SÉQUENCE 1 - LE NOUVEAU CONTEXTE GÉOSTRATÉGIQUE ET LA DISSUASION NUCLÉAIRE
M. Serge VINÇON, Président -
Je voudrais ouvrir le premier débat qui porte sur l'évolution du contexte stratégique et le rôle que peut y jouer la dissuasion nucléaire. En nous plaçant à un horizon de 20 ou 30 ans, à quelles menaces faut-il nous préparer ? Les menaces nouvelles, et notamment celles qui proviennent d'entités non étatiques, font-elles disparaître des menaces plus traditionnelles ? Dans ces conditions, le nucléaire militaire verra-t-il son rôle décliner ou gardera-t-il sa pertinence ? Comment concilier dissuasion et lutte contre la prolifération nucléaire ? Enfin, sur tous ces points, les réponses apportées par le discours du Chef de l'Etat du 19 janvier marquent-elles une inflexion ou plutôt une confirmation de la doctrine française ?
Introduction au débat : général Henri BENTÉGEAT, M. Bruno TERTRAIS
Général Henri BENTÉGEAT, chef d'état-major des armées -
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir convié à ce débat qui est d'autant plus essentiel que, comme vous l'avez souligné, Monsieur le Président, des interrogations nombreuses se sont fait jour après le discours du 19 janvier dernier du Président de la République et, d'une certaine manière, le débat public s'est ouvert avant même que nous ayons la possibilité de débattre concrètement. Nous sommes chargés de la mise en oeuvre pratique des choix décidés par le chef des armées. Ce débat est aujourd'hui au coeur d'un certain nombre de réflexions essentielles pour la sécurité de notre pays et je suis heureux d'en parler avec vous.
Monsieur le Président, vous nous avez demandé d'évoquer le contexte géostratégique à l'horizon de 20 à 30 ans. Je voudrais souligner à quel point la perspective dans ce domaine est hasardeuse et constitue un exercice périlleux. Je citerai deux exemples. Lorsque j'étais à l'école de guerre dans les années 1983-1985, la guerre Iran-Irak faisait rage et nous avions eu la possibilité d'interroger un des meilleurs experts du moment, en France, sur l'issue prévisible de ce conflit. Il nous avait expliqué que l'Iran gagnerait parce qu'il avait des avantages naturels que la géographie politique permettait de calculer, et, moins d'un an plus tard, l'Irak remportait cette victoire décisive. En 1985, nous travaillions sur l'avenir du Pacte de Varsovie et aucune de nos études ne prévoyait l'effondrement de 1989. A l'horizon de vingt ou trente ans, c'est un exercice salutaire de savoir ce qui peut se passer.
Notre sentiment, en première analyse, est qu'il y a peu de rupture prévisible, que ce soit sur le plan stratégique, ou sur le plan technologique, ce qui n'est pas neutre pour nous. Les Etats-Unis devraient rester la puissance dominante. Le risque d'un conflit majeur reste à l'horizon de 20 ou 30 ans, relativement faible, même si un retour possible de ce grand pays à l'isolationnisme peut faciliter la réapparition d'une menace majeure sur le territoire européen.
Deuxièmement, le terrorisme international devrait rester la toile de fond, générale et permanente, sans qu'il soit possible de définir si les fondements mêmes sur lesquels il progresse ont été partiellement ou complètement traités.
La troisième menace vraisemblable est la prolifération des armes de destruction massive, qui ne constitue plus seulement un risque mais une réalité et une menace véritable. Les conflits locaux seront nourris par la formidable pression exercée sur l'énergie et les matières premières et la montée en puissance de la Chine et de l'Inde. Nous pourrions être confrontés à trois types de menaces :
- la première, la plus dangereuse, est le chantage avec menace d'agression émanant d'une puissance nucléaire. Face à une menace de cette nature, la réponse conventionnelle serait inadéquate. Seule la dissuasion nucléaire constituerait une garantie suffisante ;
- la plus vraisemblable des menaces serait une agression ou un chantage, émanant de puissances régionales avec armes balistiques équipées de têtes biologiques ou chimiques, c'est-à-dire capables de créer des dégâts humains considérables dans une ville comme Paris ou Marseille. Cette menace ne pourrait être contrée que par une dissuasion nucléaire crédible ou par des défenses anti-missiles efficaces qui relèvent encore aujourd'hui de l'hypothèse ;
- le terrorisme est la dernière menace qui appelle des réponses multiformes. La dissuasion nucléaire ne serait pas engagée, sauf si la complicité d'un Etat dans des actes de terrorisme était démontrée.
