D. TROISIÈME SÉANCE : « EXPRESSION CRÉATIVE »
M. le PRESIDENT : Lors de cette troisième partie, nous avions le souhait d'entendre des personnes ayant pu, à un titre ou à un autre être considérées comme des « blasphémateurs », que ce soit contre l'Islam, tels Salman Rushdie, Ayan Irsi Ali, Taslima Nasreen, ou contre le christianisme, tels MM. Martin Scorsese, Costa-Gavras, et les Monty Python. Seule Mme Irsi Ali avait accepté mais elle a dû se désister avant-hier, après avoir démissionné du parlement hollandais et s'être exilée aux Etats-Unis.
Cela ne va bien sûr pas nous empêcher de débattre de ce point, après que M. Wood, qui a défendu Salman Rushdie et d'autres artistes, nous aura livré son témoignage et son analyse.
M. Keith Porteous WOOD, Executive Director, National Secular Society (Royaume-Uni) : Nous venons d'entendre plusieurs intervenants représentant diverses idées religieuses ; la National Secular Society du Royaume-Uni cherche à offrir une perspective différente. Le ministère britannique de l'Intérieur a publié un rapport selon lequel seulement 20 % de la population considère la religion comme un élément identitaire important. La National Secular Society a été fondée en 1866.
Par une extraordinaire coïncidence, ce mois-ci marque le 125 e anniversaire de la condamnation de l'un de mes prédécesseurs du mouvement laïque pour avoir publié des caricatures. G. W. Foote, éditeur du magazine «Le libre penseur», a été emprisonné pendant douze mois pour blasphème. « Le libre penseur » continue de paraître et j'ai dans les mains le dernier numéro à la mémoire de G.W. Foote, dont la première page reproduit la couverture du numéro annonçant sa condamnation. Il contient également deux caricatures qui ont donné lieu aux accusations de blasphème, que je vous invite à consulter.
Je tiens à préciser d'emblée que j'apporte un soutien sans réserve à toute personne qui pratique une religion ou adhère à une croyance, y compris à son droit de ne pas croire ou de changer de religion - une chose que, bien sûr, toutes les religions n'acceptent pas.
Je ne préconise pas d'insulter en bloc les religions, mais ce que je cherche à faire, c'est préciser dans quelle mesure la liberté d'expression dans ce domaine devrait être encadrée par la loi. Je reconnais bien évidemment les limites établies par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Quand les tyrans veulent contrôler la culture qu'ils dominent, ils doivent anéantir au plus vite l'opposition et éliminer toute dissidence. Leur première victime est la presse libre, suivie de près par les intellectuels, puis les artistes. Nous avons vu ce scénario se dérouler une centaine de fois en Europe, et j'espère que nous saurons désormais le reconnaître.
Les médias et les intellectuels représentent une menace évidente pour n'importe quelle dictature. Ils sont en mesure de rendre visibles la gangrène et la corruption qui sont au coeur des régimes ; ils ont la capacité d'émettre des doutes et d'analyser.
La communauté créatrice constitue quant à elle une menace plus insidieuse. Elle dispose d'un élément beaucoup plus difficile à contrôler : l'art. En définitive, les artistes sont de loin la plus grande menace pour un dictateur, parce que leurs idées sont souvent exprimées indirectement, par le biais de la suggestion, de l'allégorie et de la satire. Leur pouvoir n'est pas toujours immédiatement reconnu.
Une fiction peut souvent être plus éloquente sur un événement qu'un documentaire, parce qu'elle nous fait percevoir sa dimension émotionnelle immédiate. C'est ce qui donne à l'art sa puissance, ce qui le rend capable de toucher et d'émouvoir le public, de le faire réfléchir plus intensément et de créer un lien d'empathie avec ceux que l'on diabolise.
Aujourd'hui cependant, les précieux élans créatifs de nos artistes sont sous une nouvelle menace, une menace séculaire qui semble resurgir sous des atours nouveaux.
