2nde partie - La coopération scientifique en Arctique est-elle suffisante ?
M. Christian GAUDIN
Pour cette deuxième table ronde, je suggère de débuter par l'intervention de M. Duplessy. La réponse est bien sûr très attendue au regard de ce qui a pu être évoqué dans le cadre de l'observation multidisciplinaire.
Les problèmes scientifiques liés aux changements climatiques en Arctique et le regard du GIEC ?
M. Jean-Claude DUPLESSY - CNRS, Membre du GIEC
Merci, Monsieur le Sénateur. Pour illustrer cette question avec le GIEC, j'ai pensé qu'il était utile de définir son travail en deux points. Le GIEC a un rôle important et décisif. Il est constitué d'experts désignés par les gouvernements de chaque pays et a une mission claire. Elle consiste à établir un rapport qui est ensuite rendu public. Ce document porte sur l'évolution du climat, sur les progrès accomplis au fil des années par la communauté scientifique pour comprendre le changement. Ce qui comprend la recherche fondamentale et les processus fondamentaux, mais aussi tous les impacts que ce phénomène peut avoir sur les hommes et l'environnement.
La vocation du GIEC, dans ces conditions, n'est pas de coordonner les actions scientifiques et les observations de terrain. Ceci relève de la compétence de programmes qui sont généralement nationaux et internationaux. L'expérience nous a montré qu'ils sont financés par des organismes de recherche nationaux avec des injections tout à fait homéopathiques de crédits par des organismes internationaux.
Je voulais aborder quelques-uns des problèmes scientifiques qui se posent en Arctique, et qui sont des exemples qui montrent le travail qu'il y a à faire ici.
Le premier, vous l'avez signalé, Monsieur le Sénateur, est l'amplification polaire des changements climatiques. Regardons la moyenne des températures pour la période 2001-2005, à comparer avec la période 1955-1980. Nous pouvons constater qu'il y a un réchauffement assez général de la planète. Les endroits les plus marqués sont évidemment les zones de hautes altitudes, pour lesquelles le réchauffement est d'environ du double de celui du reste du monde.
Le second aspect concernant l'Arctique est l'extraordinaire variabilité de la glace de mer, qui disparaît de temps en temps en été. Nous pouvons constater l'extension minimale de la glace de mer observable dans les zones arctiques.
Deux exemples pour souligner la couverture minimale de la glace : nous pouvons voir, pour la période 1982-2007, qu'il y a une réduction considérable de cette couverture dans l'Océan Arctique. Par ailleurs, la calotte glaciaire du Groenland va vraisemblablement fondre au cours des prochains siècles et contribuer à l'élévation du niveau des mers.
Première observation, qui résulte d'observations satellitaires : cette fonte est relativement restreinte dans la partie centrale du Groenland. Par contre, toute la périphérie se caractérise par des pertes de masse. Elles proviennent soit de la fonte directe sous l'influence du réchauffement, soit de la décharge d'icebergs, amplifiée à l'heure actuelle. Tout ceci constitue un champ d'étude important, bien évidemment, pour comprendre la dynamique de cette calotte glaciaire.
Un quatrième problème scientifique concerne toute la partie des pergélisols. 24 % des terres de l'hémisphère nord sont effectivement occupés par des sols gelés en permanence. Ceux-ci sont susceptibles de fondre et d'accroître les émissions de gaz à effet de serre. Une illustration du problème que nous pouvons voir sur cette photographie : nous voyons ce brave monsieur faisant brûler du méthane provenant d'une tourbière. Les lacs du Nord de la Sibérie rejettent une quantité significative de méthane. Il y a déjà des programmes établis en coopération qui montrent que ces émissions de méthane contribuent considérablement à l'effet de serre depuis une trentaine d'années.
Je voudrais vous montrer ici les résultats d'une étude de modélisation. Celle-ci souligne l'importance de la production extrêmement brutale de gaz à effet de serre, dans le cas d'un réchauffement du pergélisol. Ce sont des simulations faites à partir de modèles - elles ne valent que ce que vaut le modèle. Mais il y a cependant quelque chose de fondamentalement vrai : elles concordent avec certaines observations. Le réchauffement du pergélisol, au début, ne provoque pas grand-chose puis se propage à l'intérieur du pergélisol. Mais à mesure que ce dernier se réchauffe, les bactéries se mettent à travailler, et les réactions chimiques d'oxydation in situ provoquent un fort réchauffement de la zone où elles se produisent. On constate que la température augmente alors de l'ordre de 31° C. Le pergélisol est condamné à fondre, il se produit par la suite une véritable explosion de l'activité bactérienne, qui se met à brûler le carbone des sols. C'est ainsi que, en quelques siècles, la totalité du carbone est brûlée, avec bien évidemment une émission de gaz carbonique et, en parallèle, des émissions de méthane.