Pour finir, je voudrais simplement formuler quelques remarques que je crois être de bon sens. Aujourd'hui, il y a des arsenaux nucléaires considérables en service, et qui sont en cours de modernisation. C'est vrai pour les forces nucléaires américaine, russe, chinoise, et Sir Michael Quinlan nous dira ce qu'il en est pour la Grande-Bretagne. Un certain nombre de pays du sud cherchent à s'en doter. Les deux exemples les plus manifestes sont l'Iran et la Corée du Nord. D'autres pays du sud comme le Pakistan et l'Inde s'en sont dotés récemment. Pourquoi, si l'arme nucléaire relève d'une autre logique, comme je l'ai entendu quelquefois, c'est-à-dire d'une logique de guerre froide, ces pays veulent-ils se doter d'armes nucléaires ? Parce que l'arme nucléaire confère un statut indiscutable pour les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, mais surtout parce que l'arme nucléaire sanctuarise un territoire. Lors d'un récent déplacement au Moyen-Orient, un chef d'état-major m'a confié que si l'Irak avait possédé l'arme nucléaire, il n'aurait jamais été envahi par la coalition. Il y avait une part de vérité dans ce qu'il disait.
Aujourd'hui, l'arme nucléaire reste, dans mon esprit, liée à des enjeux de sécurité et à des enjeux de puissance considérables. Envisager de réduire ou de laisser vieillir nos forces nucléaires serait certainement prendre un risque important pour la sécurité de la France dans les vingt ou trente ans à venir.
M. Bruno TERTRAIS, Fondation pour la recherche stratégique -
Je vais prolonger la réflexion du général Bentégeat plutôt que de m'inscrire en rupture avec ce qu'il vient de dire. A propos de ruptures, elles sont difficilement prévisibles par nature. Nous en avons connu deux, la fin de l'URSS et le 11 septembre, en l'espace de dix ans, que nous aurions eu du mal à prévoir. Si on ne peut prévoir les ruptures, il est raisonnable en revanche de prévoir qu'il y en aura.
La dissuasion nucléaire reste donc un point d'ancrage, une sorte de roc sur lequel, à mon avis, une politique souveraine de défense et de sécurité peut s'appuyer encore pour très longtemps.
S'agissant des menaces majeures ou régionales, la Russie a très longtemps été notre point de référence pour la dissuasion française. Or nous n'avons pas assez d'assurance sur le devenir de la Russie dans les vingt ou trente prochaines années pour ne pas considérer qu'elle puisse être un adversaire potentiel à cette échéance. Si je prends une comparaison historique, qui a ses limites bien entendu : quinze ans après la défaite et le changement de régime de 1945, l'Allemagne était réintégrée dans le concert des nations démocratiques et nous étions en passe d'en faire un allié. Quinze ans après la chute du régime soviétique, force est de constater que Moscou ne s'inscrit pas aujourd'hui dans une trajectoire politique qui permet de faire le même type de pari. La Russie est un pays ami avec lequel nous partageons beaucoup d'intérêts, mais c'est la seule grande puissance nucléaire qui reste à proximité des frontières de l'Europe. Cela ne veut pas dire que c'est la seule menace potentielle, en termes de menace majeure, à l'horizon 2015-2025. Il existe certains scénarios dans lesquels l'Europe pourrait être en opposition stratégique avec la Chine. Ces scénarios ne seraient pas du tout du type de la guerre froide. Nous devons faire preuve d'imagination. Si je devais imaginer les futures puissances majeures dans trente ans, ce serait l'Inde, le Japon et, peut-être même, l'Iran. Ce sont des puissances qui ne poseraient pas le même type de menace que celle que représentait l'Union soviétique. Mais il serait déraisonnable de ne pas prendre en compte un futur plus ouvert.