Cette menace porte le nom de blasphème.
Son histoire est longue et peu honorable. Le blasphème fut inventé par des autorités religieuses comme un outil parfait pour dissiper les menaces faites à leur hégémonie. Il est d'autant plus efficace qu'on ne peut pas se défendre contre lui : lorsque l'accusation est lancée, il est bien difficile de la réfuter.
On peut encore trouver un écho des anciennes lois relatives au blasphème dans la législation des nations occidentales, mais le plus souvent ce concept a été oublié et écarté.
Mais il jouit encore, dans d'autres régions du monde, de l'effroyable puissance qu'on lui conférait jadis en Europe. Au Pakistan par exemple, il s'agit toujours d'un crime capital. Encore récemment, de terribles affaires ont éclaté dans ce pays, où des gens ont été arrêtés et jugés simplement sur des accusations infondées de blasphème, parfois proférées par des voisins mécontents ou par des proches avides de vengeance. Il suffit de nous tourner vers les théocraties islamiques pour voir quelles peuvent être les conséquences terribles et injustes de ces lois et pour trembler à la l'idée de leur résurgence en Europe.
Mais le blasphème porte aujourd'hui un autre masque ; son nouveau nom est le « respect ». Notre liberté d'expression - si précieuse et si chèrement acquise - doit désormais, nous dit-on, être rognée au nom du « respect ». Respect de la religion, respect des dieux et des prophètes que beaucoup en Europe ont abandonnés des années auparavant.
Les artistes sont déjà dans la ligne de mire. Vous connaissez tous la saga des caricatures danoises, donc il est inutile d'en rappeler les faits. Je tiens simplement à dire que c'est au nom du « respect » que les dessinateurs et le journal en cause ont été menacés de mort. Mais le respect n'est-il pas censé fonctionner dans les deux sens ? Les grandes traditions de la libre démocratie, de la libre expression, du droit des artistes à transmettre leurs pensées sans entraves, ne sont-elles pas eux aussi dignes de respect ?
L'Europe a livré un nombre incalculable de combats pour se hisser au rang qu'elle occupe aujourd'hui. C'est une région civilisée, dans laquelle nous savons désormais jusqu'où peuvent mener la censure et la répression de la presse, des arts et de la vie intellectuelle. Nous avons vu un grand nombre de despotes emprunter la même voie, à la poursuite de la domination - Hitler, Staline et Franco sont les exemples les plus récents -, contrôler tous les moyens de communication, punir les dissidents, détruire ceux qui représentaient une menace.
Satire ? Humour ? Caricature ? Comme ces traits ont de l'importance quand la tyrannie est en marche, et comme il est facile de nous persuader de les abandonner lorsque ceux qui en font l'objet crient à l'« outrage » ou réclament le « respect » !
L'écrivain Salman Rushdie sait ce que c'est d'avoir des démêlés avec les censeurs, avec ceux qui exigent le respect. Il a passé la majeure partie de sa vie d'adulte à se demander s'il mourrait de mort naturelle. Ceux qui s'en sont pris à lui n'ont pas été poursuivis en justice. Le réalisateur Théo Van Gogh a voulu dire dans un film ce qu'il pensait du traitement que l'Islam réserve aux femmes, nous savons tous ce qu'il lui en a coûté.
En Grande-Bretagne, une pièce qui s'interrogeait sur la communauté sikhe fut délogée du théâtre à coups de jets de pierres par une foule de censeurs moralisateurs, chacun réclamant le « respect » de ses actions. Ils n'ont pas fait l'objet de poursuites.
Ces violations impunies de la liberté artistique ont engendré ce que l'on appelle désormais le « désir de censure » au Royaume-Uni. Il correspond à la suppression par la religion d'un élément qu'elle désapprouve, et au fait que d'autres se sentent enhardis à employer les mêmes méthodes. L'émeute sikhe a poussé un groupe chrétien à user de manoeuvres d'intimidation pour interrompre la diffusion de la comédie musicale « Jerry Springer - the Opera », qu'ils jugeaient blasphématoire.
