2. Tirer parti de l'acquis jurisprudentiel
La jurisprudence a considérablement enrichi le droit de la responsabilité civile énoncé par le code civil dans une dizaine d'articles seulement. La réforme doit être l'occasion de « consolider » et, le cas échéant, de réaménager ce remarquable apport.
a) Consolider l'acquis jurisprudentiel sans mettre en péril la sécurité juridique
Si le juge ne peut évidemment se résumer à n'être, comme l'envisageait Montesquieu, que la « bouche qui prononce les paroles de la loi », il a néanmoins fait, en matière de responsabilité civile, oeuvre de législateur en n'hésitant pas, d'une manière souvent hardie, à faire une interprétation constructive des quelques dispositions du code civil pour créer de nouveaux cas de responsabilité.
Les illustrations en sont connues. Pour ne prendre que les plus symptomatiques, il n'est que de citer le régime de la responsabilité générale du fait des choses, créé de toute pièce par l'arrêt Teffaine, rendu par la Cour de cassation en 1896, et confirmé par l'arrêt Jand'heur, 7 ( * ) et le régime de responsabilité générale du fait d'autrui, institué par l'assemblée plénière de la Cour de cassation dans l'arrêt Blieck du 29 mars 1991.
La position de la Cour de cassation -et c'est bien là la marque du droit jurisprudentiel- n'en est pas moins particulièrement fluctuante sur ces matières.
Ainsi, dans le cadre de la responsabilité du fait des choses, si la responsabilité du gardien d'une chose inerte a donné lieu, au début des années 2000, à plusieurs décisions tendant à effacer l'exigence d'un vice interne, d'un état ou d'une position « anormale » de la chose, la Cour de cassation est revenue à une solution plus favorable à la victime, renouant ainsi avec sa position des années 1940. De même, la notion de « garde » de la chose reste encore un sujet d'interrogations 8 ( * ) , près de soixante-dix ans après sa consécration par l'arrêt Franck 9 ( * ) .
Par ailleurs, comme le notait le groupe de travail de la Cour de cassation, présidé par M. Pierre Sargos, sur l'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, jurisprudentiel, le droit français de la responsabilité manque bien souvent de lisibilité. De fait, plusieurs professeurs de droit entendus par vos rapporteurs ont fait état de la difficulté de systématiser les solutions dégagées par les juridictions, au point de rendre extrêmement complexe l'enseignement de la matière aux étudiants ou même l'exposition des règles du droit français lors de rencontres avec des collègues étrangers.
Prévoir aujourd'hui de légiférer afin de consolider la jurisprudence et de remédier à une instabilité trop importante des règles de responsabilité applicables peut dès lors paraître pertinent.
C'est d'ailleurs dans ce cadre que s'est inscrite la démarche du groupe de travail réuni autour du professeur Pierre Catala.
Si cette considération a semblé être partagée par la plupart des personnes entendues par vos rapporteurs, certaines ont néanmoins fait connaître une position plus rétive à une réforme d'ensemble du droit de la responsabilité.
Les syndicats de magistrats entendus par vos rapporteurs se sont ainsi montrés réservés sur l'engagement à court terme d'une réforme des règles de responsabilité civile.
M. Emmanuel Poinas et Mme Ghislaine Grasset, représentants du syndicat FO-Magistrats, ont estimé qu'une telle réforme nécessiterait une étude d'impact préalable et un réaménagement de l'institution judiciaire, confrontées à de nouvelles demandes liées aux dispositions nouvelles.
L'Union syndicale des magistrats a estimé que les professionnels du droit, à commencer par les magistrats eux-mêmes, n'avaient jamais réclamé un aménagement des règles de responsabilité, le souci -louable dans son principe- de concrétiser au niveau législatif des jurisprudences déjà bien établies ne répondant à aucune urgence.
Les représentants des entreprises ont, quant à eux, estimé qu'une telle réforme ne constituait pas une nécessité.
