B. LES PREMIÈRES LEÇONS DE LA CRISE

La crise, analysée par votre commission des finances dans son rapport de finances rectificative pour le financement de l'économie 27 ( * ) , a suscité de multiples prises de position en faveur d'un retour de la morale en matière d'économie en général et de fiscalité en particulier .

Face à ce qu'il est convenu de dénoncer comme des dérives du capitalisme financier, les Etats sont probablement en mesure, du fait de leurs interventions massives, d'imposer des règles de bonne conduite, hier hors de portée dans un climat de concurrence fiscale. Cela vaut pour les rémunérations de certains facteurs de production mobiles et pour la question lancinante des paradis fiscaux.

1. Vers l'introduction de plus de morale dans la fiscalité et notamment dans le régime de certaines hautes rémunérations ?

L'équité fiscale est, traditionnellement, garantie à la fois par la progressivité de l'impôt et par une solidarité au sein d'une même catégorie pour tenir compte, notamment, des charges spécifiques que supporte tel ou tel contribuable. Cela peut se justifier pour diverses raisons tenant, par exemple, à sa situation de famille ou à la réalisation d'événements ayant un impact défavorable sur la situation personnelle de l'un des membres du foyer fiscal qu'il convient de compenser dans un souci d'égalité.

Même si elles ne sont pas toujours antinomiques, il faut arbitrer entre les exigences d'efficacité et d'équité: c'est le cas par exemple de l'imposition des assiettes les plus mobiles que sont le capital et le travail très qualifié dans les pays développés, qu'un souci d'efficacité conduit à alléger, bien que cela puisse soulever des difficultés au regard d'une politique active de redistribution.

Il convient également de reconnaître que certains dispositifs sont difficiles à réformer eu égard à leurs enjeux sociaux, alors même que l'on pourrait, à juste titre, vouloir les réaménager pour en accroitre l'efficacité. Tel est le cas de la prime pour l'emploi dont votre commission des finances estime qu'elle n'atteint plus aujourd'hui ses objectifs initiaux et que son recentrage aurait pu faciliter le financement du revenu de solidarité active.

La crise financière a replacé les questions de justice fiscale au coeur du débat avec la remise en cause de certaines rémunérations par les responsables politiques : « les modes de rémunération des dirigeants et opérateurs doivent être encadrés », a ainsi affirmé le Président de la République à Toulon, faisant écho aux propos de M. Peter Steinbruck, ministre allemand des finances, selon lequel il faut changer « un système... qui stimule la chasse au profit sans prendre en compte les risques ».

A la question, de nature politique, « faut-il encadrer les hautes rémunérations ?», s'en ajoute une autre, de nature plus technique, « faut-il faire jouer un rôle à la fiscalité dans cet encadrement ? ».

La réponse de votre commission des finances ne peut être que balancée. On peut être à la fois favorable au principe d'une régulation - voire d'une simple autorégulation - des rémunérations dans l'intérêt bien compris des entreprises comme du système dans son ensemble et réservé sur une action trop discrétionnaire en ce qui concerne le traitement fiscal des rémunérations élevées .

L'argumentation montrant les enjeux d'une régulation est bien exprimée par M. René Ricol, à l'issue de son rapport sur la crise financière mondiale, remis en septembre 2008 au président de la République : « La recherche de rentabilité excessive pour les sociétés, et de rémunérations aberrantes pour les individus, est une cause non contestable de la crise. En effet, la distribution immédiate des bonus pousse les opérateurs à dégager des profits à très court terme sans se soucier des risques de pertes futures. Les régulateurs bancaires doivent exiger de tous les acteurs du monde financier qu'ils lissent l'octroi des bonus sur une durée moyenne, pour qu'ils ne soient perçus dans leur intégralité qu'une fois connus tous les effets des produits créés ou des transactions réalisées. Cela doit se faire en faisant varier les exigences en capital des établissements financiers : le profil de risque d'une banque doit être modifié, et le niveau exigé de ses fonds propres doit augmenter, si le système de rémunération adopté par l'établissement se révèle pro cyclique, si le contrôle des risques est insuffisant, ou si le conseil d'administration n'exerce pas totalement son rôle. Il en va de même si la rentabilité se révèle trop élevée par rapport au niveau de l'économie réelle . »

Mais cela ne suffit pas à justifier une ingérence de l'Etat qui ne peut qu'aboutir à une variabilité des règles fiscales, dont votre rapporteur général estime qu'elles ne doivent pas être manipulées au jour le jour en fonction des réactions de l'opinion publique.

