2. La prolifération non nucléaire et les déséquilibres conventionnels
La prolifération nucléaire ne peut être considérée isolément des autres formes de prolifération ou des déséquilibres conventionnels.
Il faut éviter d'une part que le maintien d'arsenaux chimiques ou biologiques, ainsi que les déséquilibres conventionnels, n'incitent les Etats se sentant menacés à envisager l'option nucléaire. A l'inverse, il faut veiller à ce que la renonciation à l'arme nucléaire et les obstacles mis à son acquisition ne s'accompagnent pas de la mise au point d'autres types d'armes de destruction massive ou d'un renforcement de l'arsenal conventionnel. Ces éléments forment un tout dans les préoccupations ou les stratégies de sécurité des Etats.
Il convient de progresser en parallèle sur ces différents aspects, afin d'éviter des scénarios déstabilisants de course aux armements.
a) Poursuivre la lutte contre la prolifération chimique et biologique
Clairement prohibées par le droit international (Convention d'interdiction des armes biologiques de 1972 ; Convention d'interdiction des armes chimiques de 1993), les armes chimiques et biologiques ont été ou sont toujours considérées par certains Etats comme une alternative ou un substitut à l'arme nucléaire.
Outre leurs effets destructeurs, les armes chimiques et biologiques ne s'inscrivent généralement pas dans une doctrine aussi clairement établie de dissuasion que l'arme nucléaire, et apparaissent souvent comme des armes d'emploi potentielles. Elles suscitent de légitimes inquiétudes dans les régions où certains Etats en détiennent ou sont soupçonnés d'en détenir, et constituent de ce fait un frein au désarmement.
La Convention d'interdiction des armes chimiques a permis, depuis son adoption, de réaliser d'importants progrès dans la renonciation aux armes chimiques et la destruction des stocks. Elle s'appuie sur une organisation chargée de la mettre en oeuvre, l'OIAC, et elle est assortie d'un mécanisme de vérification efficace. Sept Etats ne sont toujours pas parties à la convention : deux (Birmanie et Israël) l'ont signée mais pas ratifiée, et cinq (Angola, Corée du Nord, Egypte, Somalie et Syrie) ne l'ont pas signée. La présence de trois Etats du Moyen-Orient hors de la convention est un facteur supplémentaire de déstabilisation dans la région, même si l'adhésion de l'Irak, en 2009, constitue une avancée notable.
Trente-trois Etats n'ont toujours pas ratifié la convention d'interdiction des armes biologiques , dont 13 Etats signataires et 20 Etats non signataires. Ici encore, l'Egypte, Israël et la Syrie ne sont pas parties à la convention. Celle-ci souffre surtout d'une grave lacune : l'absence de tout mécanisme d'inspection et de vérification dans un domaine d'activité à caractère dual où la finalité ultime des recherches et développements peut tout aussi bien être civile que militaire. Dès lors, l'adhésion à la convention n'est en rien considérée comme une garantie de l'absence d'activités à vocation militaire avérée ou potentielle. Dépositaire de cet instrument international, l'URSS développait dans le même temps le plus vaste programme biologique militaire jamais entrepris. Engagée en 1995, la négociation d'un protocole de vérification à la convention s'est enlisée et s'est soldée par un constat d'échec.
La convention de 1972 ne constitue donc en rien un instrument efficace de lutte contre la prolifération biologique. Celle-ci repose entièrement sur les mesures mises en place de manière volontaire par les Etats en matière de contrôle des activités nationales et des exportations.
Le développement des biotechnologies et des nanosciences pourrait étendre le champ potentiel du recours à des armes biologiques, y compris par des acteurs non étatiques.
L'attention portée sur les armes nucléaires ne doit pas aboutir à relâcher la pression pour l'universalisation des conventions d'interdiction des armes chimiques et biologiques, et sur la mise au point d'un mécanisme de vérification de la convention sur les armes biologiques. De même, les mécanismes de contrôle des exportations en matière chimique et biologique, instaurés dans le cadre du « groupe Australie », doivent être renforcés.
b) La prolifération balistique et ses effets déstabilisants
Le développement des capacités militaires dans le domaine des missiles balistiques et des missiles de croisière est un phénomène marquant des vingt dernières années.
