvelles cascades de prolifération. ? Pour prévenir de nouvelles crises de prolifération, le TNP doit être assorti des moyens permettant de vérifier sa mise en oeuvre effective. Une action diplomatique résolue et des mesures incitatives fortes, par exemple par la conditionnalité des exportations, sont nécessaires pour assurer l'universalisation du protocole additionnel aux accords de garanties (protocole « 93+2 ») et notamment l'adhésion de la quinzaine d'Etats menant des activités nucléaires significatives qui n'y ont pas souscrit. Le renforcement des moyens humains et techniques de vérification de l'AIEA est le corollaire indispensable de cet objectif. ? La conférence d'examen du TNP devrait s'accorder sur des principes encadrant le droit de retrait reconnu par le traité, afin de réaffirmer qu'un Etat demeure responsable des violations commises avant le retrait et d'éviter le détournement des équipements et technologies acquis sous couvert du traité pour le développement d'un programme nucléaire militaire. ? Le fait que les trois Etats qui n'ont jamais adhéré au TNP - Inde, Israël et Pakistan - se soient dotés de l'arme nucléaire, fragilise le régime international de non-prolifération. Dans le prolongement des premiers engagements pris par l'Inde auprès du Groupe des fournisseurs nucléaires, il est nécessaire de rapprocher les trois Etats de ce régime en les incitant à ratifier le traité d'interdiction des essais nucléaires, à stopper la production de matières fissiles à usage militaire, à négocier avec l'AIEA, à l'image de l'Inde, un protocole additionnel et à contrôler leurs exportations de technologies nucléaires. ? La pleine mise en oeuvre par tous les Etats de la résolution 1540 du Conseil de sécurité des Nations unies ainsi que le renforcement des contrôles et de la sécurité nucléaire sont nécessaires en vue de faire face au rôle croissant des acteurs non étatiques dans la prolifération nucléaire en matière de trafics illicites de biens et technologies sensibles et de parer le risque de détournement de matières nucléaires au profit d'organisations terroristes. Des directives strictes doivent être renouvelées aux services concernés. ? La lutte contre la prolifération nucléaire ne peut s'envisager isolément des autres formes de prolifération - chimique, biologique, balistique - et des déséquilibres conventionnels (concept américain de « nouvelle triade » fondé sur les armes nucléaires, les armes conventionnelles guidées de haute précision et la défense antimissile balistique), qui influent sur les conditions de la stabilité stratégique. L'universalisation des instruments internationaux dans ce domaine, l'adoption d'un mécanisme de vérification pour la convention d'interdiction des armes biologiques et la négociation d'un traité d'interdiction des missiles sol-sol de portées courte et intermédiaire, proposé par la France, iraient dans ce sens. ? Au-delà du renforcement des instruments internationaux et des mesures préventives ou coercitives, il est essentiel d'agir sur les déterminants régionaux de la prolifération nucléaire, en réduisant les tensions et en traitant les questions politiques pendantes depuis de trop longues années. Le désarmement n'est pas un devoir abstrait. Il ne peut progresser qu'en prenant en compte les situations historiques concrètes. ? Les efforts de la communauté internationale doivent porter sur la normalisation des relations indo-pakistanaises et l'établissement d'une coexistence mutuellement avantageuse. C'est dans ce contexte seulement qu'il sera possible de faire admettre aux deux Etats, d'abord le plafonnement, puis la décrue de leurs forces nucléaires. ? L'instauration d'une zone exempte d'armes de destruction massive au Moyen-Orient n'est pas envisageable sans la création d'un Etat palestinien viable et la reconnaissance d'Israël par tous les pays de la Ligue arabe et par l'Iran. Le degré d'engagement des Etats-Unis vers cet objectif sera déterminant. ? La normalisation des relations de l'Iran avec le monde extérieur, et d'abord avec les Etats-Unis, doit être encouragée en proposant à l'Iran la levée des sanctions en contrepartie d'engagements clairs sur l'acceptation de toutes les garanties de l'AIEA, y compris la ratification du protocole additionnel, sur la ratification du TICE et sur le soutien à la négociation d'un traité d'interdiction de la production de matières fissiles à usage militaire. A défaut de la suspension des activités d'enrichissement, que demande la communauté internationale dans la mesure où elles ne correspondent à aucun besoin civil établi, un compromis pourrait être recherché sur les bases suivantes : la poursuite de l'enrichissement sous le plein contrôle de l'AIEA et la garantie que le stock d'uranium faiblement enrichi ainsi produit serait écoulé sur le marché international tant que n'existe aucun besoin avéré pour un programme nucléaire iranien qui n'existe pas encore. ? La Chine détient l'essentiel des moyens susceptibles d'infléchir la politique du régime nord-coréen dont les effets sont potentiellement très déstabilisateurs pour toute la région. Alors qu'aucun instrument d'organisation de la sécurité régionale n'a jamais été mis en place en Asie, la question nord-coréenne ne peut être traitée que dans un cadre plus global impliquant les Etats-Unis et prenant en compte les préoccupations de sécurité de tous les acteurs de la région, notamment la Chine et le Japon. |