Je ne suis pas un pessimiste de la prolifération nucléaire. Je pense qu'elle devrait rester limitée. Un petit nombre d'Etats pourront poser des problèmes de sécurité sérieux pour l'Europe. Sauf effondrement du TNP, possible notamment en raison de ce que peut représenter l'exemple iranien dans un certain nombre de pays d'Asie du Sud-est et du Moyen-Orient, la logique de la prolifération nucléaire restera limitée.
Il ne semble pas que ce soit le cas de la prolifération balistique, qui, elle, devrait, plus lentement mais sûrement, continuer à poser un problème potentiel pour l'Europe, dans la mesure où la portée des missiles balistiques continue à s'allonger. Ce n'est donc pas tant le nombre de détenteurs de missiles balistiques qui augmente que leur portée qui s'allonge.
En termes de nature de la menace, ce sont les stratégies de contrôle de l'environnement régional, les stratégies de captation des ressources et des points de passage et, tout simplement, les stratégies d'expansionnisme mues par le nationalisme qui feront peser ces menaces potentielles sur l'Europe, sous forme de chantage ou d'agression directe y compris par escalade.
En ce qui concerne le rôle de la dissuasion française, j'ai coutume de le résumer par une formule simple : c'est l'outil de la liberté d'action, pas seulement vis-à-vis d'un adversaire potentiel mais aussi, de manière très différente, vis-à-vis de nos alliés. Le maintien de l'outil de dissuasion nucléaire nous permet de garantir que la survie de la France et ses intérêts essentiels ne dépendront pas d'autrui. Ce n'est pas négligeable. Vis-à-vis des puissances adverses, le rôle de la dissuasion, à l'avenir, sera sans doute une contre-dissuasion pour éviter qu'un pays adverse, quelle que soit son identité, puissance majeure ou régionale, puisse faire jouer sa dissuasion contre nous, plutôt qu'un type de scénario du temps de la guerre froide. Nous sommes dans des scénarios nouveaux. Je pense à un pays qui voudrait nous dissuader d'intervenir, soit sous mandat international, soit en application d'un engagement de défense, et je ne pense pas seulement à l'OTAN mais aussi à nos engagements bilatéraux.
Quant à la doctrine française, deux mauvais procès peuvent lui être faits : l'un qui consiste à dire que notre doctrine est « fossilisée » dans la gangue de la Guerre froide, et le procès inverse, qui consiste à dire : « tout a changé : notre doctrine se rapproche maintenant de l'emploi de l'arme nucléaire ». Ces deux procès, parfaitement symétriques, sont à rejeter l'un et l'autre. Les fondamentaux n'ont pas changé mais les modes d'application ont évolué.
Sur la question du terrorisme d'Etat : c'est un scénario qui a fait couler beaucoup d'encre après l'intervention du Président de la République le 19 janvier. Il s'agit, à mes yeux, d'un scénario extrême qui ne mérite pas autant de commentaires. C'est toutefois un scénario qui n'est pas hors de propos. Si je prends le cas de l'Iran, lorsqu'on voit la manière dont ce pays, qui n'a pas l'arme nucléaire, agit, en termes d'instrumentalisation de certains groupes terroristes pour la défense de ses intérêts, parfois loin de son territoire, on peut imaginer qu'une fois la sanctuarisation nucléaire acquise, s'il l'acquiert un jour, il pourrait se comporter d'une manière encore plus active dans le soutien au terrorisme et prendre des risques qu'il n'aurait pas pris en temps de crise, à l'abri de ses capacités nucléaires.
