II. UNE STABILISATION INCERTAINE FRAGILISÉE PAR LE FLÉAU DU TRAFIC DE DROGUE ET UNE EXTRÊME PAUVRETÉ
La pauvreté, la faiblesse de l'Etat central, et surtout la drogue, sont autant d'hypothèques sur le devenir de l'Afghanistan démocratique.
A. LE TRAFIC DE DROGUE : UNE HYPOTHÈQUE MAJEURE
1. Des données préoccupantes
L'Afghanistan est re devenu le premier producteur mondial de pavot à opium servant à l'élaboration de l'héroïne. Cette production s'élevait à quelque 4.200 tonnes en 2004, en progression de 17 % sur l'année précédente. Parallèlement, la surface cultivée en pavot couvrait, en 2004, 131.000 ha (+ 64 % par rapport à 2003), soit un peu moins de 3 % des terres cultivables. Ce sont désormais toutes les provinces qui sont concernées par cette culture, les plus touchées étant cependant celles de Kandahar et Helmand au Sud, de Nangarhar à l'Est de Kaboul et la zone traditionnelle du Badakhchan au Nord.
Les populations impliquées sont également en nette progression : de 1,7 million de personnes en 2003, elles sont à présent 2,3 millions, soit environ 356.000 familles. Ce sont donc aujourd'hui 10 % des Afghans qui vivent de la culture du pavot.
Pour l'économie afghane, la part de la drogue dans le PNB atteint entre 40 et 60 %, selon que l'on inclut ou non dans cet ensemble le commerce de la drogue. Au total, 87 % de l'offre mondiale d'héroïne vient d'Afghanistan, générant 30 milliards de dollars, et alimentant quelque 11 millions de consommateurs.
Mais l'essentiel des revenus tirés de la production ne va pas aux paysans : les 4/5 èmes vont aux trafiquants eux-mêmes. Une série de taxes sont perçues par le fermier d'abord puis, au moment de la transformation du pavot en héroïne dans des laboratoires, par les chefs de guerre ou commandants locaux. Pour cette phase de transformation, l'importation des précurseurs chimiques est cruciale, -ils proviennent de Chine, d'Inde, ou du Pakistan. Enfin l'exportation de la drogue suit trois routes principales : l'une passe par l'Iran, le Nord de l'Irak, la Turquie, les Balkans jusqu'à l'Union européenne ; les deux autres passent par le Pakistan et l'Asie centrale.
2. Quelle stratégie de lutte ?
Au-delà des chiffres, qui disent assez clairement l'ampleur du problème, il apparaît trop clairement que cette activité gangrène tout le pays : elle prolifère sur l'absence de réelle autorité étatique. Celle-ci ne peut pourtant durablement s'établir par de seules opérations d'éradication, plus ou moins brutales, qui lui aliéneraient le soutien des populations concernées en les privant d'une manne financière qui permet au paysan de tripler ses revenus.
Au surplus, la production de pavot génère une corruption généralisée jusqu'au niveau le plus élevé de l'Etat. Ce fléau est donc un obstacle majeur à la construction d'un Etat, d'une administration et, finalement, d'une véritable démocratie.
C'est pourquoi la communauté internationale, tout comme le gouvernement du président Karzaï, ont décidé de faire de la lutte contre la drogue une priorité urgente. Dans le cadre de l'action de la MANUA, c'est la Grande-Bretagne qui est nation cadre sur ce projet, avec le concours d'autres nations, en particulier les Etats-Unis, mais aussi la France.
La lutte contre ce fléau requiert un dosage subtil entre l'éradication, la répression et surtout l'introduction de productions alternatives. Une éradication brutale, visant à réduire rapidement par la force les surfaces cultivées, aurait des conséquences politiques et humaines -à l'égard de la paysannerie- contreproductives : dans cette phase de reconstruction politique, d'extension de l'autorité de l'Etat, ce serait une erreur de s'aliéner celle-là mêmes qui doit en devenir le soutien et qu'il faut intégrer dans le jeu de la stabilisation de l'Etat.
Recourir par ailleurs à la seule méthode de cultures de substitution peut ensuite apparaître illusoire : aucune de ces cultures alternative ne peut vraiment rivaliser avec l'opium pour le bénéfice qu'elles procurent au paysan. C'est donc une approche globale qu'il convient de privilégier, tendant à redresser l'agriculture afghane, en l'accompagnant de la reconstruction des infrastructures économiques de base dans leur ensemble : routes, irrigation, systèmes de facilités financières...
A court terme, il convient de lancer des projets de développement à impact rapide en privilégiant le micro crédit qui permet au paysan d'acquérir les outils et produits nécessaires à de nouvelles cultures alternatives (cultures fruitières, horticoles...) lui permettant d'abord de se désendetter -en effet, le paysan qui cultive l'opium se voit avancer le produit de sa récolte par les trafiquants- ;
A moyen terme, des actions de développement de plus grande ampleur doivent être conduites, comme des routes locales et provinciales facilitant l'acheminement rapide des productions alternatives vers les marchés.
Enfin, à long terme, la priorité doit être accordée au soutien économique de chacune des régions touchées par la production d'opium, en identifiant leurs besoins et leurs atouts spécifiques dans le cadre d'une stratégie cohérente de développement.
La répression des trafiquants doit être renforcée. Déjà un dispositif pénal et policier a été mis en place, spécifiquement dédié à la lutte contre le narcotrafic. A cet égard, la France, en coopération avec les Etats-Unis, a engagé la formation de membres d'unités d'intervention anti-narcotiques, dont la mission est de rechercher et de neutraliser les laboratoires clandestins de transformation de l'opium en héroïne.
L'arsenal législatif permettant la répression pénale du trafic et du blanchiment d'argent qui lui est lié, doit être renforcé et complété, afin de réprimer les trafiquants -et leurs protecteurs- qui sont le maillon le plus puissant de ce commerce, à tous les niveaux y compris celui de l'Etat.
Plus largement enfin, une coopération régionale sera nécessaire, en particulier pour le contrôle des frontières. Certaines d'entre elles (Iran, Pakistan) sont en effet des voies de passage habituelles du trafic.
La communauté internationale s'implique à tous les niveaux dans cette lutte : formation des capacités policières anti-drogue, financements de projets de cultures alternatives, etc... Les responsables afghans se sont également engagés dans ce combat : le service de lutte contre la drogue a été érigé au rang de ministère, une loya jirga a été spécialement convoquée sur le sujet et les religieux ont été invités à rappeler que le commerce comme la consommation de drogue ne sont pas conformes aux principes de l'Islam.
Il reste que le processus de réduction progressive de la culture du pavot et du narcotrafic ne pourra se faire en une année, les experts estimant qu'un délai de 10 à 15 ans sera nécessaire pour aboutir. Mais l'urgence est là : ce fléau, en générant la corruption, une économie parallèle et des sources de financement pour le terrorisme, en se jouant de l'autorité de l'Etat central, sape et retarde la stabilisation nécessaire à l'établissement de la démocratie. C'est donc une course de vitesse qui est engagée entre d'une part la réduction nécessairement lente et progressive du trafic et l'urgence d'en venir à bout pour consolider la reconstruction politique et administrative de l'Etat.