Aujourd'hui la vague du « désir de censure » s'engouffre en Europe. Le Vatican ne cesse de se répandre en injures contre des films, des livres, des émissions de télévision et des expositions artistiques qu'il considère comme « irrespectueux ». Il préconise souvent leur interdiction et obtient parfois satisfaction, comme pour le dessin animé satirique Popetown en Grande Bretagne. On a appris seulement hier que le Premier Ministre de la Bavière a préconisé l'adoption de nouvelles lois contre le blasphème. Cet événement se produit peu après qu'un assistant du Vatican a déclaré, lors d'une conférence de l'Unesco tenue ici même à Paris la semaine dernière, que les caricatures de Mahomet représentaient une atteinte à la dignité humaine et que tous les moyens possibles, y compris vraisemblablement de nouvelles lois, devaient être mis en oeuvre pour empêcher cette prétendue dérive.
Le groupe britannique pour la défense des droits de l'homme « Index on Censorship » a relevé dans un journal que « les membres d'autres croyances [parvenaient] fréquemment à faire taire les blasphémateurs » . L'article poursuit en disant que les musulmans semblent y parvenir plus facilement, dans la mesure où le politiquement correct combiné à la lâcheté politique font que les producteurs hésitent particulièrement à s'attirer leurs foudres ».
Mais, parfois, la religion mérite qu'on lui manque de respect. Il faut ainsi dénoncer les abus subis encore aujourd'hui par certains enfants dans l'Eglise catholique, s'intéresser de près aux cultes qui asservissent les fidèles et engloutissent leur argent, et mettre en cause l'ingérence manipulatrice de certains dirigeants religieux en politique. Or, toutes ces actions indispensables risquent de tourner court si nous autorisons la réintroduction en Europe du concept de blasphème ou de tout autre privilège de ce type.
Il est de l'intérêt général de mettre fin sans tarder à ce processus. Notre devoir en tant que démocrates, protecteurs de l'autonomie humaine et défenseurs de l'expression artistique est de dire « non, non et non ! » à ceux qui nous demandent de « respecter » des idées que beaucoup d'entre nous ne respectent pas et ne respecterons jamais.
Dans une Europe de plus en plus multiculturelle, la religion doit devenir adulte et participer au débat. Elle ne doit en aucun cas pouvoir réduire au silence ses critiques et ses détracteurs par le biais de la loi.
Si nous ne mettons pas un terme maintenant à ces revendications, nous risquons de mettre en danger tout ce que notre culture a de plus précieux.
L'acteur populaire Rowan Atkinson - Mr. Bean - aurait été parmi nous aujourd'hui si son emploi du temps le lui avait permis. Il était tellement contrarié par les tentatives du gouvernement britannique de faire passer une loi qui aurait porté atteinte à la liberté d'expression, qu'il a tenu à s'adresser directement aux parlementaires. Voici un extrait de son intervention :
« Est-ce qu'une société tolérante est une société qui tolère les absurdités, les inégalités et les injustices, pour la seule raison qu'elles sont commises par une religion ou en son nom ? Dans une volonté d'éviter les remous, on ne laisse passer aucun commentaire ni aucune critique, de manière à ne déranger personne, à ne mettre personne dans l'embarras. S'agit-il d'une société avec un vernis de tolérance derrière lequel se cache un piège fait d'opinions inexprimées que personne ne remet en cause ?
Ou bien une société tolérante est-elle une société où, au nom de la liberté, on promeut une tolérance qui vous conduit parfois à entendre ce que vous ne voulez pas entendre, à lire ce que vous ne voulez pas lire ? Une société qui encourage ses habitants à contester et à critiquer, et, si nécessaire, à tourner en dérision toutes les idées et tous les idéaux. Dans ce cas, ceux qui croient en ces idéaux possèdent un droit équivalent à la contre-critique et à la contre-argumentation pour défendre leur cause. Voilà l'idée que je me fais d'une société tolérante : elle est ouverte et vigoureuse, et non fermée et asphyxiée par un semblant de politesse forcée » .