Les modes de rémunération ont joué, par leur impact pro-cyclique, un rôle dans le déclenchement de la crise en ce qu'elles participent de ce court-termisme qui a conduit au gonflement puis à l'éclatement de la bulle financière.

La fiscalité , de ce point de vue , ne doit pas avoir une fonction punitive pour satisfaire le besoin de trouver des boucs émissaires aux difficultés actuelles ; elle doit simplement favoriser les gains à long terme, étant entendu qu'il faut faire confiance aux entreprises elles-mêmes pour que, instruites par la crise, elles appliquent des règles de gouvernance évitant les dérives passées.

2. Une occasion d'intensifier la lutte contre les paradis fiscaux

La crise financière a créé un contexte favorable à la relance de la lutte contre les pratiques irrégulières issues des paradis fiscaux, dont la nécessité avait été démontrée en début d'année par la mise au grand jour du rôle ce certains pays dans la fraude fiscale internationale.

a) Une prise de conscience de l'importance du sujet amorcée par l'affaire des comptes dissimulés dans une banque au Liechtenstein

Celle-ci avait déjà été mise sur le devant de la scène, en février 2008, à la suite de l'affaire des comptes bancaires dissimulés au Lichtenstein, révélés à la suite de l'obtention par les services secrets allemands de la liste des comptes suspects gérés par la banque LGT.

Soucieuse de l'information du Parlement, votre commission des finances avait procédé à l'audition de M. Eric Woerth, ministre du budget, de la fonction publique et des comptes publics, au sujet des vérifications de comptes détenus par les quelque 200 citoyens français au Liechtenstein et, plus généralement, sur les mesures pouvant être prises à l'égard d'Etats non coopératifs dans les domaines bancaire et fiscal.

A cette occasion, le ministre avait précisé, en ce qui concerne la mise en oeuvre de la directive communautaire du 3 juin 2003 relative à la fiscalité des revenus de l'épargne, que les sommes recouvrées par le budget français suite au reversement, par des Etats tiers, de sommes correspondant à l'imposition de revenus de citoyens français domiciliés à l'étranger (conformément à la règle en vertu de laquelle la France peut percevoir 75 % du prélèvement opéré au taux forfaitaire de 15 % sur les plus-values réalisées sur des produits de taux par des citoyens français) s'élevaient en 2007 à 49 millions d'euros, dont seulement 133.531 euros reversés par le Liechtenstein. Ces sommes sont trop faibles pour être en proportion des sommes vraisemblablement placées par des résidents fiscaux français dans les pays considérés.

b) Les limites de l'action des services fiscaux français

Ces informations ont été complétées par un rapport sur la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales remis par M. Eric Woerth, ministre du budget, de la fonction publique et des comptes publics, le 2 avril 2008. Le rapport souligne que la résistance des paradis fiscaux dans la coopération en matière de lutte contre la fraude, en ce qui concerne l'échange de renseignements, repose, notamment, sur le fait que quatre Etats de l'OCDE (Autriche, Belgique, Luxembourg, Suisse) pratiquent le secret bancaire et que les travaux de l'OCDE n'intègrent pas certains centres financiers importants (Dubaï, Singapour, Hong Kong).

Sur la directive épargne, le rapport insiste sur le fait que les recettes reversées à la France par les Etats tiers (hors Suisse) et territoires dépendants de certains Etats de l'Union européenne sont limitées, et que les sommes reversées paraissent peu cohérentes avec le montant des avoirs éventuellement placés comme on l'a mentionné plus haut. Il souligne également que les intérêts payés à une fiducie ou un établissement « Anstalt » du Lichtenstein ne sont pas couverts par le texte.