Il y a là une espèce de bombe à retardement : avant que le phénomène ne devienne vraiment macroscopique, tant que l'activité bactérienne reste faible, les émissions de gaz à effet de serre sont modestes. Mais dès le moment où l'activité bactérienne s'est emballée, il est impossible de revenir en arrière et c'est tout le carbone du pergélisol qui est oxydé rapidement.
Un cinquième point, déjà abordé, concerne la circulation océanique. Nous devons être conscients que la région nordique constitue une zone critique pour la circulation des océans. Cette circulation thermohaline est gouvernée essentiellement par la température et la salinité des eaux de surface, qui déterminent la densité de l'eau de mer. L'Atlantique Nord transporte vers les hautes latitudes des eaux superficielles chaudes et salées qui se refroidissent en hiver et plongent pour former les eaux profondes de l'océan mondial. Ces plongées contribuent à enfouir le gaz carbonique émis dans l'atmosphère par les activités humaines dans les abysses mais l'efficacité de cette pompe diminuera si les eaux se réchauffent. Lorsque l'on mesurait la pression partielle de gaz carbonique dans l'eau de mer, dans les années 1990, l'Atlantique Nord jouait le rôle de puits de gaz carbonique. Aujourd'hui, ce mécanisme d'épuration est en train de s'atténuer.
Je voudrais dire un mot sur les leçons du passé. Lors de la dernière période interglaciaire, qui était une période un peu plus chaude que la nôtre, nous avions une température d'eau chaude à peu près similaire. Le sud de la calotte glaciaire groenlandaise avait fondu et il ne restait plus que la moitié de celle-ci. Le résultat a été l'augmentation du niveau des mers de l'ordre de deux à trois mètres, ce qui est loin d'être négligeable. Ce que nous souhaitons vous montrer, c'est que si la température de l'Atlantique Nord monte de trois degrés, les eaux profondes se réchaufferont sensiblement - par le mécanisme de plongée déjà décrit - et les eaux, un peu plus chaudes, seront entraînées par la circulation océanique. Vous pouvez le voir sur cette courbe, qui est issue d'une simulation donnée par des modèles, mais contrôlée par des données. Ce réchauffement se propage par les eaux de l'océan Atlantique dans une profondeur de deux ou trois kilomètres jusqu'à l'Antarctique. C'est-à-dire que nous avons ce que l'on appelle une télé-connexion entre le réchauffement arctique, qui va voyager sur dix mille kilomètres pour réchauffer l'Antarctique. Cette eau chaude va se trouver en contact avec un cercle de banquise, et toucher la calotte glaciaire dans l'hémisphère Sud. On mesure que celle-ci recule de dix mètres par an lorsque la température de l'eau s'est réchauffée d'un degré.
Ces quelques dixièmes de degré d'élévation produits pendant la dernière période interglaciaire ont contribué à réduire environ de moitié la calotte glaciaire du Groenland et celle de l'Antarctique de l'Ouest. Voici ce nous nous pouvons donner comme ordres de grandeur. Nous constatons aujourd'hui que l'Antarctique de l'Ouest est attaqué par le réchauffement.
Conclusion : ces zones arctiques sont actuellement, comme elles l'ont toujours été, particulièrement sensibles aux changements climatiques. Il y aura des répercussions au niveau régional, mais aussi sur l'ensemble de la planète. Nous pouvons ainsi aussi observer que le cycle du carbone, via la circulation océanique et les transformations affectant les tourbières et les sols gelés en permanence, va avoir un impact sur de nombreux éléments du système climatique. Citons les neiges, les glaces et la végétation, et les télé-connexions à grande distance. Une hypothèse déjà formulée par le passé, mais qui nous semble réaliste et qui est peut-être en train de s'amorcer dès maintenant.
Il paraît évident, vu ce que nous avons dit, qu'un Observatoire de l'Arctique peut paraître une chose utile. Ce que j'ai voulu souligner ici, c'est qu'il y a un ensemble de conditions favorables au plan opérationnel qui existe. Nous avons des équipes françaises qui ont prouvé qu'elles savaient traiter ce genre de problèmes. Plus intéressant encore : les collaborations internationales qui se sont amplifiées seront utiles pour bâtir un Observatoire de l'Arctique à vocation internationale. Elles seront également utiles pour établir un programme scientifique contribuant à ces observations. La communauté scientifique française bénéficie des compétences de l'INSU et des moyens de l'IPEV pour l'organisation scientifique. Je pense qu'il est important d'établir une base de données qui permettra à tout le monde de mener ces observations. Mais il importe également de faire en sorte que, pour le bien du contribuable français, ces observations soient valorisées. Je voudrais souligner que l'INSU a largement fait preuve de ses compétences polaires. Je vous remercie.