J'ai également été frappé par la pertinence des propos d'Ursula Owen, directrice exécutive d'« Index on Censorship » au Royaume-Uni, prononcés récemment lors d'une conférence :
« La véritable défense de la liberté d'expression commence quand quelqu'un tient des propos qui ne vous plaisent pas, voire qui vous révulsent. Si vous n'admettez pas qu'ils aient le droit de tenir ces propos, alors vous ne croyez pas à la liberté d'expression » .
Elle a applaudi le journal The Independent, qui a fait observer qu'en Grande-Bretagne le droit de ne pas être offensé n'existait pas et que notre société était soudée par la tolérance ; le journal a aussi émis l'idée qu'il serait inacceptable qu'un groupe puisse imposer une limite au plaisir inoffensif d'un autre. Personne n'est obligé de regarder la diffusion à la télévision de, par exemple, la comédie musicale intitulée « Jerry Springer - the Opera », et il est temps pour la majorité tolérante britannique de se faire entendre.
Pour Ursula Owen, la question principale est de savoir si, « dans une société multiple et pluriculturelle, les personnes doivent être protégées de l'offense et de l'insulte uniquement parce qu'elles le réclament au nom de la religion, en limitant si nécessaire la liberté d'expression ? » . La réponse d'« Index on Censorship » doit être un non retentissant. La plupart de nos convictions contemporaines en matière de liberté d'expression et de création viennent du siècle des Lumières. Les intellectuels de cette époque ont dû lutter contre la volonté de l'Église de confiner les mots et les pensées. Nous avons cru que cette bataille était définitivement gagnée, mais ce n'est peut-être pas le cas.
Elle conclut ainsi : « L'astuce est certainement qu'on peut attaquer violemment les pensées d'autrui, du moment qu'on ne le brutalise pas en tant que personne. En effet, nous devons garder notre sang-froid et convaincre tous les citoyens que subir une offense est un risque inhérent à toute société libre, et qu'il faut répondre aux mots offensants, quels qu'ils soient, qu'ils portent sur des domaines sacrés ou profanes, par d'autres mots, et non par la censure. Nous avons également besoin d'une presse libre afin que tous les points de vue soient représentés au coeur de ce débat épineux » .
Un autre groupe de défense des droits de l'homme basé au Royaume-Uni, « Femmes contre l'intégrisme », m'a contacté juste avant ce colloque. Il m'a vivement invité à vous dire que, sans la liberté d'expression européenne, leur lutte pour la liberté serait quasiment impossible. Si l'on tend à transiger avec la liberté, les conséquences seront désastreuses pour la capacité des femmes à faire connaître et à lutter contre la terrible oppression dont elles sont victimes, souvent au nom de la religion.
De plus en plus, en Europe et même dans le monde entier, on réclame à grands cris des lois sur le respect de la religion. Mais je demande aux législateurs ici présents de bien réfléchir avant de prendre une telle décision. Des lois de cette sorte seront probablement impopulaires. Le gouvernement britannique a tenté d'imposer une loi contre la haine religieuse, prétendument pour apaiser la communauté musulmane, mais elle a été largement perçue comme une atteinte à la liberté d'expression. Malgré la majorité confortable de Tony Blair, le projet a été rejeté trois fois en cinq ans. Le texte a depuis été adopté, mais il est assorti d'un ensemble de garanties protégeant la liberté d'expression, auxquelles son gouvernement s'est farouchement opposé.
Il n'est pas judicieux, à mon sens, d'imposer une législation subjective qui interdirait tout propos susceptible d'être offensant. Cela susciterait en effet des litiges incessants pour déterminer quelles religions pourraient en bénéficier, et le risque serait de privilégier les réclamations des plus susceptibles. Cette situation serait un désastre pour la liberté d'expression.