A propos de la compatibilité du maintien de la dissuasion nucléaire avec les engagements de la France en matière de désarmement, je fais partie de ceux qui estiment que la politique nucléaire française est parfaitement compatible avec les engagements pris par la France dans l'article 6 du Traité de non-prolifération, qui évoque la cessation de la course aux armements et l'engagement vers le désarmement. La politique nucléaire française, comme celle du Royaume-Uni, est compatible avec la philosophie qui animait les rédacteurs du TNP dans cet article 6. Il y a néanmoins un problème complexe, du point de vue juridique, celui des garanties « négatives » de sécurité. La France s'est engagée, avec le Royaume-Uni, à ne pas utiliser l'arme nucléaire contre les pays non nucléaires, sauf dans certains cas. Ces engagements pris à titre de non-prolifération sont, même avec leurs réserves, compatibles avec la non-prolifération.
Enfin, il y a un point qui me tient à coeur et je terminerai par là. C'est la thèse selon laquelle les puissances nucléaires devraient, en quelque sorte, donner l'exemple : si elles démantelaient plus vite leurs arsenaux, voire si elles s'en désintéressaient, l'Iran ou la Corée du Nord auraient moins de motivation pour aller vers le chemin nucléaire. Je pense que cette thèse est fausse et suis partisan de l'idée selon laquelle, si l'arme nucléaire était mise hors la loi, seuls les hors la loi auraient l'arme nucléaire. Pour ne donner qu'un argument historique, il faut se souvenir que c'est au moment de l'âge d'or des traités de non-prolifération et du désarmement nucléaire, de 1987 à 1996, pendant que nous désarmions, pendant que nous perfectionnions nos outils de non-prolifération, que la Corée du Nord, l'Inde, l'Irak, l'Iran, Israël, la Libye et le Pakistan ont pris le chemin inverse, c'est-à-dire qu'ils ont poursuivi, voire accéléré, leur programme nucléaire. Ce rappel historique peut nous amener à réfléchir sur cette thèse, que je considère comme fallacieuse, qui consiste à penser que si nous désarmions, les autres pays feraient de même. Ce n'est pas la façon dont le monde fonctionne aujourd'hui. On peut le regretter, mais il faut en tirer les conséquences.
Débat
M. Serge VINÇON, Président -
Ces deux interventions permettent de situer l'environnement de notre pays au regard des menaces potentielles et la place que la France accorde à la dissuasion.
M. Xavier PINTAT -
Je félicite nos deux intervenants sur la clarté et la précision de leurs exposés qui ouvrent le débat.
Concernant le contexte international, les autres puissances nucléaires font-elles la même analyse que nous du contexte stratégique ? Tirent-elles les mêmes conclusions que nous pour l'évolution de leurs forces nucléaires, s'agissant notamment des menaces émanant de puissances régionales. Est-il vrai que la Chine accroît ses capacités nucléaires à contre-courant des autres puissances nucléaires ? Cela ne risque-t-il pas d'avoir des conséquences sur les équilibres stratégiques ?
La deuxième question est plus précise. Elle concerne la réponse aux puissances régionales. Pourriez-vous préciser en quoi l'arme nucléaire est adaptée pour ce type de menace de puissances régionales et la nécessité parfois de cibler les centres de pouvoir ? L'arme nucléaire est-elle adaptée pour ce type de frappe ciblée ?
M. Josselin de ROHAN -
Monsieur Tertrais, pensez-vous qu'il y a un moyen quelconque, international, d'empêcher l'Iran de devenir une puissance nucléaire militaire ? Les efforts conjugués des puissances occidentales, l'influence plus ou moins positive de la Russie dans ce domaine et la neutralité suspecte de la Chine ne conduiront-elles pas, malgré tout, l'Iran à défier ceux qui voudraient l'empêcher d'acquérir une arme nucléaire ?
M. Jean FRANÇOIS-PONCET -
On lit beaucoup dans la presse que les armes nucléaires adaptées à cet usage, probablement miniaturisées, sont les seules capables de pénétrer des caches profondément souterraines. Pouvez-vous nous dire exactement de quoi il s'agit ? Peut-être pourriez-vous ajouter un mot sur les dommages collatéraux que l'usage de tels engins pourrait provoquer. En disposons-nous ou en disposerons-nous ? On entend dire qu'en cas de frappe américaine sur l'Iran, ces bombes seraient nécessaires.