Le rapport rappelle le dispositif français de déclaration des comptes bancaires et des transferts de sommes à l'étranger, pour relever que celui-ci est entravé par la quasi-impossibilité d'accéder à l'information en l'absence de coopération du contribuable ou du pays.

Il fait aussi état des différents régimes anti-abus et anti-évasion, reposant sur la notion de pays à fiscalité privilégiée : articles 57 et L. 13B, 209B (réformé en 2005), 155A, 238A, 123 bis , 120-9° du CGI, qui reposent sur une présomption simple de fraude, assorti d'un renversement de la charge de la preuve.

Selon le rapport, les dispositifs français de prévention (obligations déclaratives pesant sur les contribuables et banques) ou de lutte contre l'évasion fiscale internationale sont similaires ou équivalents à ceux de ses principaux partenaires .

En revanche l'administration fiscale française paraît moins bien armée s'agissant des procédures de contrôle de la fraude : impossibilité du recours aux aviseurs (dénonciations anonymes), absence de prérogatives de police judiciaire en matières fiscale, l'administration fiscale française se trouvant, à cet égard dans une « situation singulière » puisque ses agents ne peuvent mettre en oeuvre de telles procédures.

c) Des pistes pour rendre les contrôles plus efficaces qui supposent un renforcement des pouvoirs des services fiscaux et de la coopération internationale

Dès son audition précitée devant votre commission des finances, M. Eric Woerth, ministre du budget, de la fonction publique et des comptes publics avait présenté plusieurs pistes d'évolution possible de la directive communautaire sur l'épargne : mettre fin au régime transitoire de la retenue à la source ; étendre le dispositif à tous les produits de placement et notamment les dividendes ; prendre en compte l'ensemble des personnes morales dans l'application du dispositif, sans oublier le renforcement des pouvoirs des services fiscaux.

Ainsi, le rapport susmentionné souligne-t-il d'abord quelques dispositifs étrangers originaux dont la France pourrait utilement s'inspirer :

- instauration d'une obligation de déclarations de montage comme il en existe aux Etats-Unis et au Royaume Uni, tout en sachant qu'une telle orientation peut susciter des controverses compte tenu des méthodes de travail des services de contrôle en France ;

- remises de pénalités ou renonciation à des poursuites pénales en échange de la remise d'informations sur les détenteurs de comptes « off shore » ;

- lancement de campagnes de « pédagogie publique » sur les risques encourus.

Le même rapport évoquait ensuite des pistes d'amélioration à deux niveaux : international et communautaire, d'une part, et national, d'autre part.

Sur les plan international et communautaire , une série d'axes d'action avait été esquissée :

- l'adoption de mesures de rétorsion à l'égard des territoires non coopératifs par la relance des travaux de l'OCDE en vue de la mise au point d'une stratégie plus coercitive ;

- l'adaptation de la directive épargne : la France soutient la démarche de la Commission européenne visant à accélérer la révision de la directive. Les améliorations pourraient résider dans l'extension du champ des produits couverts par la directive, dans une identification des bénéficiaires effectifs des revenus d'épargne afin d'éviter les dissimulations visant à intercaler certaines structures, comme les trusts, entre la banque versante et le bénéficiaire final. Le champ d'application de la directive européenne sur l'épargne est très limité : actuellement, il suffit de créer des structures spécifiques comme les trusts ou les fondations pour y échapper ;

- la suppression , enfin, à brève échéance du régime dérogatoire dont bénéficient aujourd'hui l'Autriche, la Belgique et le Luxembourg afin de démarrer des négociations avec les grands centres financiers hors de l'Union Européenne comme Hong-Kong et Singapour.