Ce ne sont pas les susceptibilités religieuses qui ont besoin de protection, mais la liberté d'expression. Et s'il devait y avoir une législation internationale imposée en la matière, ce devrait être pour réduire les limites à la liberté d'expression, plutôt que pour créer une nouvelle forme de censure qui dissuade les commentateurs et les artistes de soulever des questions controversées. L'autocensure est dans ce contexte très dangereuse. Or ces questions ne pourront être réglées que par le biais d'un débat sain.
La liberté d'expression est, je le crois fermement, le principal bastion de la démocratie. Si nous la faisons disparaître, ou si nous ne parvenons pas à la protéger suffisamment, nous allons abaisser les barrières qui protègent les autres libertés démocratiques.
M. le PRÉSIDENT : J'ouvre maintenant le débat avec la salle.
M. Josef JAØAB, (République tchèque) : On nous a fait ce matin cette mise en garde : la liberté d'expression ne doit pas devenir une arme politique. C'est exactement ce que je pense. Pendant les décennies, dans les pays de l'Est, lutter pour la liberté consistait pour nous à surmonter la censure. Une des premières mesures que prend un régime totalitaire consiste toujours à supprimer la liberté d'expression parce que c'est une porte ouverte vers la liberté.
Je suis professeur de littérature, je lis beaucoup et je suis moi-même écrivain. Je suis donc ravi que l'on ait cité la parodie au nombre des instruments dont disposent ceux qui ne souhaitent pas forcément respecter certaines choses. On parle d'ailleurs sans cesse de respect, mais il existe bien des interventions de l'État qui ne respectent pas les individus et la liberté et j'espère que nous aurons le temps d'en parler.
On a aussi évoqué le pluralisme, dont il faut bien évidemment tenir compte. En revanche, le multiculturalisme m'apparaît comme une expression politisée et politiquement correcte du pluralisme et je suis donc réservé à l'idée de l'ériger au rang de politique. Je ne pense pas par ailleurs qu'il soit possible d'obtenir un pluralisme idéologique, ne serait-ce que parce que les idéologies elles-mêmes ne le souhaitent pas.
En tant qu'enseignant, je ne puis que souscrire à l'idée qu'il est nécessaire de mieux informer et de mieux former les citoyens au respect et à la tolérance. J'ai vécu des dizaines d'années dans un pays où l'information avait un but inverse. Dans les pays ou certaines idéologies sont au pouvoir, éducation et formation ne sont que l'expression de la démagogie ; elles ne servent qu'à imposer des doctrines dogmatiques.
En conclusion, je dis oui à la liberté d'expression parce qu'elle est un instrument très précieux qui permet aux individus et à la société de rester libres et vivants.
M. Alexander FOMENKO, (Russie) : Monsieur Wood, dans votre liste des dictateurs qui ont fait obstacle à la liberté d'expression, est-ce délibérément que vous vous êtes abstenu de citer d'autres noms, que vous avez oublié des personnes qui ont sévi sur notre continent comme Robespierre, Saint-Just ou Danton ? Votre organisation est-elle prête à faire campagne pour qu'on mette à bas les monuments qui rendent hommage à des oppresseurs comme Cromwell, qui a essayé à plusieurs reprises de supprimer le parlement britannique à la seule fin d'entériner le meurtre de ce pauvre Charles Ier et de milliers d'Irlandais ?
On a parlé de la liberté d'expression. Mais il y a eu au XXe siècle des personnes qui en ont usé pour soutenir des dictatures sanglantes. Je pense à des libres penseurs comme Henri Barbès et George Bernard Shaw qui, comme des écrivains religieux, se sont ralliés au communisme soviétique dans les années 1920 et 1930, à l'époque de l'oppression et des camps de concentration. Allez-vous demander que l'on cesse de leur rendre hommage ?
Lord RUSSELL-JOHNSTON, (Royaume-Uni) : Je souhaite faire quelques brèves remarques sur les problèmes qui ont été évoqués jusqu'à présent.
