B. LA POLITIQUE DE DÉFENSE RUSSE
L'intervention de l'Assemblée parlementaire de l'Union de l'Europe Occidentale sur la question de la défense russe s'inscrit dans le cadre de la révision de la stratégie européenne de défense. Elle prend également acte du souhait manifesté par la Russie de retrouver un rôle déterminant dans un monde devenu multipolaire. Aux termes du rapport de M. Andrea Rigoni (Italie - Groupe libéral), cette ambition s'appuie sur deux leviers principaux : les ressources en énergie, et la modernisation accélérée de ses capacités militaires.
Après dix ans de réformes, toujours en cours, les forces armées russes occupent, avec plus d'un million d'hommes, la quatrième position dans le monde derrière la Chine (plus de 2,2 millions), les États-Unis (1,4 million) et l'Inde (1,3 million). Le budget fédéral russe est généreux à l'égard de l'armée : 28 milliards de dollars ont été affectés à la défense pour 2008 ; 33 milliards pour 2009 et 40 milliards pour 2010 (prévisions). Sous la présidence de Vladimir Poutine, la Russie a élaboré en 2000 une nouvelle doctrine miliaire, qui a été révisée en 2003 et 2007. La doctrine de 2000 prévoit une extension de l'influence de la Russie fondée non plus seulement sur la coopération, mais aussi sur des rapports de force, tout en préservant l'intégrité territoriale du pays et en garantissant le contrôle des ressources énergétiques. Cette doctrine englobe la sécurité interne et donc la lutte contre le terrorisme, le crime organisé, les trafics de drogue et d'armes. Aujourd'hui, la politique de défense russe s'oriente vers un renforcement des capacités permettant de pratiquer à la fois la dissuasion et la projection de forces. En effet, l'arsenal nucléaire russe est la garantie de son statut militaire international, d'autant que la modernisation des forces conventionnelles prendra beaucoup de temps. Cet arsenal reste impressionnant puisque, selon différentes sources, il compterait encore 702 vecteurs stratégiques pouvant emporter jusqu'à 3 155 têtes nucléaires, des forces de fusées stratégiques munies de 452 systèmes de missiles pouvant emporter 1677 têtes nucléaires, 14 sous-marins stratégiques lance-missiles et 78 bombardiers.
Enfin, le rapport rappelle que l'OTAN reste l'interlocuteur principal de la Russie, et il estime que, désormais, les questions stratégiques doivent être revues dans une optique de dialogue d'égal à égal .
Invité à intervenir à la suite de la présentation du rapport, M. Dimitri Rogozine, Ambassadeur, Représentant permanent de la Fédération de Russie à l'OTAN, a salué un texte « pondéré et équilibré », exprimant néanmoins de façon franche et déterminée un certain nombre de critiques, notamment sur la question des missiles stratégiques.
M. Rogozine a, en effet, rappelé la position de son pays sur la question : la Russie ne comprend pas pourquoi des missiles seraient installés dans les pays baltes, dès lors que l'OTAN cherche à se protéger de l'Iran. En outre, il estime que cette décision a été prise au mépris de la volonté des peuples tchèque et polonais. Sur les relations entre la Russie et l'OTAN, M. Rogozine souligne que cette dernière reste une organisation militaire et technologique. Il lui reproche d'avoir affirmé lors du Sommet de Bucarest, « sans nuance conditionnelle », que l'Ukraine et la Géorgie seront membres de l'OTAN. Elle a donc pris cette décision unilatéralement sans envisager la résolution des problèmes territoriaux de la Géorgie ou l'organisation d'un référendum en Ukraine.
Malgré tout, s'il existe des divergences entre l'OTAN et la Russie, l'Ambassadeur tient à évoquer différents aspects plus positifs de leurs relations. En effet, la Russie comme l'OTAN font face à des menaces communes, notamment celles qui sont liées à la situation en Afghanistan. La Russie a ainsi décidé à Bucarest d'autoriser le transit ferroviaire des troupes de l'OTAN sur le territoire russe. En outre, l'accord sur l'utilisation de l'aviation miliaire russe pour les besoins de l'OTAN est en voie d'être conclu. Des accords bilatéraux similaires existent déjà avec la France et l'Allemagne. La prise en compte de cette menace conjointe poussera nécessairement la Russie et l'OTAN à coopérer davantage.
