2. L'actionnariat salarié comme force de dissuasion
Le développement de l'actionnariat salarié s'inscrit, comme un certain nombre d'affaires récentes ont permis de la constater, dans le cadre d'une politique d'ensemble de stabilisation de l'actionnariat des entreprises françaises.
On esquissera une évocation sommaire du régime complexe de l'actionnariat salarié en notant que, selon le rapport annuel pour 2004-2005 sur la participation financière du conseil supérieur de la participation, celui-ci couvre :
- le cas du salarié à qui sont attribuées des actions gratuites et qui les place sur un plan d'épargne salariale ;
- le cas du salarié qui reçoit sa quote-part de participation sous forme d'actions de son entreprise ;
- le cas du salarié qui reçoit sa quote-part de participation (plus du tiers de l'actif) sous forme de fonds commun de placement d'entreprise (FCPE) ou de SICAV principalement investies en actions de son entreprise ;
- le cas du salarié qui reçoit sa quote-part de participation sous forme de FCPE ou de SICAV investies pour une part plus faible que ci-dessus, en actions de son entreprise ;
- le cas du salarié qui achète des actions de son entreprise, dans le cadre d'un plan d'épargne d'entreprise (PEE) ou d'un plan d'épargne de groupe (PEG) ;
- le cas d'un salarié qui achète des parts ou actions de FCPE ou de SICAV majoritairement investies (plus du tiers de l'actif) en actions de son entreprise, dans le cadre du PEE ou du PEG ;
- le cas d'un salarié qui achète des parts ou actions de FCPE ou de SICAV investies pour une part plus faible que ci-dessus, en actions de son entreprise, dans le cadre d'un PEE, PEG, plan d'épargne interentreprises (PEI), plan d'épargne pour la retraite collectif (PERCO), PERCO-I ;
- le cas de rachat d'une entreprise par ses salariés ;
- le cas des titres détenus par les salariés des sociétés coopératives ouvrières de production (SCOP).
Le même rapport note, en ce qui intéresse la réflexion de la mission d'information, que « la part de capital détenue par les salariés est réputée moins volatile que celles détenues par des particuliers ou des institutionnels ce qui peut être tout à fait profitable pour réduire certains risques d'OPA inamicales ».
Les chefs d'entreprise auditionnés par la mission ont très largement partagé ce point de vue. M. Jean-Cyril Spinetta a ainsi indiqué : « il faut, ce qui est largement fait en France, que les Etats créent les conditions d'un actionnariat salarié plus facile et plus puissant. C'est un des moyens de se mettre à l'abri. La Société Générale l'a démontré dans le cadre d'une opération franco-française », mentionnant aussi les avantages de l'actionnariat salarié du point de vue des relations sociales : « l'actionnariat salarié s'élève à 15 % chez Air France. Cette situation instaure, de fait, des relations différentes entre les salariés et le management. Le message économique passe mieux et le management a plus d'obligations envers ses salariés actionnaires. J'imagine quelles seraient les réactions si notre titre réalisait de mauvaises performances. [...] Il ne s'agit pas du tout de co-gestion, mais le management se trouve dans l'obligation de mieux expliciter ses décisions, de convaincre, d'exposer sa stratégie, au-delà de la protection que ce dispositif représente. Je crois que l'Etat ne fera jamais trop pour favoriser la constitution et le renouvellement de l'actionnariat salarié. Il s'agit sans conteste d'une action majeure pour empêcher que les entreprises soient des cibles faciles pour des fonds de private equity divers , dès lors qu'il existe une véritable cohésion entre le management et les salariés. »
Pour M. Christian Streiff, « ce système constitue une protection fantastique face aux prédateurs éventuels. Saint-Gobain avait tenté de faire l'acquisition d'Essilor, mais y a finalement renoncé après avoir compris que les deux types d'actionnariats n'étaient pas compatibles. »
Dans un sens identique :
- M. Jean-François Roverato a indiqué que les salariés d'Eiffage, presque tous actionnaires, détenaient 23 % du capital, qu'Eiffage avait décidé une augmentation de capital réservée aux salariés afin de renforcer son principal pôle de stabilité et que les efforts de l'entreprise en matière d'épargne salariale avaient exclusivement porté sur le développement de l'actionnariat salarié pour cette raison stratégique ;
- M. Xavier Fontanet a indiqué que la structure Valoptec, où est logé le capital détenu par les salariés d'Essilor, ainsi que par la famille Lissac, détient 8 % du capital et 15 % des droits de vote, tout en notant qu'il serait souhaitable que cette part monte à 20 % des droits de vote afin de mieux sécuriser le déroulement des assemblées générales ;
- M. Patrick Artus a estimé que la promotion de l'épargne salariale était une voie judicieuse pour protéger le capital des entreprises, pour autant que cette épargne soit investie en actions.
Aussi convient-il de se féliciter, pour la pérennisation de la localisation des centres de décision économique installés dans notre pays, que la loi du 30 septembre 2006 pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié ait sensiblement conforté le régime juridique, social et fiscal de cet actionnariat .
La loi prévoit, en autres dispositions favorables, la création d'un mécanisme d'attributions collectives d'actions gratuites. Inspirée du dispositif mis en place par la loi de finances pour 2005, cette nouvelle forme d'actionnariat étend le bénéfice de l'attribution d'actions gratuites à l'ensemble des salariés. La répartition des actions gratuites entre les salariés sera réglée par un accord d'entreprise ou, à défaut, par décision des organes de direction de l'entreprise. Elle peut être uniforme, proportionnelle à la durée de présence ou aux salaires ou combiner les deux critères. La limite maximale pouvant être distribuée dans ce cadre est fixée à 10 % du capital de l'entreprise. Au-delà de la période d'acquisition d'au moins deux ans, les actions peuvent être versées dans un PEE, éventuellement par le biais d'un FCPE. En contrepartie d'un blocage quinquennal, la fiscalité applicable à la cession de ces actions est celle du plan d'épargne (absence d'imposition sur les plus-values hormis les prélèvements sociaux habituels). Pour l'entreprise, les actions distribuées peuvent être déduites de l'assiette d'imposition.
La loi institue d'autres dispositions tendant au développement de l'actionnariat salarié. Elle accorde ainsi aux entreprises le droit de pratiquer la déductibilité fiscale de la décote accordée aux salariés lors des augmentations de capital réservées (sur la base de la différence entre la valeur de l'action le jour de l'augmentation de capital et le prix de souscription). Elle permet aux entreprises qui le souhaitent de céder à leurs salariés les actions qu'elles détiennent en propre selon des modalités identiques à celles des augmentations de capital réservées, dans une limite maximale de 10 % des titres émis. Pour les FCPE en titres non cotés, la loi 30 septembre 2006 permet de conclure un pacte d'actionnaires (transmission d'entreprise, stabilité de l'actionnariat ou liquidité du fonds).
Il semble bien, en définitive, que le renforcement de l'actionnariat salarié soit un outil véritablement utile de stabilisation du capital des sociétés cotées. Il conviendra, quand la loi du 30 septembre 2006 aura déployé ses effets, d'évaluer la corrélation attendue entre la montée en puissance de l'actionnariat salarié et le sort des OPA inamicales.