Ma position est très proche de celle de John Stuart Mill, qui a dit que la liberté était nécessaire et que l'on ne pouvait pas comprendre ce qui était mauvais à moins de le mettre en contradiction avec ce qui est bon. Il croyait donc totalement en la liberté d'expression et il me semble que nous devrions adopter dans ce débat l'attitude qu'il préconisait.
Il y a environ six mois, alors qu'il n'était encore que le cardinal Ratzinger mais qu'il était déjà un théologien important dans l'église catholique, le pape Benoît XVI a fait une déclaration qui a fait la manchette du Daily Telegraph, qui n'avait probablement rien d'autre à se mettre sous la dent ce jour-là, en ces termes : « Laïcs et libéraux : ennemis de l'église ! » . Peut-être n'était-ce pas complètement faux...
On n'a pas arrêté de dire depuis le début de cette audition que l'on a besoin de respect. C'est vrai, mais il y a certaines choses que je ne respecte pas dans les religions, par exemple le fait que, selon la doctrine catholique, une femme enceinte après un viol n'ait pas le droit à l'avortement. Je ne comprends pas non plus l'attitude de l'église quand l'interdiction de la contraception n'a d'autre effet que de contribuer à la propagation du sida en Afrique et en Amérique latine. Je pense qu'il faut répéter cela sans se lasser.
Ce matin, Mme Eléxpuru nous a parlé des musulmans, du prophète Mahomet ainsi que d'égalité entre les sexes. Quand j'ai évoqué ce qui se passait en Arabie Saoudite et en Iran, elle m'a répondu qu'elle n'était pas non plus d'accord avec cela. J'en suis ravi, mais c'est bien ce qui se passe dans les pays où l'Islam est la religion dominante et contrôle la société.
Un petit article publié dans le Daily Telegraph il y a trois jours rapporte que, dans le cadre d'une exécution islamique imposée par un tribunal, un jeune Somalien de 16 ans a dû, devant des centaines de témoins, poignarder à mort un enseignant condamné pour le meurtre de son père à la suite d'une querelle. Un mot résume ce que je pense que cela : « barbare » ! Et cet événement barbare a été imposé par la religion.
C'est bien là que se situe le problème : j'aimerais être d'accord avec la définition de l'islamisme que nous a donnée cette sympathique oratrice espagnole, mais il y a à l'évidence des gens qui interprètent cette religion de manière différente.
Pour ma part, je ne supporte pas qu'on me dise que je n'ai pas le droit de réagir car je ne crois pas que c'est pour cela que nous sommes au monde.
M. le PRÉSIDENT : On ne pourra pas dire que notre commission n'entend pas tous les avis...
Mme Inès ELÉXPURU : Il semble que certains de mes propos ont été mal entendus. Je rappelle que je suis journaliste, espagnole, basque, que je travaille dans une ONG à vocation culturelle, que nous défendons tous, à la Fondation de la Culture Islamique, la liberté totale de la presse. La seule limite que nous y voyons est simplement un peu de responsabilité, de sens commun et de respect.
Le véritable débat ne se situe pas en Europe, où la liberté d'expression jouit d'une certaine bonne santé, mais dans les pays arabo-islamiques et dans tous ceux où les droits de la personne sont menacés. Certains de mes collègues journalistes arabes sont en prison et font la grève de la faim. En fait, les vrais problèmes se passent là où on ne discute pas, dans les régimes théocratiques, totalitaires et dictatoriaux. C'est là que l'interprétation de la religion est misogyne et rétrograde.
Ce que je veux dire, c'est que l'origine de ces graves problèmes est collective, que tout ceci résulte aussi d'une série de manipulations internationales, que certains régimes, comme ceux des talibans et de Saddam Hussein, ont été soutenus pour des intérêts inavoués.
Quand nous parlons des caricatures, je ne veux pas me laisser entraîner sur le terrain de blasphème, je préfère insister sur le sens commun, sur le respect et sur la responsabilité.