La deuxième question concerne les « bombes sales » dont on parle beaucoup, qui sont la combinaison d'explosifs conventionnels avec un enrobage de matières nucléaires. Sont-elles faciles à fabriquer ? Sont-elles à la portée des terroristes ? Cette hypothèse est souvent évoquée.
Enfin, vous avez mentionné les défenses anti-missiles dont les Américains font grand cas. Est-il exact qu'elles ne sont pas au point ? Pensez-vous qu'elles le seront ? Elles ne le seront peut-être pas face aux puissances disposant d'un arsenal extrêmement important, mais face à des frappes émanant de pays ayant un nombre limité d'ogives, peuvent-elles devenir efficaces ? Où en sommes-nous du développement de ces armes ?
M. Michel GUERRY -
La Chine et la Russie sont des puissances nucléaires. Elles ont une frontière commune avec en Sibérie, région qui a des ressources énergétiques importantes et une population faible, contrairement à la Chine. N'y a-t-il pas là une possibilité de conflit qui pourrait se développer et dégénérer ?
Mme Dominique VOYNET -
Général Bentégeat, vous êtes passé très vite sur la perspective de conflits régionaux alimentés par les tensions liées aux ressources naturelles.
Je vois deux types de tensions : la menace, par un pays producteur, d'organiser une pénurie ou de couper une voie d'alimentation, et la compétition entre pays pour l'usage de ressources. Dans ces deux cas, il me paraît difficile d'imaginer mobiliser la dissuasion nucléaire, en sachant, d'une part, que certains des plus grands pays producteurs sont ou seront peut-être demain équipés d'armes nucléaires et, d'autre part, que, géographiquement, il n'y a pas de théâtre d'opérations bien identifié.
M. Jean-Pierre MASSERET -
Par rapport à la « nomenclature » des risques, Général Bentégeat, vous avez évoqué l'agression ou le chantage exercé par un pays doté de l'arme nucléaire, de moyens balistiques, bactériologiques, chimiques ou autres et le terrorisme extrême.
Ma première question, qui rejoint celle de Mme Voynet, concerne la problématique « gestion de matières premières sensibles et essentielles ». Peut-elle constituer un risque de conflit ? Où est la frontière entre agression et chantage ? A partir de quel moment le chantage devient-il agression ? On se représente bien l'agression mais le chantage est plus délicat à apprécier. Quand la réplique doit-elle intervenir ? Le nucléaire n'est pas un terrain de jeu.
Monsieur Tertrais, je crois au risque d'effondrement du traité de non-prolifération. Il y aurait des prosélytes. L'Iran pourrait se donner comme stratégie de permettre à d'autres Etats d'accéder à l'arme nucléaire. Quelles modalités d'intervention pourrait alors utiliser la communauté internationale ?
Général Henri BENTÉGEAT -
Ce sont des appréciations qui dépassent le cadre de mes compétences. M. Tertrais vous répondra de manière plus pertinente.
D'autres puissances nucléaires aboutissent-elles aux mêmes conclusions que nous à l'égard des menaces qui pourraient se poser au niveau régional ? Monsieur Pintat, les Etats-Unis et nos principaux partenaires européens ont la même analyse de l'évolution des risques et des menaces. Par contre, il y a des nuances importantes sur la réponse et parfois même des divergences.
Monsieur François-Poncet, à propos de la défense anti-missiles, aujourd'hui, surtout pour les pays qui ne sont pas dotés d'armes nucléaires, la tentation est grande de se dire que, vis-à-vis de ces puissances régionales qui posent problème à cause de leurs missiles balistiques capables d'atteindre bientôt les territoires européens, la meilleure parade ne serait pas le nucléaire, qui par essence est un peu suspect, mais la prévention par l'établissement d'une défense anti-missiles balistiques efficace.