Pour le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) et la Fédération bancaire française (FBF) il n'existe pas, en matière de responsabilité, de concurrence entre les systèmes juridiques qui imposerait une modification du droit français afin de le rendre plus « compétitif ». La Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) ne s'est pas déclarée opposée par principe à une réforme de la matière, mais a insisté sur l'importance qu'il y aurait à bien en expliquer les ressorts aux chefs d'entreprises.
Lors de leur audition, les représentants de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCIP) ont fait valoir à vos rapporteurs que si une « rénovation » du droit de la responsabilité pouvait être souhaitable, notamment pour intégrer certaines jurisprudences bien établies, il était indispensable de bien mesurer toutes les conséquences qui s'attacheraient à des telles modifications pour les entreprises.
Pour autant il convient de bien mesurer l'intérêt qui peut s'attacher à inscrire dans la loi les règles jurisprudentielles les plus consacrées, afin de les rendre plus accessibles aux citoyens et de renforcer leur autorité . On peut à cet égard rappeler qu'à l'origine, la protection des droits de la personnalité avait été assurée par le juge sur le fondement de l'article 1382, jusqu'à ce qu'elle soit inscrite par le législateur aux articles 9 et 9-1 du code civil, lui conférant ainsi une assise plus forte.
Vos rapporteurs considèrent pour cette raison souhaitable de consolider l'acquis jurisprudentiel du droit de la responsabilité civile . Mais cette consolidation doit obéir à certains principes : elle doit avant tout concerner les règles du régime général et porter sur des solutions suffisamment stabilisées.
Il n'entre pas dans l'objet de ce rapport d'énumérer les jurisprudences qui pourraient être traduites dans la loi, mais on pourrait citer, à titre d'illustration, celles qui concernent, outre les cas de responsabilités rattachés aux articles 1382 à 1384 du code civil, la définition des différentes obligations qui complètent les contrats (obligations de sécurité, d'information ou de vigilance), la responsabilité contractuelle du fait d'autrui, la responsabilité « précontractuelle » ou la reconnaissance, contre la lettre de l'article 1142 du code civil, de la possibilité d'obtenir une réparation en nature en matière contractuelle.
En tout état de cause, comme pour la codification de certains régimes spéciaux, la reprise, par le législateur, des principales solutions jurisprudentielles, doit aussi lui permettre d'opérer les sélections qui lui apparaissent justifiées .
Les auditions menées par vos rapporteurs leur ont montré que certaines solutions jurisprudentielles étaient en effet contestées. Tel est par exemple le cas de l'application de la responsabilité pour troubles du voisinage aux dommages causés par l'entrepreneur, du fait des travaux, aux voisins du maître de l'ouvrage 10 ( * ) . L'avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription exclut expressément qu'une telle application soit possible, ce dont s'est félicité M. François Asselin, président de la Commission Marchés de la Fédération française du bâtiment (FBF), tandis que le rapport du groupe de travail de la Cour de cassation présidé par M. Pierre Sargos l'a déploré au motif que le régime d'indemnisation ainsi prévu était d'une mise en oeuvre relativement aisée et qu'il était adapté à la spécificité des nuisances occasionnées.
Sur cette question, comme sur d'autres encore, le législateur pourrait tout à fait opportunément être appelé à se prononcer.
Recommandation n° 5 - Traduire, dans le code civil, l'acquis jurisprudentiel du droit de la responsabilité civile en sélectionnant les solutions qu'il convient de consacrer . |
* 7 Cour de cassation, chambres réunies, 13 février 1930.
* 8 Tel est le cas, en particulier, de la détermination de l'identité du gardien lorsque le propriétaire s'est dessaisi d'une partie de ses prérogatives au profit d'un simple détenteur (locataire, emprunteur, dépositaire, réparateur, concessionnaire ou usager occasionnel).
* 9 Cour de cassation, chambres réunies, 2 décembre 1941.
* 10 Troisième chambre civile de la Cour de cassation, 30 juin 1998, Bulletin n° 144.