Il y a plus de 20 ans que nous travaillons en Espagne au sein d'une organisation qui cherche à encourager le dialogue et les échanges afin que nous récupérions notre patrimoine islamique, hérité de huit siècles de traditions qui ont laissé d'importantes grandeurs culturelles. Voir que tout ceci est mis à bas par des provocateurs c'est pour nous une véritable souffrance.
Il ne s'agit pas d'une polémique sur la représentation du prophète Mahomet. Ce qui est grave, c'est de diaboliser un collectif en s'en prenant à ce qu'il a de plus sacré, en associant son représentant le plus vénéré au terrorisme. La question n'est donc pas de savoir s'il faut qu'une loi vienne restreindre la liberté d'expression.
Mais tout ceci n'est finalement que, comme on dit en espagnol, el chocolate del loro , c'est-à-dire rien du tout, au regard de situations internationales d'une extrême gravité. En fait, c'est une goutte d'eau qui a fait déborder le vase des populations les plus démunies et les plus ignorantes. Car l'éducation est la base de tout, une éducation dans la tolérance, dans l'ouverture, dans la modernité, dans le respect des autres.
La liberté de la presse est très importante en Europe, mais certains thèmes sont néanmoins tabous et les aborder peut être puni par la loi. On le comprend fort bien pour le révisionnisme ou pour le fait de s'en prendre à certains groupes démunis, mais en Espagne il n'est pas admis non plus de toucher à la monarchie. Il y a donc des thèmes que je ne puis aborder en tant que journaliste. C'est cela le double jeu que critiquent souvent les musulmans et que je critique moi-même en tant que journaliste, quand je constate que la liberté de la presse n'est pas totale, qu'elle n'est qu'un mythe.
M. le PRÉSIDENT : C'est un thème que nous n'ignorons pas, au Conseil de l'Europe, et dont se saisira plus particulièrement notre sous-commission des médias.
M. Samba DIAGNE : L'intervention de Lord Russell-Johnston m'amène à demander que l'on ne se trompe pas de sujet : c'est des caricatures et de la liberté d'expression qu'il s'agit, la religion et la politique relèvent d'un autre débat, que l'on condamne ou non la vision islamique des choses. Bien sûr, la mise à mort dont il a parlé est horrible, mais je condamne ce meurtre comme je condamne les meurtres commis au nom d'autres lois, par exemple en recourant à la chaise électrique. Je suis tout simplement contre la peine de mort.
Pour en revenir aux caricatures, le peuple juif en a aussi été victime depuis le Moyen Âge et cela a sans doute inscrit dans l'inconscient collectif une certaine vision de la communauté juive, qui a persisté jusqu'aux années 1930 et jusqu'au drame que l'on sait. Ce n'est qu'à partir de 1945 que l'on a conduit de grands travaux d'investigation et de recherche sur l'origine médiévale de cette diabolisation du juif. Pour ma part, j'aimerais qu'on essaie de mener dès maintenant des travaux similaires sur l'origine de la diabolisation des musulmans. Car les caricatures du prophète Mahomet ne datent pas d'aujourd'hui, elles sont simplement en train de réapparaître. Cela me fait peur et je n'ai vraiment pas envie qu'on réagisse trop tard.
Aujourd'hui, on justifie certaines politiques vis-à-vis des musulmans par le fait qu'ils seraient barbares et horribles et certains en arrivent à se dire qu'il n'est pas anormal de les bombarder puisqu'ils le méritent... Il faut quand même faire attention à ce genre de raccourcis et c'est pour cela que je souhaite que l'on étudie le poids des caricatures sur l'inconscient.
Voilà ce qui me fait réagir et non pas le blasphème. Car, je l'ai dit, ce n'est pas une question de blasphème mais de manque de respect et d'inégalité devant les lois comme dans l'opinion : pourquoi tout le monde réagit-il quand on critique certains et pas quand on s'en prend aux musulmans ?