Nombre d'Etats voient dans ces missiles une alternative au développement d'une force aérienne de combat extrêmement coûteuse et relativement vulnérable face à l'amélioration des systèmes de défense antiaérienne. Les missiles balistiques ou de croisière, dès lors qu'ils disposent de la portée nécessaire, apportent une assurance de pouvoir frapper le territoire de la partie adverse, du moins tant que les défenses antimissiles restent l'apanage d'un nombre très limité d'Etats et que leur fiabilité n'est pas absolue.
La prolifération balistique présente une dimension géographique et qualitative.
Au plan géographique, elle s'étend très significativement au Moyen-Orient et en Asie. On considère qu'en dehors des Etats dotés d'armes nucléaires, six Etats possèdent aujourd'hui des missiles de plus de 1 000 km de portée : la Corée du Nord, l'Inde, le Pakistan, l'Iran, Israël, et l'Arabie Saoudite, qui aurait acheté des missiles balistiques à la Chine dans les années 1980.
Au plan qualitatif, on constate une amélioration continue des portées, grâce au perfectionnement des modes de propulsion et surtout de la maîtrise de la séparation des étages propulsifs. Pour les pays considérés, l'accession à des portées de plusieurs milliers de kilomètres est désormais envisageable. On constate également une maîtrise plus répandue de la propulsion solide, qui permet une mise en oeuvre plus facile et plus rapide. Enfin, la technologie des missiles de croisière, plus précis et moins vulnérables par les défenses antimissiles ou antiaériennes, se développe.
La prolifération balistique participe d'une course aux armements qui ne peut qu'avoir un effet déstabilisateur dans des régions telles que le Moyen-Orient, le sous-continent indien et l'Asie du Nord-Est. Du fait de l'accroissement des portées, elle constitue également une menace plus globale, au-delà du strict échelon régional.
Le développement de capacités balistiques est étroitement lié à celui d'armes de destruction massive. Il constitue un élément quasi-indispensable d'un programme d'armes de destruction massive, notamment d'un programme nucléaire militaire. On peut même dire que son utilité est faible s'il se limite à l'emport de charges conventionnelles et qu'il ne présente d'intérêt qu'au regard de charges non conventionnelles. Le nombre limité de missiles et leur relative imprécision peuvent ainsi être compensés par la nature de la charge.
On peut ainsi considérer que la prolifération balistique exacerbe la prolifération nucléaire, biologique ou chimique.
Elle a largement été favorisée par l'absence de tout instrument international visant à limiter la possession de ce type de missiles ou à encadrer les transferts d'équipements et de technologies.
Créé en 1987 par les pays du G7, le Régime de contrôle des technologies de missiles ( Missile Technology Control Regime- MTCR ) associe aujourd'hui 34 Etats appliquant des règles communes pour les exportations d'équipements et de technologies liées aux missiles balistiques, aux missiles de croisière et aux drones. Il contrôle deux catégories d'équipements et de matériels : les engins capables de transporter une charge d'au moins 500 kg à une distance d'au moins 300 km - qui font l'objet d'une forte présomption de refus d'exportation - et les engins capables d'atteindre une distance d'au moins 300 km quelle que soit le poids de la charge utile.
Le MTCR ne regroupe qu'un nombre limité d'Etats, même si d'autres Etats qui n'y adhérent pas formellement se sont engagés unilatéralement à en respecter les dispositions. Il est en grande partie inopérant face aux coopérations Sud-Sud qui ont permis la prolifération des technologies balistiques au Moyen-Orient et en Asie, la Corée du Nord ayant joué dans ce domaine un rôle particulièrement actif.