En conclusion, M. Rogozine affirme que la sécurité du continent européen est indivisible, et qu'on ne saurait construire la sécurité des uns au détriment de celle des autres. Il s'agit de rechercher un équilibre entre intérêts nationaux.
Le débat qui a suivi a permis d'aborder sans tabou de nombreuses questions. Les intervenants ont ainsi interrogé l'ambassadeur sur le retrait des troupes russes de Transnistrie, sur le retrait futur de la flotte russe de Crimée à partir de 2017, sur les menaces internes et externes pesant sur la Russie, sur le traité sur les forces conventionnelles en Europe (Traité FCE), sur une adhésion éventuelle de l'Ukraine à l'OTAN et ses conséquences pour la Russie, mais aussi sur la qualité des équipements militaires russes, les résultats du Sommet de Bucarest, la situation entre la Géorgie et l'Abkhazie ou encore, sur la relation entre Vladimir Poutine et le nouveau Président Medvedev.
M. Rogozine s'est efforcé de répondre à l'ensemble de ces questions. D'après lui, la Russie n'a pas de forces armées en Transnistrie, et la flotte russe de la mer Noire a vocation à y rester indéfiniment. En ce qui concerne les menaces, les dangers internes les plus importants sont la corruption, la misère et le vieillissement de la population. Quant aux menaces externes, ce sont le terrorisme et l'intolérance. M. Rogozine a exprimé sa perplexité sur la réelle autonomie de la défense européenne par rapport aux États-Unis. Selon lui, l'Europe doit développer sa propre capacité à régler ses problèmes de sécurité et peut trouver en la Russie un allié de poids . M. Rogozine a rassuré les parlementaires sur les récentes démonstrations militaires russes : elles n'ont qu'un but pacifique. Il juge que le sommet de Bucarest a été globalement un succès pour la Russie. Il souligne que la Russie est très préoccupée par la situation actuelle en Géorgie et qu'elle se sent concernée par cette affaire, car elle a hérité des engagements de l'ex-Union soviétique. Enfin, il rappelle que la Constitution russe donne très clairement au Président la compétence suprême pour la politique de défense, et que le transfert de pouvoir a bien eu lieu entre l'ex-Président Poutine et le nouveau Président Medvedev.
A la suite de ce débat, la discussion s'est poursuivie sur le rapport de M. Rigoni. Les interventions des orateurs ont révélé pour la plupart un fort soutien des parlementaires pour un rapprochement de l'Europe avec la Russie. Ils admettent que l'Europe doit traiter la Russie comme la puissance qu'elle est, notamment au regard de ses importantes ressources énergétiques. Au-delà, certains plaident pour faire de la Russie une composante de la politique de défense européenne. Certains orateurs estiment qu'il faudrait distinguer davantage la défense européenne et l'OTAN, et ont critiqué les initiatives unilatérales comme celles de la République tchèque et de la Pologne sur le bouclier antimissile, car elles ne sont pas conformes à l'intérêt de la défense européenne. Le débat a aussi porté sur l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN.
M. Pozzo di Borgo (Paris - UDF) a exprimé sa conviction que la Russie est un partenaire incontournable pour l'Europe :
« Je suis évidemment, en tant que Français, d'accord avec le projet de recommandation de M. Rigoni, qui décrit très précisément la politique de défense russe et les enjeux qui en découlent pour la sécurité et la stabilité de l'Europe.
Il est en effet évident, pour leur intérêt réciproque, que l'Europe et la Russie devraient coopérer et se concerter davantage sur les questions de défense et de sécurité : c'est tout le débat que nous avons aujourd'hui. Il ne faut pas oublier qu'elles ont un voisinage commun, que la Russie est européenne, comme nous, et qu'un certain nombre de questions essentielles les concernant, même si la Russie les occulte - je pense notamment à la Chine - appellent des travaux en commun.