Je souhaite donc savoir s'il serait possible de prendre l'initiative d'un travail de recherche sur les caricatures des musulmans et sur leur diabolisation, afin d'éviter les drames comme celui qu'a connu le peuple juif. Car telle est ma crainte, que je voudrais bien voir partager par plus de personnes, en dehors des seuls musulmans.
M. le PRÉSIDENT : Je veux lever une ambiguïté : nous ne traitons pas aujourd'hui uniquement du problème des caricatures. Avant qu'elles ne soient publiées au Danemark et que ne se produise ce qui s'est produit dans le monde, notre commission, sur proposition de Mme Hurskainen, avait décidé de traiter du blasphème en général, donc du rapport entre la liberté d'expression et les religions. Nous sommes bien sûr amenés à parler plus particulièrement de l'actualité mais nous étions déjà en train de traiter ce sujet de manière plus générale.
Il est une religion peut-être moins connue chez nous mais qui a néanmoins toute sa place, ce sont les Sikhs et je donne maintenant la parole à leur représentant, qui n'avait pu, faute de temps, intervenir ce matin lors de la séance consacrée aux points de vue religieux.
M. Kudrat SINGH, président d'United Sikhs (France) : Au cours de ma longue recherche en matière de spiritualité, j'ai cru comprendre que le blasphème était un péché contre l'esprit, donc qu'on ne blasphémais qu'en pleine connaissance de cause : « on a vu et on a dit non » , voilà ce qu'est le blasphème. Un athée totalement méconnaissant du fait religieux peut-il blasphémer ? Il me semble que la question de l'offense, de l'insulte, voire du blasphème peut être relativisée.
Il n'en va pas de même de la stigmatisation. Proposer à la conscience collective un amalgame entre porteur de turban et poseur de bombe est un comportement irresponsable et criminel, qui désigne comme cible à la méfiance publique des centaines de milliers de personnes en Europe.
M. Keith Porteous WOOD : Je suppose que M. Fomenko a posé sa question en forme de boutade... Quoi qu'il en soit, je n'ai pas l'intention de mobiliser mon énergie pour abattre la statue de qui que ce soit.
Je souhaite aborder les questions telles qu'elles se posent, sans être impliqué ni d'un côté ni de l'autre dans des conflits historiques. Il est vrai, comme l'a dit Mme Eléxpuru, que la liberté de la presse est beaucoup plus grande en Europe que dans d'autres endroits du monde, mais je perçois aujourd'hui un certain nombre de signes inquiétants, en particulier chez les commentateurs. Et il y a en effet des sujets tabous, dont le principal est sans doute l'association entre islam et terrorisme.
Un représentant de la communauté islamique a dit récemment que les problèmes s'étaient posés parce que la presse n'avait pas été suffisamment critique vis-à-vis de la politique gouvernementale envers les religieux islamiques radicaux. Pour ma part, je suis persuadé que si l'on n'avait pas interdit à la presse de faire des commentaires on n'en serait pas arrivé à une telle situation. Nous ne faisons que récolter les fruits du silence imposé par le gouvernement aux journalistes.
Bien évidemment, le sujet est plus vaste que les seules caricatures, auxquelles je ne l'ai d'ailleurs pas limité.
Par ailleurs, j'observe qu'il suffit d'accuser quelqu'un d'islamophobie pour qu'il se retrouve de fait dans l'impossibilité de se défendre. L'étendue de ce phénomène est exagérée à des fins politiques. Nombre de membres de la communauté islamique au Royaume-Uni disent que ce n'est pas un problème. Mais le poids politique des musulmans au Royaume-Uni paraît bien plus important que ce qu'ils représentent véritablement au sein de la population. Une organisation politique musulmane en particulier, qui semble très proche du gouvernement, se fait particulièrement entendre, elle est très influente dans les couloirs de notre parlement et je pense qu'elle a joué un rôle déterminant dans l'importance donnée à l'affaire des caricatures.
M. le PRÉSIDENT : Merci pour ces réponses. Nous avons ainsi terminé cette troisième partie de notre audition.