Comme vous l'avez souligné, Monsieur le ministre, cette technologie est loin d'être au point. Les différents essais réalisés par les Etats-Unis montrent qu'ils se heurtent encore à des difficultés. La défense anti-missiles balistiques pourrait un jour être plus efficace sans que l'on puisse escompter dépasser un taux de réussite d'interception de 90 %. Elle resterait cependant inefficace face à d'autres types de missiles qui se développent dans certains pays : les missiles de croisière, par exemple, les plus difficiles à arrêter. Pour un pays comme la France, développer un système de défense anti-missiles pour protéger l'ensemble du territoire serait extrêmement coûteux. Pour parvenir à un bouclier efficace, le coût serait au moins équivalent à celui de la dissuasion nucléaire.
Si nous acceptions, comme un certain nombre de nos partenaires européens, la mise en place d'un bouclier de défense anti-missiles américain, nous ne serions pas maîtres de l'emploi de ces moyens qui resteraient dans la main de ceux qui les ont mis en place et qui les contrôlent, c'est-à-dire les Etats-Unis. Cela irait à l'encontre de nos objectifs, rappelés par Bruno Tertrais, de maintenir notre capacité à garantir nous-même notre survie. C'est donc un système très coûteux dont l'efficacité technique sera certainement améliorée dans les années à venir, qui ne sera jamais totalement imperméable, et qui, vraisemblablement, si nous acceptons le déploiement d'un bouclier américain, sera indépendant de notre capacité de décision. Intercepter un missile au-dessus du territoire européen pose, en outre, un problème de risques nouveaux que nous apprécions encore aujourd'hui difficilement.
S'agissant de la Chine, il est vrai qu'elle modernise ses forces nucléaires pour rattraper un retard important par rapport aux autres grandes puissances nucléaires. Cela ne menace pas les équilibres existants. Ce qui est certain, par contre, c'est que le développement, par les Etats-Unis, de défenses anti-missiles incite les Chinois à améliorer leurs forces nucléaires pour que leurs missiles balistiques intercontinentaux puissent passer à travers les défenses anti-missiles américaines.
L'arme nucléaire est-elle adaptée aux risques que pourraient présenter certaines puissances régionales ? Pouvons-nous raisonnablement être crédibles si tout ce que nous pouvons faire est d'opposer à une agression de l'Iran, par exemple, la vitrification de ce pays ? La réponse est non, aucun chef d'Etat ne pourrait, pour protéger la ville de Marseille, par exemple, décider de vitrifier l'Iran. C'est la raison pour laquelle nous avons fait évoluer à la fois nos concepts et nos moyens, de manière à pouvoir dissuader de manière crédible ces pays, en nous mettant en mesure de les menacer de détruire un certain nombre de centres de pouvoir sans vitrifier l'ensemble du pays.
Les armes nucléaires miniaturisées sont-elles les seules capables de détruire des objectifs très protégés et situés à une certaine profondeur ? La réponse est oui. Aujourd'hui, seules des armes nucléaires miniaturisées permettraient de détruire des objectifs à une certaine profondeur. Pour autant, la plupart des objectifs existant aujourd'hui peuvent être détruits par des bombes classiques. Ce fut notamment le cas en Afghanistan où les Américains ont utilisé des bombes classiques à très forte puissance. Seuls des objectifs exceptionnellement protégés pourraient échapper à la destruction par les armements conventionnels actuels.
Les « bombes sales » sont relativement faciles à réaliser. Nous savons que certains groupes terroristes ont cherché à en acquérir et à en fabriquer. Plutôt que de disperser des gaz ou des produits chimiques ou biologiques, ces armes dispersent des matières fissiles radioactives qui posent des problèmes importants pour la sécurité des populations.
Quant aux perspectives de conflits régionaux liés à des ressources naturelles, vos interrogations, Madame Voynet, sont tout à fait légitimes. Mais je ne peux imaginer le cas où ce type de conflit entraîne directement la mise en oeuvre de la dissuasion nucléaire. Je crois, par contre, que ces tensions peuvent générer des conflits classiques. Et, à partir du moment où des conflits classiques se font jour dans une région du monde particulièrement sensible, tôt ou tard, l'escalade est possible, nos pays peuvent être impliqués et subir des chantages.
