B. DES AVOCATS « À LA PEINE »

Les avocats constituent l'un des rouages essentiels du système de l'AJ . Pourtant, depuis plusieurs années, la machine se « grippe ». Les mouvements des barreaux en 2000, puis à nouveau en 2006, agissent comme autant d'électrochocs pour rappeler les difficultés auxquelles la profession est confrontée dans le cadre des missions d'AJ.

Contrainte de rentabilité économique, lourdeurs administratives et incertitudes quant à la pérennité du système actuel placent les avocats dans un dilemme bien compliqué à résoudre, entre le devoir moral d'assister les plus fragiles devant la justice et une logique économique dictant ses impératifs.

1. La survie de certains cabinets en question

Tous les avocats ne contribuent pas au fonctionnement de l'AJ. Cependant, sur les 47.798 répartis sur le territoire, 22.466 avocats ont exercé au moins une mission d'AJ en 2005 (21.489 l'année précédente) 30 ( * ) , soit un peu moins de un sur deux (47 %) .

Alors qu' au moment du vote de la loi de 1991, peu d'informations statistiques étaient à la disposition du législateur sur cette profession et son investissement dans la bonne marche de l'aide judiciaire (telle que définie par la loi précitée du 3 janvier 1972), la situation a connu une sensible amélioration depuis lors. En particulier, le Conseil national des barreaux (CNB), par son Observatoire de l'AJ, produit depuis quelques années des séries statistiques permettant d'apporter un éclairage complémentaire sur la situation des avocats au regard de ces missions. La création d'un tel Observatoire et son activité statistique s'expliquent, d'ailleurs, non seulement par le souhait légitime de mieux connaître les trajectoires des avocats mais aussi, probablement, par une certaine inquiétude de la profession quant aux effets réels de l'AJ sur le fonctionnement des cabinets.

Le taux de 47 % des avocats ayant exercé au moins une mission d'AJ en 2005 ne représente qu' une moyenne nationale pouvant cacher de fortes disparités . En effet, la situation des avocats au regard de l'AJ varie d'un barreau à l'autre, dès lors que chaque barreau est maître de son organisation notamment en matière de désignation des avocats pour les dossiers d'AJ et d'organisation des permanences.

Le nombre de missions accomplies par un avocat peut ainsi différer fortement d'un avocat à l'autre . Tandis que certains n'effectuent que très occasionnellement des missions d'AJ, « d'autres y consacrent une part importante de leur activité professionnelle » 31 ( * ) .

Le tableau ci-dessous permet de mieux cerner cette réalité.

La répartition des missions d'aide juridictionnelle entre les avocats

La segmentation par strates de la profession d'avocat en fonction du nombre de missions d'AJ réalisées permet une analyse plus fine de la diversité des situations. En particulier, elle met en lumière un nombre moyen de missions réalisées par avocat variant entre 6,84 et 284,33 .

Ce mode d'approche souligne, en outre, une concentration des missions d'AJ sur un nombre relativement limité d'avocats . En effet, la segmentation mise en oeuvre met en évidence que 20 % des avocats ayant mené au moins une mission d'AJ (soit 4.492 avocats) assurent 64 % des missions 32 ( * ) .

Rapportée au nombre total d'avocats exerçant sur le territoire (47.798), la proportion d'avocats exerçant 64 % des missions ressort donc à 9,4 % .

Ce chiffre permet, notamment, de remettre en perspective l'affirmation souvent entendue selon laquelle certains avocats vivent essentiellement de l'AJ .

A ce stade de l'analyse, une donnée fait toutefois défaut pour appréhender encore plus finement cette affirmation. En effet, la part de l'AJ dans le montant annuel des bénéfices non commerciaux déclarés par les cabinets n'est actuellement mesurée par aucun indicateur. Cette lacune nuit à une juste appréciation de la situation financière des avocats sur laquelle l'AJ est concentrée.

Toutefois, au cours des auditions qu'il a menées, votre rapporteur spécial estime que les cas de cabinets vivant essentiellement sur l'AJ ne sont probablement pas aussi fréquents que l'image couramment véhiculée .