Les questions ayant trait à l'alimentation, à l'eau, à l'énergie, à l'environnement, au terrorisme, à la mafia et à la drogue nourriront les débats de l'avenir. Ce sont autant d'éléments qui figurent dans le Livre Blanc sur lequel travaille actuellement la Commission des affaires étrangères du Sénat français, et qui doivent, naturellement, être traités en commun par la Russie et l'Europe.
Pour l'Europe, la Russie est un partenaire incontournable. Telles des poupées russes, la Russie et l'Union européenne sont obligées de s'imbriquer. Je ne précise pas laquelle doit s'imbriquer dans l'autre, mais elles ont la nécessité de le faire.
Je passerai sur de nombreux sujets que je comptais évoquer, mais il me faut tout de même dire que des points de tension assez forts subsistent. Je citerai notamment l'élargissement potentiel de l'OTAN à la Géorgie et à l'Ukraine, qui suscite la crispation de la Russie. A cet égard, je souscris aux propos de M. Rigoni. Il est vrai que l'OTAN a sans doute intérêt à s'ouvrir ailleurs. Je rappelle qu'à Bucarest, les six pays fondateurs de l'Europe ont souhaité voir ce projet d'élargissement suspendu ; c'est tout de même un point important.
En outre, il y a le projet de bouclier antimissile américain. Les Américains ont été tellement fascinés par le 11-septembre, ce qui est compréhensible, qu'ils ont envie de se protéger à tout prix et ont développé une sorte de paranoïa. J'ai été très surpris, lorsque cette décision bilatérale entre la Tchéquie, la Pologne et les États-Unis a été prise, de constater que l'Europe n'ait pas été l'un des acteurs de cette ouverture. Il semblerait que les relations s'améliorent entre la Russie et les États-Unis, et que les Russes aient donné leur accord moyennant la présence d'observateurs en Russie et en Tchéquie.
Concernant l'affaire de la Géorgie et de l'Ukraine, aussi, j'ai pu ressentir la très forte sensibilité des Russes lors d'un déplacement que j'ai effectué, il y a un mois, avec une délégation de la Commission des affaires étrangères du Sénat français. Il faut que nos amis, aussi bien Géorgiens qu'Ukrainiens, et que nous, Européens, prenions conscience de ce problème qui, selon moi, est peut-être encore plus important, si vous me permettez de le dire, que celui des missiles.
Pour terminer, j'ajouterai que la Russie participe à l'opération EUFOR au Tchad : elle nous envoie quatre hélicoptères - et même si nous les attendons encore, M. Rogozine, puisqu'ils ne sont toujours pas arrivés, le principe est acquis et nous serons heureux de les avoir.
Je conclurai mon intervention par deux propositions : premièrement, je pense qu'il serait possible d'envisager d'aller plus loin dans la coopération entre l'Union européenne et la Russie, en instaurant sur le modèle du Conseil OTAN/Russie un Conseil Europe/Russie, c'est-à-dire un conseil de coopération COPS (1 ( * ))/Russie.
Deuxièmement, l'apaisement des relations entre la Russie et l'Europe passera aussi par une clarification des relations entre la Russie et l'OTAN et surtout, pour nous Européens, qui sommes pour la plupart membres de l'OTAN, par une réflexion sur les missions de l'OTAN ».
M. Rigoni a conclu la discussion en affirmant que l'Union européenne a tout intérêt à ce que la politique de défense russe soit stable, et que la Russie ne doit pas avoir peur de l'OTAN ni de l'Europe.
Le rapport de M. Rigoni, l'intervention de M. Rogozine et le débat qui les a suivis témoignent d'une volonté de rapprochement évidente entre l'Union européenne et la Russie, même si des points de tensions demeurent et semblent pour le moment insolubles, notamment la question de l'élargissement de l'OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie.
* (1) Comité Politique et de sécurité