A quel moment peut-on imaginer une réplique de nature nucléaire ? Si, par exemple, pour préserver des ressources pétrolières menacées par une tentative de prise de contrôle par un pays lié à un autre pays qui en a besoin, vous voulez déployer des troupes dans une zone, vous pouvez être menacé d'envoi de missiles sur vos principales villes en France. Le nucléaire permettant de faire du contre-chantage, vous rétorquerez : « si vous envoyez des missiles sur Marseille ou Paris, vous aurez en retour la totalité de vos centres de pouvoir qui seront détruits ». La dissuasion nucléaire offre cette capacité de faire du contre-chantage sans que l'arme nucléaire ne soit engagée car elle est faite pour ne pas être employée.
On m'a dit un jour que la défense anti-missiles était plus propre que le nucléaire car elle n'était pas agressive. En réalité, elle est moins propre, car les défenses anti-missiles, contrairement à l'arme nucléaire, sont faites pour être mises en oeuvre. Ce que permet l'arme nucléaire est précisément le contre-chantage. Si la dissuasion est crédible, le chantage échoue.
M. Bruno TERTRAIS -
Sur l'analyse faite par les autres pays partenaires et alliés, j'ajouterai un mot à ce qu'a dit le Général Bentégeat. Entre Français et Américains. Pour avoir participé à des exercices d'évaluation de la menace, je peux dire que nous avons très souvent la même évaluation, mais que nous n'en tirons pas les mêmes conclusions.
Il existe un certain catastrophisme américain sur la perception du risque nucléaire sur au moins deux points : sur le terrorisme, avec le 11 septembre qui a changé leur perspective, et sur la Chine. La dernière évaluation du Pentagone sur le potentiel chinois me paraît, non pas catastrophiste dans les faits, mais dans les conséquences potentielles et les sous-entendus qui en sont tirés. Le processus de modernisation des forces nucléaires chinoises n'avance pas à marche forcée, c'est plutôt une « longue marche » qu'un « grand bond en avant ». Il y a une volonté de ne pas se trouver en situation d'être confronté à ce que les Chinois considéreraient comme un chantage nucléaire américain. Leur développement est motivé par le souvenir des crises des années 50 pendant lesquelles les Chinois se sont sentis vulnérables à la pression nucléaire américaine. Face à la possibilité d'une crise à propos de Taïwan, les Chinois ne veulent pas se retrouver dans une situation où ils ne pourraient pas faire peser de menace sur le territoire américain. Ce scénario détermine le développement lent mais réel des forces nucléaires chinoises.
Pour répondre à la question de M. de Rohan sur l'Iran, il est possible d'affecter la course iranienne vers la bombe à une double condition. D'abord, que la communauté internationale, autant que possible unie, présente ce que l'on appellera, faute de mieux et bien que l'expression soit condescendante, un bon dosage entre « les carottes et les bâtons ». La deuxième condition, peut-être plus importante, est que ceux qui, à Téhéran, prendront les décisions nécessaires sur ce dossier, dans six mois ou un an, soient réceptifs à un bilan coûts/avantages pour leur pays. Certains dirigeants iraniens sont prêts à faire ce calcul, d'autres ne raisonnent pas de cette manière, ce qui me rend assez pessimiste dans la mesure où les jeux de pouvoir à Téhéran donnent actuellement un avantage à ces derniers.
Monsieur Jean François-Poncet, à propos des armes pénétrantes, je suis convaincu que les Américains n'ont réalisé aucune planification d'attaque nucléaire préventive sur des sites sensibles en Iran. Les installations iraniennes identifiées par l'Agence Internationale de l'Energie Atomique ne sont pas enterrées ou protégées à ce point qu'elles justifieraient le recours à l'arme nucléaire pour les abîmer. A Natanz, par exemple, les installations sont enterrées de quelques mètres seulement et les Etats-Unis disposent de moyens conventionnels pénétrant suffisants pour atteindre et endommager cette cuve.