Il n'en reste pas moins qu'une difficulté économique se pose aux avocats conduisant des missions à l'AJ en termes de « seuil de rentabilité » . Un avocat est aussi un chef d'entreprise, qui ne peut s'abstraire d'une logique économique s'accordant parfois difficilement avec la logique de l'AJ. En particulier, il doit couvrir des charges liées à son activité et dont les principaux postes correspondent à son loyer, son salaire et celui de ses éventuels collaborateurs, ses déplacements, ses assurances et ses sources documentaires. Pour chaque dossier traité, il se livre donc à un calcul de rentabilité simple s'appuyant, notamment, sur l'amortissement de ses charges fixes. De ce calcul résulte l'établissement du niveau des honoraires proposés par convention à son client.

Dans le cadre de l'AJ, cette approche est nécessairement modifiée dans la mesure où la rétribution de l'avocat est fixée par l'Etat (cf. le principe du barème décrit supra, dans la partie I-E-2). Et précisément, la profession d'avocat considère aujourd'hui que le montant de l'UV est notablement inférieur au « point mort » (ie seuil de rentabilité) des cabinets .

Un exemple, tiré du rapport d'étape de la commission « Accès au droit » du CNB adopté les 12 et 13 janvier 2007 en assemblée générale, permet de comprendre l'argumentation développée par la profession.

UV et « point mort » des cabinets d'avocat : un exemple tiré du rapport d'étape de la commission « Accès au droit » du CNB adopté les 12 et 13 janvier 2007
en assemblée générale

Le rapport d'étape de la commission « Accès au droit » du CNB, adopté les 12 et 13 janvier 2007 en assemblée générale, met en lumière l'insuffisance du montant de l'UV au moyen d'un cas pratique à valeur représentative.

L'exemple s'appuie sur un cabinet composé de 2,5 avocats et de 1,5 secrétaire. Le cabinet est situé en province et son taux de charge s'élève à environ 60 % du chiffre d'affaires réalisé. Son taux horaire est de 150 euros hors taxe pour une facturation sur la base de 1.300 heures facturables.

Dans ces conditions, le « point mort horaire » du cabinet est estimé aux alentours de 100 euros .

Le montant de l'UV étant de 22,50 euros et cette UV étant censée correspondre à une demi-heure de travail de l'avocat, la rétribution de ce dernier au titre de l'AJ se monte à 45 euros de l'heure.

Un différentiel de 55 euros existe donc entre le « point mort horaire » du cabinet et la rétribution au titre de l'AJ. L'écart se creuse si la rétribution au titre de l'AJ est rapportée au taux horaire pris pour hypothèse (150 euros hors taxe) puisque le différentiel atteint alors 105 euros.

De cet exemple le CNB conclut que la charge de l'AJ est financée à hauteur de deux tiers environ par le cabinet d'avocat et de un tiers par l'Etat .

Par ailleurs, l'avocat à l'AJ travaille à perte, la rétribution horaire étant inférieure à son « point mort horaire ».

Dans le même rapport, le CNB précise que le nombre d'avocats ayant exercé des missions à l'AJ a augmenté régulièrement au cours des dernières années (de 1,8 point entre 2002 et 2005). Afin d'expliquer cette tendance à la hausse et ce paradoxe apparent (l'avocat travaille à perte sur les missions d'AJ, mais de plus en plus d'avocats font de l'AJ), il souligne qu'« à défaut d'être correctement indemnisée, les missions accomplies au titre de l'AJ ont l'avantage de générer facilement un volume d'activité et, une fois enclenchées, d'être effectivement payées. Avantage pour les cabinets individuels qui trouvent ainsi une source de revenus sûre. ».

Par ailleurs, votre rapporteur spécial estime que, dans une logique strictement économique, l'existence de l'AJ permet également de solvabiliser une demande de justice, qui ne pourrait probablement que difficilement s'exprimer sans la contribution financière de l'Etat .

* 30 Conseil national des barreaux (CNB), Observatoire de l'aide juridictionnelle, Cahiers n° IV (septembre 2006).

* 31 CNB, Observatoire de l'aide juridictionnelle, Cahiers n° IV (septembre 2006).

* 32 Ce résultat est obtenu en regroupant les classes correspondant aux avocats ayant réalisé plus de 61 missions au cours de l'année.

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