Au plan national , il s'agirait :

- d'améliorer l'accès à l'information (renforcement des sanctions en cas de non-déclaration des comptes bancaires offshore, réflexion sur l'intégration de la fraude fiscale dans le champ de la déclaration de soupçon à TRACFIN) ;

- de renforcer les procédures en matière de lutte contre la fraude : création d'un service d'enquêtes fiscales judiciaires disposant de prérogatives traditionnellement dévolues aux officiers de police judicaire telles que filatures et écoutes téléphoniques.

A l'heure actuelle, la procédure est particulièrement lourde et donc lente : la direction générale des finances publiques doit d'abord constituer un dossier solide établissant la fraude, ce qui n'est pas aisé lorsque les montages passent par des paradis fiscaux, avant de le communiquer à la Commission des infractions fiscales qui, dans la quasi-totalité des cas, le transmet au parquet.

Tel est le contexte qui justifie le projet de création en loi de finances rectificative d'un service fiscal judiciaire pour disposer, avec des prérogatives judiciaires, de moyens adaptés à la grande fraude fiscale internationale .

d) La relance de l'action concertée entre Etats et ses limites

Le gouvernement, en étroite liaison avec son homologue allemand, a jugé que le moment était venu de « repolitiser » le dossier en convoquant le lundi 21 octobre 2008 dans le cadre de l'OCDE une conférence au niveau des ministres, sur le thème de la lutte contre l'évasion fiscale.

L'objectif était d'établir une liste plus réaliste de paradis fiscaux ces « trous noirs » des relations financières internationales pour reprendre la formule du Premier ministre, au regard d'un ensemble de trois critères : en l'occurrence un paradis fiscal c'est un pays qui soumet les non résidents à une fiscalité faible, pratique un secret bancaire absolu et n'échange pas (ou peu) d'informations avec les Etats qui lui en font la demande.

Votre commission a eu maintes occasions d'insister sur l'importance de la façon dont un pays applique le secret bancaire : certains Etats acceptent par exemple de le lever en cas de fraude fiscale caractérisée. Mais l'exercice devient difficile lorsque la fraude fiscale ne peut être prouvée qu'avec des informations détenues par leurs banques et couvertes par le secret bancaire. D'autres pays consentent à lever le secret bancaire uniquement lorsque la demande provient de leurs propres tribunaux, ce qui aboutit, le plus souvent, à ce cela ne soit accepté que dans des cas très limitatifs : contrebande, trafics d'armes, de drogues etc.

La France et l'Allemagne ont proposé de revoir la directive européenne sur l'épargne dont le champ est pour l'instant trop étroit. Elle ne s'applique qu'aux particuliers et non aux personnes morales : il suffit donc de créer des structures spécifiques comme les trusts ou les fondations pour y échapper. Par ailleurs, de nombreux produits financiers ne sont pas régis par cette directive : il est indispensable d'élargir cette directive aux personnes morales et aux produits financiers complexes.

Il est impératif, enfin, de négocier avec certaines places financières asiatiques et notamment Singapour, qui accueillent aujourd'hui des comptes de ses ressortissants une application des principes posés par la directive européenne.

Cependant, si la crise donne « un coup de projecteur » sur ces zones, sinon de « non-droit » des relations financières, il ne sera pas facile d'aller au-delà des déclarations d'intention .

D'abord parce que la suppression des paradis fiscaux porterait atteinte aux intérêts vitaux d'un certain nombre de pays et pas seulement de petits pays . Il ne s'agirait pas seulement de pays comme le Luxembourg, le Liechtenstein ou même la Suisse mais aussi comme le Royaume-Uni, dès lors qu'une bonne part de l'attractivité de la City repose sur l'existence d'espaces satellites proches , Jersey ou l'île de Man, ou exotiques tels les Bermudes, les Bahamas ou les îles Vierges.

Ensuite, parce que toutes les grandes entreprises, y compris les entreprises françaises y disposent de filiales pour des opérations de nature diverse.

Enfin parce que les Etats eux-mêmes y ont recours pour des raisons de commodité, cela étant vrai même des plus vertueux pour ne rien dire des autres.

* 27 Rapport n° 23 (2008-2009) de M. Philippe Marini.

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