Le terme « arme miniaturisée » n'est pas approprié. Le programme principal américain d'armes pénétrantes, B 61-11, qui vient d'être annulé par le Congrès, aurait pu être une arme de forte puissance. Une arme pénétrante, y compris pour les Américains, n'est pas forcément une arme de faible puissance. Le terme de miniaturisation est trompeur, car nous avons nous aussi des armes miniaturisées, si l'on considère le rapport entre la taille et la masse, la TN 75 pourrait être qualifiée de tête miniaturisée. Ce terme est de l'ordre du fantasmatique.
Pour les bombes sales, le risque est réel, contrairement à celui du risque du terrorisme nucléaire, que je considère comme étant souvent sur-évalué.
Sur la défense anti-missiles, il est difficile de parler de défense efficace ou non efficace. De quel degré de fiabilité parle-t-on? Par ailleurs, comment ces défenses anti-missiles, y compris celles qui ne fonctionnent pas très bien, sont-elles perçues par l'adversaire et dans quelle mesure ont-elles un impact sur le calcul stratégique des dirigeants ? Même si elles ne sont pas employées, elles peuvent exercer un effet dissuasif.
Sur le rapport Chine-Russie, il y a une crainte diffuse en Russie d'un scénario de crise d'ici 15, 20 ou 25 ans. Suivant le principe des vases communicants, l'effondrement démographique de la Sibérie conjugué au grignotage économique de la Chine en Sibérie orientale du sud pourraient faire naître des tensions.
Madame Voynet, la dissuasion n'a effectivement pas de rôle direct sur les questions de ressources naturelles ou de matières premières. Mais si un pays accaparait, par exemple, des gisements de ressources en s'abritant derrière son parapluie nucléaire (scénario Chine-Mer de Chine du Sud par exemple), la détention d'une capacité nucléaire par d'autres pays détenteurs les mettrait en état de répondre à une telle menace. La notion de théâtre d'opérations peut être pertinente dans un cas comme celui là. Il existe aussi des scénarios, plus politiques ou stratégiques, dans lesquels la notion de théâtre d'opérations n'est pas pertinente mais où la possession de la force nucléaire est tout de même pertinente.
Enfin, Monsieur Masseret, sur le terrorisme, le seul scénario dans lequel la France fait intervenir la dissuasion nucléaire est celui du terrorisme d'Etat. Par définition, c'est un Etat qui utilise des moyens terroristes au lieu d'utiliser des moyens militaires. Le chantage relève de la manoeuvre politique et l'agression de la manoeuvre militaire.
Sur l'Asie, imaginons un conflit à propos de Taïwan. Je ne suis pas sûr que les Européens interviendraient militairement aux côtés des Etats-Unis. En revanche le fait d'apporter un soutien politique direct à l'action américaine serait très probablement contré par une déclaration chinoise qui nous prierait, nous Européens, de ne pas nous en mêler, en nous rappelant que la Chine a les moyens d'atteindre notre territoire. Le fait de maintenir la dissuasion nous permet de neutraliser le chantage. Nous sommes là dans une situation de chantage et de contre-chantage, pour reprendre l'expression utilisée par le Général Bentégeat.
S'agissant du prosélytisme iranien, ce qui me frappe, dans cette crise, c'est à quel point, dans certains pays en développement, il existe une forte réceptivité au discours iranien présentant l'enrichissement de l'uranium comme un symbole de souveraineté et de la capacité à maîtriser des technologies jusque-là l'apanage, pour l'essentiel, des pays industrialisés. Les personnes qui estiment, comme moi, que le programme nucléaire iranien est un vrai danger ont en partie perdu la bataille des relations publiques, en tout cas pour l'instant, car nous n'avons pas réussi à contrer cette interprétation fallacieuse du traité de non-prolifération selon laquelle il créerait un droit à l'enrichissement de l'uranium. Nous sommes là devant des revendications de puissance et de souveraineté que l'on ne peut pas mettre de côté complètement. Le Brésil, avec lequel la France entretient par ailleurs d'excellentes relations, fait par exemple partie des pays qui ont un discours assez proche de l'Iran sur le cycle du combustible et l'enrichissement de l'uranium. La comparaison évidemment s'arrête là.