En parallèle, les Etats du MTCR ont oeuvré à l'élaboration du Code de conduite de La Haye contre la prolifération des missiles balistiques ( Hague Code of Conduct - HCOC ) adopté en novembre 2002. Plus de 130 Etats ont souscrit aux engagements de ce code de conduite qui ne constitue cependant pas un instrument contraignant. Le HCOC pose le principe de retenue dans le développement des arsenaux. Il met en place des mesures de transparence concernant les programmes balistiques et spatiaux. Il institue, à titre de mesure de confiance, une prénotification des tirs de missiles balistiques et de lanceurs spatiaux. Toutefois, les Etats-Unis et la Russie ne procèdent pas à ces prénotifications.
Il apparaît nécessaire d'élargir et de renforcer les deux instruments que sont le MTCR et le HCOC.
Face à l'insuffisance actuelle de l'encadrement des missiles balistiques et des risques de déstabilisation qu'ils comportent dans les régions les plus concernées par la prolifération nucléaire, la France, par la voix du Président de la République dans son discours de Cherbourg du 21 mars 2008, a proposé l'ouverture de négociations sur un traité d'interdiction des missiles sol-sol de portées courte et intermédiaire . Cette proposition a été reprise dans le plan d'action de l'Union européenne en vue de la conférence d'examen du TNP.
On sait que la Russie a proposé de « multilatéraliser » le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI). Celui-ci se limite toutefois aux missiles sol-sol à charge nucléaire de portée comprise entre 500 et 5 500 km.
Dans l'esprit de la France, un futur instrument multilatéral devrait couvrir l'ensemble des missiles, qu'ils soient à charges nucléaires ou non-nucléaires. Il devrait également se référer à une limite plus basse s'agissant de la portée des missiles, afin d'englober des armements ayant un fort potentiel déstabilisateur dans certaines régions.
Ce traité pourrait s'appliquer aux missiles balistiques et de croisière sol-sol, quelle que soit la nature de la charge emportée, dont la portée serait comprise entre 300 et 5 500 km, voir même entre 150 et 5 500 km. Compte tenu de la difficulté d'un accord à court terme sur l'objectif d'élimination de ces missiles, on pourrait imaginer un calendrier de mise en oeuvre graduel, avec l'imposition d'un moratoire dans un premier temps. Ce traité devrait prévoir un mécanisme efficace de transparence.
c) Les moyens conventionnels
Enfin, la lutte contre la prolifération nucléaire ne peut faire abstraction des armements conventionnels afin d'éviter, ici encore, des déséquilibres majeurs incitant à développer des armes de destruction massive ou, au contraire, la relance d'une course aux armements en substitut à la possession de telles armes.
Le continent européen s'est doté, à la fin de la guerre froide, d'un traité sur les forces conventionnelles (FCE) dont la Russie s'est malheureusement retirée, du fait des désaccords sur l'entrée en vigueur du traité « adapté » élaboré en 1999. Si le traité d'origine s'est assez rapidement retrouvé périmé par les évolutions politiques et stratégiques en Europe, la pertinence d'un instrument de cette nature ne peut être mise en doute. Il faut donc souhaiter la reprise des discussions entre les parties au traité pour sortir de l'impasse actuelle.
D'autres régions du monde paraissent loin de pouvoir se lancer dans la négociation d'un tel instrument régional. Il s'agit là pourtant d'une démarche qui favoriserait grandement la stabilité et la sécurité.
Le risque d'alimenter une course aux armements en accentuant les déséquilibres conventionnels doit rester présent à l'esprit des Etats qui veulent s'attacher à contenir la prolifération des armes de destruction massive, et notamment des armes nucléaires.
De ce point de vue, le projet des Etats-Unis de doter de charges conventionnelles un certain nombre de leurs missiles balistiques, afin de pouvoir effectuer dans des délais très brefs des frappes de précision à très longue distance ( Prompt Global Strike ) apparaît critiquable dans son principe.
Par ailleurs, le souci de ne pas accentuer les déséquilibres conventionnels régionaux doit entrer en ligne de compte dans les décisions d'exportation des équipements de combat.